Invitation au voyage dans la peinture
des Pays-Bas
(Marcel Brion, Sibilla van Loon, 1936)

- Anne Martineau
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6
ouvrir cet article au format pdf
résumé
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Fig. 1. J. Vermeer, La Leçon de musique, v. 1664

      Après avoir, quinze ans durant, parcouru l’Europe et visité ses musées, Marcel Brion (1895-1984) a beaucoup écrit sur l’art et les artistes. Il est aussi l’auteur de récits fantastiques dans lesquels il introduit, parfois à profusion, des « images » d’œuvres d’art, avec une prédilection pour celles qui, presque sans épaisseur, donnent, comme les trompe–l’œil (sans forcément en être), l’illusion de la réalité. Tapisserie (L’Enchanteur), fresque (Château d’ombres), tapis (La Ville de sable), décor de théâtre (Villa des Hasards), écrans de soie peinte (De l’Autre côté de la forêt), et, surtout, tableaux (Sibilla van Loon, Le Tableau, La Capitane, Réception dans un jardin) [1]. Brion s’inspire souvent de vraies toiles, très célèbres, qu’il a étudiées en tant que critique d’art. L’écriture fantastique lui permet de les approcher différemment, en envoyant un personnage les explorer de l’intérieur.

 

Le passage dans l’autre monde du tableau

 

      Dans Sibilla van Loon [2], le passage a lieu avant le début du récit. Pour comprendre comment, il faut remettre dans le bon ordre les éléments dispersés par Brion dans le texte en fonction des émotions de son narrateur, pas de la chronologie.
      Il était en train de contempler un tableau dans un musée (non localisé), en compagnie d’un ami (comme lui anonyme), qui lui parlait (un peu fort !) du « sens de l’espace dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle » (p. 49), quand il a été gêné par son propre reflet dans la vitre couvrant la toile. Tout en continuant d’écouter son ami, il s’est avancé pour admirer « une touche, une craquelure » (p. 53), si près qu’il a embué le verre de son haleine. Alors, de l’autre côté, une petite fille est venue à sa rencontre. Elle lui a pris la main et l’a fait entrer.
      La trouvaille est poétique, le passage s’effectuant, avec l’aide d’une « petite fée » (p. 50), à laquelle ne manque même pas sa baguette magique (un hochet d’argent, d’améthyste et de corail), à travers ce verre et ce brouillard, qui, dans les légendes celto−germaniques, servent de frontière à l’autre monde [3]. Et elle est drôle, faisant appel à l’expérience du lecteur (pour peu qu’il fréquente les musées). Car le verre est ici un système de protection défendant si bien la toile qu’il empêche de la voir ! (à moins de coller le nez dessus, au risque de l’embuer). On comprend l’agacement du narrateur, qui déclare : « Je déteste les tableaux sous vitre » (p. 49). Brion en profite pour montrer la complémentarité de ses œuvres esthétiques et fantastiques, en se dédoublant en un (amusant) personnage d’érudit, discourant du dehors sur la peinture hollandaise, et un personnage d’aventurier, se risquant dedans.
      À ce premier dédoublement s’en ajoute un autre. Car, contrairement à ce qui se passe dans Réception dans un jardin, Villa des Hasards, ou La Capitane [4], le héros de Sibilla van Loon n’est pas passé tout entier dans la toile. Son reflet s’y est glissé, mais son corps est resté de l’autre côté. Ce qui explique que personne n’ait rien remarqué, et que son ami continue de parler à ce qui n’est plus, pourtant, qu’une enveloppe vide :

 

Il parle encore, mais je n’ai plus la curiosité de l’écouter (…). Je n’ai plus besoin de ses commentaires, j’en sais beaucoup plus qu’il ne pourrait m’en dire, puisque nous ne sommes plus à la même distance du tableau. Je m’en suis approché soudain, tandis que mon compagnon en semble éloigné à des kilomètres. Voilà que je n’entends même plus sa voix, qui, il y a un instant, me parvenait comme un bourdonnement derrière une vitre. Nous habitons désormais deux univers différents. Je suis de l’autre côté (p. 50).

 

      À ce moment, l’ombre pourrait réintégrer son corps. Un « pas en arrière » suffirait (p. 53). Mais sa perception du monde s’est inversée. L’univers de la toile lui semble à présent plus réel que celui qu’elle a quitté. Les visiteurs du musée lui font l’effet de « fantômes » (ibid.). À cela s’ajoute le souvenir de « musiques inachevées », de « mélodies anciennes » chantées par une femme à la voix « grave et douce » (p. 51). Son nom lui revient :

 

Un impossible souvenir me dit que Sibilla van Loon chantait cela, mais comment est-ce possible, puisque je n’ai jamais connu de femme s’appelant Sibilla van Loon ? (ibid.)

 

      Cédant à l’attraction de ce chant, l’ombre continue d’aller de l’avant. « Un seul pas » l’amène du vestibule « jusqu’au seuil de la maison » (p. 53), d’où elle sort.
      Elle vient en fait d’entrer dans un autre tableau.
      Alors que le héros de Réception dans un jardin se promène à l’intérieur d’une toile unique, ici, c’est dans une enfilade de toiles, chacune donnant accès à une autre (et souvent à plusieurs), que l’ombre du narrateur de Sibilla van Loon a pénétré. Un musée, parallèle à celui dans lequel déambule son corps, mais situé dans une autre dimension du temps et de l’espace. Pas plus que dans les vrais musées, les tableaux n’y sont rangés au hasard.

