Fig. 2. P. de Hooch, Cour intérieure d’une maison
à Delft, v. 1658
La métaphore maritime est filée avec plus d’insistance encore dans la nouvelle fantastique de 1936. L’atmosphère est « glauque » (p. 49). Une « pénombre verte » entre par les vitres « bossuées de vagues » (p. 50). L’armoire « flotte (…) dans le clair-obscur comme un vaisseau de haute mer », le soleil donne à la tapisserie des « reflets sous-marins », la « carte géographique » baigne dans une « pénombre verdâtre » (p. 51). Sur les murs, des « bougements de reflets d’eau », des « reflets de vagues dansantes » (p. 52). À ces sensations visuelles, communes au critique Brion et au héros de Sibilla van Loon, s’ajoutent, pour ce dernier, qui est dans la toile, des sensations olfactives. « Odeur de vaisseau », odeurs « d’algues », de « goudron », « de port et de galion » (pp. 52-53). Une impression d’instabilité, comme s’il se trouvait sur un « navire mobile » voguant « en haute mer, parmi des cargaisons de poivre et de coriandre » (p. 52). Et des réminiscences auditives : le souvenir de la voix sombre de Sibilla, quand elle chantait en s’accompagnant au virginal.
Mais, à la différence des intérieurs de Vermeer, celui-ci est vide. Depuis longtemps, plus personne n’a joué sur l’instrument. Quant à la « petite fée », au « bonnet de taffetas doré », en « grande robe, à plis et à bouffants » (p. 49), elle s’est sauvée. Le narrateur l’entend maintenant crier « dans la cour voisine », où elle « taquin(e) un chien qui jappe » (ibid.). Elle ne réapparaîtra plus, Brion, son rôle achevé, lui ayant fait regagner son propre univers.
C’est-à-dire son propre tableau. Pas un Vermeer : il n’a jamais peint de petites filles ni d’arrière-cours. Sûrement une toile de son contemporain Pieter de Hooch (1629‑1684) [8], qui affectionne au contraire les unes et les autres. Peut-être cette Cour intérieure d’une maison à Delft (env. 1658, New York, collection particulière), où une fillette en béguin, assise sur une marche, câline un chien couché sur ses genoux (fig. 2) [9].
À son tour, le narrateur sort. À un intérieur hollandais succèdent des paysages urbains, défilant au gré d’une lente flânerie, comme en un diaporama. Saisis par l’œil d’un personnage en mouvement, accrochant tantôt un détail, tantôt un autre, les tableaux se laissent moins aisément identifier. Il nous semble reconnaître pourtant, dans ce « canal, couleur de jade » bordé de « tilleuls » (p. 54), des œuvres de Jan van der Heyden, le Canaletto hollandais, tel Le Herengracht à Amsterdam (env. 1668‑1674, Paris, Musée du Louvre), et surtout L’Oude Kerk à Amsterdam (fig. 3) [env. 1670, La Haye, Mauritshuis], à cause des tonneaux que le peintre a représentés empilés dans des barques et sur le quai. Le narrateur n’en parle pas lors de sa promenade, mais il avait entendu des « commis affairés » les rouler jusqu’aux « pièces du sous-sol », alors qu’il se trouvait encore dans la maison, tout comme il avait compris que les « reflets de vagues dansantes » sur les murs provenaient du « canal dont une lente péniche a[vait] dérangé la paix » (p. 52).
Car, dans ce musée fantastique, les toiles, qui communiquent entre elles et peuvent échanger leurs personnages, sont poreuses. Elles laissent passer, de l’une à l’autre, lumière, odeurs et sons, pour une fête de tous les sens, dont le goût. Préparé, dans la scène d’intérieur précédente, par la mention de tissus « couleurs de framboise et d’abricot » (p. 53), il est omniprésent dans le « badigeon crémeux », appétissant, des maisons, « couleurs de pistache, de caramel, de cannelle et de lait », de « vanille » (p. 54). De ces demeures « colorées comme des entremets » (p. 55) sortent pourtant des « hommes graves » (p. 54), qui ne sourient pas, préoccupés qu’ils sont par leur commerce d’outre-mer. Tel le propriétaire de la maison que le narrateur a quittée, un riche négociant, régnant « sur des centaines d’esclaves dans les Indes » (ibid.), et qu’il imagine se promenant lui aussi, « escorté d’un page malais » (p. 55). Des puritains, mais gourmands. Et gros buveurs. Dans cette ville, les « carillons » disent « un cantique à chaque heure, mais à chaque demi-heure une chanson à boire » (p. 54). Par cette remarque piquante, Brion rappelle que, si les peintres néerlandais se sont fait une spécialité de la représentation d’églises, surtout vues de l’intérieur, dans leur dépouillement tout calviniste [10], ils sont encore plus connus pour leurs Joyeuses compagnies [11] !
