« Comme on sculpte » : de l’écriture à la
lecture ? Réflexions à partir de la poésie
des XXe et XXIe siècles

- Claire Gheerardyn
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Résumé

Un certain nombre d’auteurs, et plus particulièrement de poètes, ont évoqué un désir d’écrire « comme on sculpte » – formule qui certes renvoie à la ronde-bosse, mais aussi à des formes de sculpture très variées (bas-reliefs érodés du Parthénon, tombeaux, assemblages, objets trouvés, œuvres minimalistes et conceptuelles, etc.). Ce programme a donné lieu à quelques expérimentations, portant sur la matérialité du texte et du livre, qui se trouvent alors taillés, troués, érodés. Néanmoins, il a rarement été mis en pratique en tant que tel et il permet plutôt de formuler une aspiration à renouveler le texte et ses pouvoirs, en passant par l’invention d’une tactilité du langage, à éprouver par les lecteurs avec leur corps tout entier. Cet article explore alors l’idée que la comparaison possible entre texte et sculpture ne tient pas seulement au travail d’écriture accompli par les auteurs, mais aussi à la lecture. Ce sont les lecteurs qui, en acceptant d’interpréter sculpturalement un texte, participent activement à l’élaboration du sculptural. La comparaison entre texte et sculpture possèderait donc deux faces, indissociables l’une de l’autre : la première renverrait à l’écriture, l’autre à un travail du texte par la lecture et l’interprétation, s’assimilant parfois au modelage. Pour aborder ces questions, nous traversons un corpus rassemblant à la fois des textes (signés notamment par Th. Gautier, J. Renard, Rilke, MacLeish, Celan, Genet, P. Auster, Voznessenski, C. Andre, J. Merrill, J. S. Foer,) et des œuvres visuelles et musicales (signées par Michel-Ange, Rodin, Brancusi, H. Moore, M. Pan, Man Ray, A. Sala, G. Ligeti, M. Béjart, J. Turrell, B. Dettmer, A. Finlay, etc.).

Mots-clés : littérature et sculpture, sculpture et autres arts, poésie, per via di levare, modelage, érosion, vide, tactilité

 

Abstract

A number of authors, and poets in particular, have expressed a desire to write “as one sculpts” – a phrase that certainly refers to statues and figures in the round, but also to a wider variety of forms (eroded bas-reliefs from the Parthenon, tombstones, assemblages, found objects, minimalist and conceptual works, etc.). This programme has sometimes led to experimenting with the materiality of texts and books, which can be cut, perforated and eroded. Nevertheless, it has rarely been put into practice as such. When writers dream of writing “as one sculpts”, they formulate an aspiration to renew literature and its powers, through the invention of a tactility of language, to be experienced by readers with their whole body. As a result, this article explores the idea that the comparison between text and sculpture lies not only in the process of writing, but also in the act of reading. Readers agree to interpret a text sculpturally, and thus they actively participate in giving shape to the sculpturality of the written word. The act of interpretation is sometimes even akin to modelling. Writing a text and reading it make the two sides, inseparable from each other, of the comparison between text .and sculpture. To address these questions, this article brings together texts (by Th. Gautier, J. Renard, Rilke, MacLeish, Celan, Genet, P. Auster, Voznesensky, etc.), and visual or musical works (by Michelangelo, Rodin, Brancusi, H. Moore, M. Pan, Man Ray, A. Sala, G. Ligeti, M. Béjart, J. Turrell, B. Dettmer, A. Finlay, etc.).

Keywords: literature and sculpture, sculpture and other arts, poetry, per via di levare, modelling, erosion, voids, tactility

 


 

Je leur demandais de me considérer comme un artiste en visite plutôt que comme un poète ou un écrivain en visite, parce que je pensais travailler avec l’aspect concret du langage – considérant la poésie comme une substance fabriquée et façonnée, sculptée dans les mots. J’avais de grands projets : faire pousser des poèmes dans des champs de blé, ou bien ériger une châsse poétique à l’environnement, ou bien encore frapper de poèmes gravés sur des fers à cheval les chemins cavaliers bordant le lac.

