Le texte comme une sculpture. La lecture au corps
Lorsqu’il rend compte dans son journal de la découverte de l’œuvre de Rodin, Jules Renard pousse un cri passionné :
8 mars 1891 : (...) Chez Rodin, une révélation, un enchantement, cette Porte de l’Enfer. (...) Seigneur, faites que j’aie la force d’admirer toutes ces choses ! (...)
9 mars. (...) Chez Rodin, il m’a semblé que mes yeux tout d’un coup éclataient. Jusqu’ici la sculpture m’avait intéressé comme un travail dans du navet.
Ecrire à la manière dont Rodin sculpte [24].
Jules Renard exprime ici un désir dont le caractère impossible suggère la vigueur inouïe que cet auteur voudrait donner à ses textes. Le programme « écrire comme on sculpte » dit le souhait ardent d’arracher le texte à sa dimension plane pour soudain lui conférer un relief, pour le projeter dans l’étendue, dans l’espace, dans l’épaisseur. Il faudrait conférer au texte la même présence que la sculpture, la même matérialité intense et bouleversante. Il faudrait trouver une densité du langage. Alors que la sculpture laisse souvent indifférent – Jules Renard la considère d’ordinaire comme du « travail dans du navet » – lorsque les yeux s’ouvrent enfin devant elle, ils « éclatent ».
Remarquons-le : Renard est ici avant tout le regardeur de Rodin. C’est une expérience de réception qui le mène Renard à formuler son vœu. « Ecrire à la manière dont Rodin sculpte », c’est moins ici trouver une forme pour le texte que susciter pour le lecteur d’un texte une expérience aussi forte et bouleversante que celle qui survient pour lui en mars 1891 devant la Porte de l’Enfer. Il n’est nullement innocent que ce soit cette œuvre précisément, et non une autre sculpture de Rodin, qui permette à Renard de dresser son programme d’écriture. La Porte de l’Enfer entrelace en effet sculpture et poésie : elle est la transposition sculptée des lectures de Dante et des Fleurs du mal imprégnant Rodin [25].
La comparaison opérée par Renard entre un texte à venir et une sculpture de Rodin trouve un écho dans une autre comparaison, établie cette fois par Paul Auster : « Je ressens les mêmes choses quand je lis un poème d’André [du Bouchet] et quand je regarde une sculpture de Giacometti » [26]. Certes les œuvres de Jules Renard et Paul Auster ne relèvent nullement du même projet, et un écart stylistique immense les sépare. Certes les sculpteurs de référence diffèrent. Renard se tient encore du côté de l’écriture du texte (« Ecrire à la manière »), Auster a basculé explicitement du côté de la lecture (« quand je lis »). Toutefois, la comparaison avec les œuvres sculptées n’en dit pas moins dans les deux cas une même aspiration à l’intensité dans l’aventure verbale.
Pourquoi est-ce la comparaison avec l’œuvre d’un sculpteur (Rodin, Giacometti) qui est mobilisée, et non avec celle d’un peintre ? On peut faire l’hypothèse suivante : l’œuvre sculptée ébranle profondément son regardeur parce qu’elle suscite soudain en lui de puissantes réponses corporelles. La peinture représente l’espace et enferme celui-ci dans un cadre, entre les bords d’une toile. Le regardeur ne saurait pénétrer cet espace peint, dont il est tenu à distance et auquel il n’appartient pas. En revanche, la sculpture et son regardeur partagent un même espace où le volume sculpté et le corps de chair vive se déploient de manière analogue. Une rencontre physique avec la sculpture est possible [27]. Cette « force d’analogie » serait à la source de l’efficace de la sculpture qui agit physiquement sur le regardeur, au point de lui faire « éclater » les yeux.
Un exemple l’illustre. En 1956, Maurice Béjart crée une chorégraphie qu’il nomme Le Teck [28], se déroulant autour d’une sculpture en bois de Marta Pan portant le même titre [29]. On ne saurait considérer cette danse comme une sculpture à proprement parler, mais elle forme un commentaire sur le Teck de Marta Pan et, de manière plus générale, sur ce que ce qui caractérise toute sculpture.
Un couple de danseurs accomplit une volte autour d’une forme articulée ressemblant à une mâchoire, posée sur un socle. Les corps des danseurs s’ouvrent et se déploient dans l’espace, comme les formes de bois imbriquées que ces danseurs manipulent. La musique repose parfois sur des rythmes de percussion, comme si ces pulsations émanaient du bois de teck. Les danseurs explorent le volume sous tous ses angles, le touchent non pas seulement avec la main, mais avec tout leur corps. Ils le caressent, entrent dedans, le réincarnent dans le corps de la danseuse qui en transporte la forme en sa chair. Ils renseignent ainsi sur le rapport du corps à la sculpture, et sur la nécessité de porter l’œuvre en soi. Le mystérieux cri de terreur poussé par la danseuse à la fin suggère que ce ne sont pas seulement ses yeux qui « éclatent », mais tout son être. Dès lors, aspirer à « écrire comme l’on sculpte » suggère le désir de renouveler le rapport du lecteur au texte, en l’intensifiant et en l’ancrant dans le corps.
Le paradigme du toucher
Un motif émerge dans l’appréhension de la sculpture : les textes rappellent que cette dernière s’adresse aussi aux doigts et qu’elle excède la vue, c’est-à-dire l’organe traditionnellement associé à l’intellectualité. Les exemples que l’on peut rassembler autour de cette question sont parcourus en pointillé par la question de la cécité.