La promenade se poursuit. Peu à peu, le narrateur s’est éloigné de la ville. Maintenant, il est arrêté, et, visiblement, il lui tourne le dos, puisque « la prairie » est au premier plan et « la mer » tout au loin, « comme une bande moins verte et plus mobile que la prairie » (p. 56). Les « voiles noires » des navires y ont à peine la taille de « corbeaux » (ibid.). Sur la prairie, des « vaches », des « veaux », et des « femme(s) bleue(s) », « blanchisseuses » et « laitières » (pp. 56 et 58). Le soleil se couche, donnant aux couleurs un « plus vif éclat » (p. 58). Le narrateur, qui se sent chez lui dans tant d’ordre et de beauté, comme s’il était revenu dans la « ville de (s)on enfance » (p. 54), n’a pas besoin de se retourner pour savoir que :
C’est l’heure où l’espoir se perche comme un vol de colombes sur un volet vert, un mur jaune, un toit bleu, où les péniches s’arrêtent au point le plus étroit du canal pour que le batelier puisse toucher terre des deux côtés, et les barques de pêche, accotant les appontements poissés de goudron, arrachent du fond de leur coque le torrent des cascades vivantes, emprisonnées dans les filets noirs (pp. 56-57).
Coucher de soleil sur la mer et paysage avec vaches peuvent avoir été inspirés à Brion par des toiles d’Adrian van de Velde (1636-1672), tel le Paysage et animaux (milieu du XVIIe siècle, Paris, Musée du Louvre), ou d’Aelbrecht Cuyp (1620-1691), comme son Paysage près de Rhenen. Vaches au pâturage (env. 1650-1655, même Musée). Mais quelle est donc la toile (car c’en est forcément une) à laquelle son narrateur tourne le dos ?
La malice de Brion est grande, car il s’agit d’un tableau très célèbre. Du plus beau du monde, pour certains. Cette Vue de Delft, peinte par Vermeer vers 1661 (fig. 4), devant laquelle Proust, dans La Prisonnière (1923), fait mourir l’écrivain Bergotte, foudroyé à la fois par une crise d’urémie, un excès de beauté, et la révélation soudaine (et cruelle) de l’insuffisance de son art (sans oublier les pommes de terre mal cuites, avalées à la hâte avant de se rendre au Musée du Jeu de Paume qui hébergeait la toile, prêtée par le Mauritshuis de La Haye). Pour nous aider à la reconnaître, Brion a glissé un clin d’œil intertextuel : « mur jaune » (la tournure complète, chez Proust, est « petit pan de mur jaune »). Bergotte, en dépit de sa mauvaise santé, s’est traîné jusqu’au musée pour le voir. « Petit pan de mur jaune » revient comme une litanie dans le texte proustien :
Enfin, il fut devant le Ver Meer (…), où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune ». Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. (…) Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune ». (…) Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort [12].
[8] Pieter de Hooch a séjourné à Delft dans les années 1652-1660. Il y a peint ses plus belles œuvres et (peut-être) influencé Vermeer dans sa représentation de l’espace. Aussi leurs toiles sont-elles souvent exposées ensemble.
[9] Simple hypothèse, tant les petites filles, les chiens et les arrière-cours sont nombreux chez de Hooch ! De plus, la fillette est richement vêtue, celles que Pieter de Hooch a peintes à cette période le sont modestement. Brion a pu s’inspirer, pour son costume, du portrait d’Helena van der Schalke par Gérard Ter Borch (1617-1681). L’enfant y pose dans ses plus beaux atours, qui lui donnent l’aspect guindé d’une infante de Velázquez.
[10] Telle la Nieuwe Kerk (« Nouvelle église ») de Delft, peinte vers 1653 par Emmanuel de Witte (Los Angeles, County Museum of Art), ou l’Oude Kerk (« Vieille église ») d’Amsterdam, par Hendrick Cornelisz van der Vliet (env. 1660-1670 ; Paris, Musée du Louvre). Nous citons juste ces toiles à titre d’exemples, la représentation d’intérieurs d’églises étant caractéristique de l’art hollandais du XVIIe siècle (voir M. Millner Karr, La Peinture hollandaise du Siècle d’or, Paris, Le Livre de Poche, 1998, pp. 333-346).
[11] On nomme ainsi, au début, des toiles de style caravagesque représentant des « scènes à deux ou trois participants, se déroulant dans une taverne ou un lieu de prostitution » (ibid., p. 73), telle L’Entremetteuse de Gerritt van Honthorst (1625). Vermeer en a peint une (L’Entremetteuse, 1656). Au fil du temps, les « Joyeuses compagnies » s’étoffent et peuvent comporter de nombreux personnages, comme chez Jan Steen (1625‑1679). On y mange souvent des huîtres (réputées aphrodisiaques), et l’on y boit sec.
[12] M. Proust, La Prisonnière, Paris, Gallimard, 1988, p. 170.