Simon Armitage [1]

 

L’expression « sculpter le texte » s’emploie à la manière d’une métaphore pour qualifier le labeur opiniâtre par lequel un auteur atteint une certaine maîtrise stylistique ou formelle dans des textes où tout serait délibéré, concerté [2]. On parle de creuser le texte, de le façonner, de le ciseler, de le polir et, moins fréquemment, d’en pétrir les mots, de donner du relief à la phrase, voire d’arracher celle-ci à la platitude. Et il est vrai qu’au XXe siècle, quelques auteurs ont rêvé d’« écrire comme on sculpterait » [3], tentant de donner des applications concrètes inattendues à ces métaphores, pour bouleverser la matérialité du langage.

Soulignons-le alors, le « sculptural » n’est pas exactement ce qui est sculpté mais ce qui possèderait des qualités caractérisant d’ordinaire la sculpture. « Ecrire comme on sculpte » constitue un programme qui n’est guère appelé à se réaliser littéralement. Sur la page, le texte ne se change pas en objet volumineux, déployé en trois dimensions [4]. Invoquer le « sculptural » est plutôt un moyen de rêver le texte autre qu’il n’est. Deux remarques s’imposent alors. D’une part, l’imaginaire sculptural traverse sans doute tous les genres littéraires, mais il travaille tout particulièrement la poésie, genre largement dévolu à l’expérimentation verbale. C’est alors la notion de « forme » qui constitue l’interface permettant de faire se rencontrer « sculpture » et « poésie », notamment quand le texte invente un dispositif typographique s’écartant des conventions.

D’autre part, l’imaginaire sculptural ne concerne pas uniquement le processus d’écriture des textes. Il formule aussi l’espoir d’en réinventer dynamiquement la lecture. L’examen d’exemples précis révèle rapidement que lorsqu’un texte aspire au sculptural, il envisage la collaboration active des lecteurs. Ce sont ces derniers qui acceptent d’imaginer que le texte est doté des mêmes caractéristiques que la sculpture ; ce sont les lecteurs qui le propulsent mentalement dans une troisième dimension, celle de l’épaisseur. En d’autres termes, écrire comme on sculpte et lire sculpturalement sont des corollaires indissociables l’un de l’autre.

Nous voudrions donc faire la proposition suivante : le « sculptural » ne constitue pas une catégorie dont l’existence puisse être irrécusablement vérifiée, mais un prisme de lecture possible pour certains textes. Il ne s’agit pas d’affirmer que tel ou tel poème est sculptural (de manière manifeste et indubitable), mais de considérer le sculptural comme un horizon où projeter certains objets textuels pour en enrichir l’appréhension. En d’autres termes, nous traiterons le « sculptural » comme une hypothèse de lecture réclamant à la fois prudence et créativité.

Tel que nous l’envisageons, un texte « sculptural » peut parler de tout autre chose que de sculpture. Brassaï a photographié des tickets d’autobus enroulés, des morceaux de pains, et des gouttes de pâte dentifrice, en leur donnant le nom de Sculptures involontaires [5]. Le Corbusier ramassait pour sa part des pierres ou des débris manufacturés, qu’il considérait comme des « objets à réactions poétiques » lui permettant de constituer une collection intime de petites sculptures. Dans la même perspective, des textes rencontrés pourraient former à leur tour une collection d’objets sculpturaux, tantôt volontaires, tantôt involontaires. Pourtant, nous traiterons ici d’exemples où la sculpture est mentionnée explicitement. Cette présence affirmée nous servira de guide, incitant à risquer des lectures « sculpturales ».