 

Un musée fantastique de la peinture hollandaise du Siècle d’or

 

      Tout en avançant dans cette pinacothèque fantastique, le narrateur recule doublement : dans l’histoire de la peinture hollandaise et dans sa propre mémoire, à la recherche d’un secret appartenant à une vie antérieure [5], que ne livrera que la dernière toile, mais que toutes les autres auront préparé à découvrir. Peu à peu, les teintes s’assombrissent, en fonction de la palette des peintres dont s’inspire Brion, et au rythme de la flânerie du narrateur. Parti d’une maison par une belle fin d’après-midi d’été, il traverse la ville, en sort, s’arrête pour admirer le soleil couchant, rebrousse chemin en direction de la maison à la nuit tombante.

 

Le Temps de Vermeer (1632-1675)

 

      Le premier tableau, dans lequel la petite fée l’a fait entrer, est une sorte d’intérieur de Vermeer, comme il en a peint dans les années 1660-1675. Les éléments du décor, et surtout la perception qu’avait l’esthète Brion des œuvres de cet artiste [6], perception qui rejoint ici celle de son personnage, ne laissent subsister aucun doute.
      La pièce, qui ne reçoit le jour que par une fenêtre « aux vitres épaisses », baigne dans la « pénombre » (p. 50). Sur le mur du fond, une « carte géographique » (p. 51). Une « tapisserie », des étoffes lourdes et précieuses (« rideaux épais », historiés de motifs de chasse), et des « tissus persans », et des « dentelles » (p. 53). Pour meubles, une « armoire » et un « virginal anglais » au « couvercle peint de fleurs et d’oiseaux » (p. 51). Clair-obscur, éclairage latéral par une fenêtre, cartes maritimes, riches étoffes et armoires se retrouvent dans de nombreuses toiles de Vermeer. Mais l’instrument de musique oriente vers des œuvres précises (bien qu’aucune ne comporte de carte maritime) : la Leçon de musique (fig. 1) [env. 1664, Londres, Buckingham Palace], la Jeune femme assise au virginal et la Dame debout au virginal (env. 1670-1673 ; toutes deux à la National Gallery de Londres). En 1938, le critique d’art Brion a commenté la dernière dans un essai intitulé Le Temps dépassé :

 

On dirait que les vagues du temps ont cessé de passer avec leur flux et leur reflux (…) ; que cette écume du temps s’est cristallisée en reflets de nacre, en douceurs de perle sur la joue de la Dame au virginal et sur tout le tableau dont l’atmosphère marine tremble entre les murs vert d’algue de la pièce et la coquille ouverte du virginal [7].

 

>suite

[1] Pour une liste exhaustive de ses œuvres, on se reportera à la Bibliographie des Actes du colloque de 1995 consacré à Marcel Brion (Marcel Brion. Humaniste et « passeur ». Actes du colloque international de la Bibliothèque nationale de France (24-25 novembre 1995), Paris, Albin Michel, 1996, pp. 251-260).
[2] Écrite en 1936, Sibilla van Loon a paru en 1941 dans le recueil de nouvelles intitulé Le Théâtre des esprits (Fribourg, éditions de la Librairie de l’Université de Fribourg). Elle a été republiée dans un florilège, où nous prenons nos citations (M. Brion, Contes fantastiques, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque Albin Michel », 1989). Pour ne pas multiplier les notes, nous donnerons les références en pleine page.
[3] Dans les légendes celtiques, le verre est par essence la matière de l’autre monde. Avallon, l’île des Bienheureux, est surnommée « l’île de Verre ». Dans les légendes germaniques, la frontière entre les deux mondes est souvent matérialisée par un écran de brume. Brion, germaniste d’ascendance irlandaise (en s’installant en France, au XVIIIe siècle, ses ancêtres avaient francisé leur patronyme O’Brian en Brion), connaît parfaitement ces traditions.
[4] Dans Réception dans un jardin, le passage a lieu très tôt, mais à l’insu du personnage. S’il comprend peu à peu que, de la campagne ligure, il a glissé dans un monde étrange, jamais il ne soupçonne qu’il se promène dans un tableau, a fortiori dans un tableau précis, le Trattenimento in un giardino di Albaro d’Alessandro Magnasco (dit « il Lissandrino »). Le lecteur, si. Alerté par le sous-titre de la nouvelle (« En hommage à Lissandrino »), il ne tarde pas à reconnaître le décor, les personnages, et surtout la perception de l’atmosphère du tableau par Brion (voir Les Labyrinthes du temps, « La Mort et Watteau », Paris, José Corti, « En lisant en écrivant », 1994, pp. 328-330). En revanche, dans Villa des Hasards, le passage a lieu à la fin, sans aucun témoin. Les acteurs interprétant les rôles du « Frère » et de la « Sœur » s’évanouissent en même temps que la « Male Tour » figurée sur la toile de fond servant de décor. De même, à la fin de La Capitane, le petit Marcel ( !) est introuvable, et sa mère remarque qu’un navire, qu’il avait baptisé « la Capitane », et dont il était le seul à avoir noté les allées et venues nocturnes, a lui aussi disparu d’une marine.
[5] C’est souvent le cas dans les récits fantastiques de Brion.
[6] Voir en particulier Vermeer (Paris, Somogy, 1963) et L’Âge d’or de la peinture hollandaise (Bruxelles, Meddens, 1962).
[7] Les Labyrinthes du temps, éd. cit., p. 299.