Telle est bien la source de la force du toucher, comme le laissent entendre les propos de Sophie Curtil, dans le cadre d’une réflexion qu’elle mène sur la création de livres tactiles destinés aux lecteurs aveugles. Elle décrit la manière dont on touche les œuvres d’art (et donc tout particulièrement la sculpture) :
Tout comme regarder, toucher prend du temps et les chemins à parcourir sont, sur une seule œuvre, innombrables. Le toucher révèle l’œuvre par strates successives, du dehors vers le dedans, de la surface vers l’intérieur : la texture, la matière, le chaud et le froid ; la résistance, l’emplacement (...) etc. Le lien se fait peu à peu entre la surface perceptible des œuvres et leur structure interne. Au terme d’une reconstruction mentale, l’œuvre (...) [est] susceptible d’être vécue, éprouvée, pensée et questionnée.
A chaque étape, le corps adapte sa position selon les dimensions et la nature de l’œuvre : debout, accroupi, à genoux, replié sur soi, rampant, marchant, traversant, etc. Les bras, la tête participent. La découverte tactile demande une implication physique du visiteur qui dépasse le mouvement de la main [35].
Comme en réponse à Brancusi, à Genet, puis à Sophie Curtil, un artiste de Nantes, connu sous le nom de « The Blind », ponctue le paysage urbain de ce qu’il nomme des « graffitis pour aveugles ». Ce sont des inscriptions en braille, formées par des demi-sphères collées sur des surfaces planes. Ces graffitis, relevant à la fois de la sculpture et de l’écriture, profèrent des injonctions à mieux percevoir le monde. Souvent (mais pas systématiquement) ces graffitis sont posés à proximité d’une sculpture reconnaissable comme telle, comme pour commenter cette dernière et nous rappeler de la saisir non pas seulement par la vue, mais par un corps à corps. Ces graffitis en haut-relief s’adressent pourtant aux voyants. Sauf à tâter toutes les surfaces d’une ville, les aveugles ne sauraient en déceler la présence, et ils auraient sans doute les plus grandes difficultés à lire ces caractères reproduits à une trop grande échelle pour être perçue d’un seul tenant, sous le doigt. En raison de leur grande taille, il faudrait lire ces signes avec l’ensemble de la paume, voire avec l’avant-bras, dans un mouvement impliquant le corps tout entier. Ces graffitis invitent alors à une collaboration entre voyants et non-voyants, entre ceux qui connaissent le braille et ceux qui l’ignorent. Plus largement, ils incitent à une perception renouvelée, accrue, de la sculpture, en rappelant d’ancrer la perception et la lecture dans le corps.
Il s’agirait donc de lire certains textes – pouvant être considérés comme sculpturaux – comme s’ils étaient ces Graffitis pour aveugles de The Blind : il faudrait déchiffrer lentement, à tâtons, et avec tout le corps. Le toucher devient un modèle analogique pour renouveler la perception de la lecture, au point que dans un autre contexte, un chercheur comme Emmanuel Pelard parle de « tactilecture » [36]. Force alors est de constater que pour les poètes des XXe et XXIe siècles le paradigme du toucher permet d’exprimer le désir de dépasser, face au texte, une connaissance par l’intellect, pour laisser place à une appréhension directe par le corps.
Le poète américain Archibald MacLeish (1892-1982) accorde une place centrale à cette connaissance de la poésie par le toucher dans des vers qui se souviennent d’Horace pour former à leur tour un « art poétique ». D’Horace, MacLeish a retenu le principe d’une comparaison, déclinée à huit reprises à travers le texte (« un poème doit être comme… »). La référence à la peinture disparaît, remplacée par des référents naturels et par la sculpture, dont on sait qu’elle joue un rôle important pour les poètes imagistes auxquels, à cette époque, MacLeish se rattache. MacLeish répond à « L’Art » de Gautier – référence majeure, dans le sillage d’Ezra Pound, pour les poètes modernes anglophones et pour les imagistes.
Ars poetica
A poem should be palpable and mute
As a globed fruit,
Dumb
As old medallions to the thumb,
Silent as the sleeve-worn stone
Of casement ledges where the moss has grown—
A poem should be wordless
As the flight of birds. [...]