L’existence d’une œuvre de Brancusi intitulée Sculpture pour aveugles [30] (1925), reposant sur le contraste entre une forme d’onyx dure et froide, polie à la perfection, et une forme de calcaire plus friable, laisse présager que la sculpture moderne ne saurait se passer d’une connaissance par le toucher. Jean Genet s’en souvient en observant Giacometti : « Il riait il y a six secondes, mais il vient de toucher à une statue ébauchée : pendant une demi-minute il sera tout entier dans le passage de ses doigts à la masse de terre. Je ne l’intéresse plus du tout » [31]. L’auteur laisse à son tour aller ses mains :
Je ne peux m’empêcher de toucher aux statues : je détourne les yeux et ma main continue seule ses découvertes : le cou, la tête la nuque, les épaules… Les sensations affluent au bout de mes doigts. Pas une qui ne soit différente, de sorte que ma main parcourt un paysage extrêmement varié et vivant.
Frédéric II (écoutant, je crois : la Flûte enchantée), à Mozart : Que de notes, que de notes !
– Sire, il n’y en a pas une de trop.
Mes doigts refont donc ce qu’ont fait ceux de Giacometti, mais alors que les siens cherchaient un appui dans le plâtre humide ou la terre, les miens remettent avec sûreté leurs pas dans ses pas. Et – enfin ! – ma main vit, ma main voit [32]
La conclusion survient une quinzaine de pages plus loin, sous une forme lapidaire : « Giacometti ou le sculpteur pour les aveugles » [33]. Jean Genet « détourne les yeux », Jules Renard sentait les siens « éclater ». Dans les deux cas, l’œil est frappé de cécité provisoire, pour laisser survenir d’autres modes de perception.
Chez Genet, le détour par une analogie elliptique avec la musique (autre art « pour les aveugles ») est ici riche d’enseignements. L’oreille remplace l’œil fermé avant de laisser place à la main. Dans leur profusion subtile, la sculpture de Giacometti et la musique de Mozart échappent toutes deux à leurs propres limites. Par la comparaison avec l’écoute de La Flûte enchantée, Genet révèle la richesse du toucher, sens pour lequel le vocabulaire est pauvre et qui a été sous-théorisé, sens méconnu et traditionnellement déprécié quant à la vue [34]. Ce sens, associé à l’immédiateté du contact brut, renvoie les sujets percevants à leur propre corps, dont la sensation est puissamment accrue.
[24] J. Renard, Journal : 1887-1910, texte établi par L. Guichard et G. Sigaux, Paris, Gallimard, 1972, pp. 84-85.
[25] Voir L’Enfer selon Rodin, sous la direction de Fr. Blanchetière, Paris, Norma-Musée Rodin, 2016. A de nombreuses reprises, ces pages évoquent comment l’inspiration de Rodin glisse de Dante vers Baudelaire et surtout, cette question est puissamment illustrée par un ensemble d’œuvre réunies sous le titre « De Dante à Baudelaire, et retour », pp. 146-186. Voir aussi Fr. Blanchetière, Auguste Rodin. La Porte de l’Enfer, Paris, Musée d’Orsay-Bibliothèque nationale de France, 2023, pp. 19-23.
[26] P. Auster, entretien téléphonique réalisé en français par Victor Martinez le 29 décembre 2010, Europe, n° 986-987 « André du Bouchet », juin / juillet 2011, repris dans Paul Auster, La Pipe d’Oppen, essais, discours, préfaces, Arles, Actes sud, 2015, p. 160. La suite de l’entretien restreint l’idée ici suggérée et l’ancre dans une comparaison reposant sur le motif de la marche. Du Bouchet, avançant seul à travers le paysage, est semblable à L’Homme qui marche de Giacometti.
[27] Citons un exemple récent avec l’œuvre D. Kaeppelin, Mise au tombeau du Christ, bois de tilleul, Puy-en-Velay, chapelle des Pénitents, œuvre laissée inachevée à la mort du sculpteur en 2019. Celui qui vient prier, à genoux devant le Christ, peut tenir la main en bois de ce dernier, afin que celui-ci l’aide à vaincre sa peur de la mort et à aborder l’idée d’au-delà et de résurrection.
[28] M. Béjart, Le Teck, dansé pour la première fois par Maurice Béjart et Michèle Seigneuret au Festival d’avant-garde de Marseille, sur le toit de l’Unité d'habitation de Le Corbusier, août 1956.
[29] M. Pan, Le Teck, 1956, bois de teck et métal, dimensions de la sculpture fermée : H. 0,43 m ; L. 1,40 m ; 0,18 m ; dimensions sculpture ouverte : H. 0,43 m ; L. 2,40 m ; P. 0,18 m, Centre Georges Pompidou (en ligne. Consulté le 15 août 2024).
[30] C. Brancusi, Sculpture pour aveugles, 1925, onyx et pierre calcaire, H. 0,16 m ; L. 0,32 m ; P. 0,24 m, Centre Georges Pompidou (en ligne. Consulté le 15 août 2024).
[31] J. Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, avec des photographies d’E. Scheidegger, Marc Barbezat, Paris, L’Arbalète, 1963, rééd. Paris, Gallimard, 2007. n.p.
[32] Ibid.
[33] Ibid.
[34] Pour une réflexion poussée sur la sculpture et le toucher, voir Sculpture and Touch, sous la direction de P. Dent, Farnham, Ashgate Publishing, 2014. Voir aussi The Sense of Touch and its Rendering: Progress in Haptics Research, sous la direction d’A. Bicchi, M. Buss et M. O. Ernst, Ang. Peer, Berlin-Heidelberg, Springer, 2008. Plus largement, sur le toucher, voir aussi A. Purves (dir.), Touch and the Ancient Senses, Londres-New York, Routledge, 2018.