 

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[1] S. Armitage, avant-propos pour The Twilight Readings, West Bretton, Yorkshire Sculpture Park, 2008, np., nous traduisons (« I asked to be considered as a visiting artist rather than a visiting poet or writer, because I imagined working with the physicality of language – seeing poetry as a fashioned and fabricated substance, sculpted from words. I had grand notions about growing poems in fields of corn, or erecting a poetic shrine to the environment, or, studding the old gallops along the edge of the lake with poems engraved on horseshoes »). Armitage évoque ici la résidence d’écrivain qu’il a effectuée au Yorkshire Sculpture Park, en 2007, alors que ce lieu célébrait ses trente ans d’existence.
[2] Donnons deux exemples rencontrés récemment. Une journaliste culturelle évoque l’« art de sculpter le texte en fragments pour évoquer les éclats d’explosifs ou les bris d’une mémoire déchiquetée » pratiqué par le romancier Ocean Vuong (Florence Noiville, « Un bref instant de splendeur d’Ocean Vuong : le bouleversant récit de formation d’un jeune Vietnamo-Américain », Le Monde des Livres, 13 janvier 2021). Une autre reprend directement des propos de la romancière suisse romande Elisa Shua Dusapin pour la présenter : « Telle une sculptrice, [Elisa Shua Dusapin] travaille son matériau, retirant ce qui est superflu, creusant une aspérité ou révélant un angle inattendu. » (« Elisa Shua Dusapin – Sculpter le texte », entretien avec Florence Grivel pour « La vie à peu près », émission du 17 janvier 2024, RTS).
[3] La formule apparaît explicitement chez Jules Renard. Voir notre développement ci-dessous.
[4] On pourrait commencer à dresser une liste de textes en trois dimensions. Pour son Histoire des gestes, Guy Debord colle en 1953 des fragments de journaux et de photographies sur des bouteilles de rhum en verre, afin de composer ce qu’il nomme un « roman tridimensionnel ». Tom Phillips écrit à travers l’espace avec du fil métallique. Il conçoit plusieurs œuvres sur ce modèle, dont les Pièges de Wittgenstein [Wittgenstein’s Traps] en 1999. Depuis les années 1990, Roni Horn fait lire en trois dimensions des poèmes d’Emily Dickinson (voir les différentes séries rassemblées sous le titre de Dickinson Works). Certains des « poèmes sculpturaux », jouant avec l’espace du livre, façonnant la résine ou la cire d’abeille, conçus par Astra Papachristodoulou (années 2020) déploient bel et bien le langage dans la profondeur. En dépit de son titre, l’exposition « Poetry Plastique » organisée en 2001 par le poète Charles Bernstein et par Jay Sanders à la Marianne Boesky Gallery de New York, a finalement rassemblé peu de textes en volume à proprement parler (voir le catalogue du même nom, New York, Granary Books, 2001). Citons deux exceptions : les « plexigrammes » de John Cage, Not Wanting To Say Anything About Marcel (1969, techniques mixtes) conçus à partir du traité chinois de divination, le Livre des mutations ; et With Strings de Richard Tuttle et Charles Bernstein (2000-2001, techniques mixtes), imaginant une sculpture-poème prenant racine dans un pot de terre cuite. En 2022 l’exposition « Sculpter les mots » du Musée Charmey a associé des textes de Jean-Dominique Humbert aux œuvres façonnées dans la pâte de papier et le tissu par Marie-Claire Meier. Mais surtout, en 2023, au Henry Moore Institute, s’est tenue une exposition intitulée « The Weight of Words » (conçue par les commissaires Clare O’Dowd et Nick Thurston), rassemblant les œuvres d’artistes contemporains qui partent en quête de poésie par l’entremise de moyens sculpturaux. Signalons qu’en préparation, le Henry Moore Institute avait organisé en 2021 une saison de recherche sur les relations entre poésie et sculpture, dont rend compte un site web dédié (en ligne. Consulté le 15 août 2024). Enfin ajoutons que lors du colloque de Toulouse, en 2019, il avait été possible d’explorer des poèmes en trois dimensions, créés dans l’espace virtuel par Andrew Fentham et David Devanny.
[5] Brassaï, « Sculptures involontaires », avec des légendes par Dali, Minotaure, n°3/4, 1933.