A poem should not mean
But be [37]
Ars poetica
Un poème devrait pouvoir se palper et demeurer muet
Comme un fruit renflé
Coi
Comme sous le pouce les médaillons d’autrefois,
Silencieux comme la pierre usée
Des rebords de fenêtres où la mousse a poussé
Un poème devrait se passer de mots
Comme un vol d’oiseaux [...]
Un poème ne devrait pas signifier
Il devrait être.
Les mots « old medallions », traduction indirecte du texte de Gautier (« Et la médaille austère / Que trouve un laboureur / Sous terre / Révèle un empereur) » aiguillent vers la piste d’un retravail du poème français de 1857. La confrontation des deux textes laisse mesurer l’écart séparant ces deux « arts poétiques ». Le premier envisage l’écriture du poème, c’est-à-dire son processus de création, son engendrement. Le second semble envisager des objets sculptés achevés. Il évoque peut-être moins l’élaboration du poème que la lecture du texte achevé. La « main délicate » et le « pouce » [38] du poète statuaire, évoqués par Théophile Gautier, deviennent désormais pouce du lecteur qui découvre un poème en le touchant. MacLeish fait de la palpabilité la définition même du poème qui ici rêve d’une force de présence intense, au-delà des mots (lesquels selon lui doivent paradoxalement demeurer muets). « Ecrire comme on sculpte », c’est ici créer les possibilités d’une « tactilecture », autorisant le toucher imaginaire du poème.
Paul Auster connaît très certainement le texte de MacLeish, qu’il prolonge, peut-être inconsciemment, quand il déclare à propos de Paul Celan : « On lit avec sa peau, comme par osmose, en absorbant inconsciemment les nuances, les harmoniques, et les entorses à la syntaxe qui, en elle-même, sont le sens du poème autant que son contenu analytique » (« One reads with one’s skin, as if by osmosis, unconsciously absorbing nuances, overtones, syntactical twists, which in themselves are as much the meaning of the poem as its analytic content » [39]). Ce qui n’était que suggéré dans le rapprochement entre du Bouchet et Giacometti s’affirme ici. Auster pratique une approche tactile non pas seulement des mots, mais de la syntaxe qui se transforme en autant de courbes se tordant soudain sur elles-mêmes. C’est la phrase dans son ensemble qui devient forme à palper.
[35] S. Curtil, « Le Livre tactile, un territoire à explorer », La Revue des livres pour enfants, La joie par les livres, BnF, n° 216, 2004, p. 77.
[36] Emmanuelle Pelard explore cette notion dans sa thèse, sous la direction de B. Vouilloux et de L. Bourassa, et soutenue en 2013 : « La poésie graphique : Christian Dotremont, Roland Giguère, Henri Michaux et Jérôme Peignot », Paris IV et Université de Montréal. Voir aussi E. Pelard, « Iconolecture, tactilecture : la réinvention du lire dans le livre-objet de Roland Giguère », dans A belles mains. Livre surréaliste-livre d’artiste, Mélusine, Cahiers du Centre de Recherche sur le Surréalisme, n° 32, février 2012, L’Age d’homme, pp. 145-155.
[37] A. MacLeish (1892-1982), « Ars poetica » [1926], dans Collected Poems, 1917-1982, Boston, Houghton Mifflin Company, 1985, pp. 106-107, nous traduisons.
[38] « Statuaire, repousse / L’argile que pétrit / Le pouce » et « D’une main délicate / Poursuis dans un filon / D’agate / Le profil d’Apollon » (Th. Gautier, « L’Art », Op. cit., p. 571).
[39] P. Auster, The Art of Hunger: Essays, Prefaces, Interviews and the Red Notebook, Los Angeles, Sun & Moon Press, 1992, p. 97. Traduction française, P. Auster, « La Poésie de l’exil » [1975], L’Art de la faim, suivi de Conversations avec Paul Auster,trad. Chr. Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 1992, p. 98. On pourrait retraduire ces propos ainsi : « On lit avec la peau, comme par osmose, en absorbant inconsciemment des nuances, des sous-entendus, des torsions syntaxiques, qui, en eux-mêmes, constituent tout autant le sens du poème que son contenu analysable ».