Invitation au voyage dans la peinture
des Pays-Bas
(Marcel Brion, Sibilla van Loon, 1936)

- Anne Martineau
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Fig. 6. Rembrandt, Le Christ dans la tempête, v. 1633

Fig. 7. P. Claesz, Nature morte au grand gobelet
en or
, v. 1624

Fig. 8. W. C. Heda, Vanitas, 1628

      Soudain, les rideaux s’agitent, le râle devient cri. Une femme jaillit des ténèbres, éblouissante dans sa « robe d’argent » (p. 63). C’est Sibilla. Le narrateur, rencogné dans un angle, comprend enfin ce que disent les gens de la pièce d’à côté :

 

Ils se disaient tout bas, en serrant leurs chaises, pour mettre la bouche, avec son souffle fétide et ses paroles infectieuses, tout contre l’oreille, ils se disaient que Sibilla van Loon empoisonnait son mari, lentement, prudemment, si bien que les médecins n’entendaient rien à son mal et que l’homme se flétrissait comme une plante condamnée (pp. 63-64).

 

      Écartant les rideaux, elle se penche sur son mari, lui prodigue une caresse. Puis elle s’arrache à son étreinte, s’en va, revient avec une grande « conque rose » de « l’océan Indien », montée sur un « pied d’émail » (p. 65), la lui tend. Il s’en saisit avidement, la caresse, l’approche de son oreille, de sa joue, de ses lèvres…
      La porte de la pièce du fond s’ouvre. En sort une vieille au visage de fouine, à la collerette et aux manchettes empesées. Tout en s’affairant, elle décoche à Sibilla des regards assassins. Celle-ci l’ignore, prend d’autres coquillages, les éparpille sur le lit.
      Brusquement, elle se retourne et s’avance vers le narrateur, telle « Méduse » (p. 69). Leurs corps s’unissent en une étreinte qui abolit le temps, justifie tout, fait taire en lui la pitié.
Sans qu’on l’ait entendu entrer, le Malais est là. Il apporte un « verre de cristal » plein d’une eau qui semble « innocente » (p. 73). À nouveau, Sibilla écarte les rideaux. Elle tend le verre au mourant. Le narrateur-amant comprend que ce dernier n’est pas dupe, qu’il ne l’a jamais été, qu’il accepte avec joie la mort venant d’elle. L’intimité entre victime et bourreau le rend jaloux.
      Échappant aux doigts qui le tenaient, le verre vide roule « parmi les coquillages » (p. 75). Le Malais a disparu. Étreint par l’angoisse, le narrateur « recule dans les ténèbres » (ibid.). Brion l’y abandonne.
      Pour composer sa scène finale, il a encore utilisé plusieurs tableaux. Cette fois, il ne les fait pas se succéder. Il les superpose comme des écrans de soie peinte [18], chacun laissant voir l’autre par transparence. Pour les identifier, partons du plus visible.
      Ce qui troue la toile, c’est le gigantesque lit, pareil à un navire désemparé, pris dans la tourmente. Un « galion prêt à naufrager, voué aux rochers où le précipitent le gouvernail brisé, les voiles en loques » (p. 61). Il croit le voir foncer sur lui :

Un lit énorme, naviguant comme un vaisseau de haut-bord dans le demi-jour des flambeaux, porté sur des vagues d’ombre, sous le vent de ses rideaux clos, telles des voiles funèbres, s’avançait au-devant de moi pour m’écraser de son étrave (ibid.).

 

      Chez les Hollandais, les tableaux de tempêtes ne manquent pas. Mais les navires n’y sont pas en gros plan. Et ils se détachent sur des fonds gris-noirs, avec parfois, telle une lueur d’espoir, une trouée de bleu dans le ciel nuageux, comme sur la toile d’Albert Cuyp, Bateaux en mer, pendant la tempête, ou sur la Tempête de Jacob van Ruisdael (toutes deux au Musée du Louvre), pas sur un fond d’un noir d’encre, zébré d’éclairs argentés (par la robe de Sibilla). Sauf sur une marine, la seule qu’ait peinte cet artiste. C’est en empruntant l’escalier de Rembrandt que le personnage est entré dans la chambre, et c’est probablement devant un autre Rembrandt qu’il se trouve : Le Christ dans la tempête (fig. 6) [env. 1633, Musée de Boston [19]]. La barque en perdition y occupe presque tout l’espace. Le désespoir des membres de l’équipage, leurs vains efforts pour rester maîtres du bateau, qui semble se cabrer sur les vagues, rendent la scène poignante. La composition est dramatique, ombre et lumière s’y répartissant selon un axe diagonal, à la noirceur du ciel et de la mer à droite s’opposant, à gauche, la blancheur argentée de l’écume et le jaune malsain du ciel.
      Mais ce sinistre lit-navire s’inscrit dans une autre toile, puisqu’il se trouve dans une chambre. Elle est pleine d’objets qui ont l’air hostile, et même méchant. Ils ne parlent que de la mort. D’où proviennent-ils ?
      Sur ce fond noir, où les bougies projettent des lueurs sanglantes, des « tapisseries », des « miroirs », des « instruments de mathématiques », de navigation (« sextants », « compas », « astrolabes »), une « horloge », arrêtée car « muette » (à laquelle s’ajoute, deux fois, l’image du « sablier », pp. 62 et 63), et des « coquillages », des « perles » (dans les cheveux de Sibilla, pp. 65-75). À la fin, un verre vide et renversé avoisine les coquillages. Autant d’objets typiques du genre de la Vanité [20], qui s’épanouit en Hollande dans les années 1630-1650. Il n’y manque même pas l’indispensable crâne, ici figuré par le visage décharné du mari, « où la mort (a) déjà appuyé sa paume » (p. 64).
      Plus encore que les Natures mortes, auxquelles elles s’apparentent, les Vanités sont des Memento mori. Elles disent la fuite du temps, l’aspect éphémère de toutes nos joies, le caractère inéluctable de la mort (et s’opposent donc diamétralement aux toiles de la première partie de Sibilla van Loon, qui disaient la joie de vivre dans un univers parfait, où le temps se serait arrêté). Crânes, coquillages et verres renversés y sont fréquents. La Nature morte au grand gobelet en or, peinte en 1624 par Pieter Claesz (fig. 7) [Dresde, Gemäldegalerie], montre, sur un fond formé par un rideau noir, deux verres transparents et vides (dont un renversé), et six coquillages exotiques (dont un énorme). Sur une Vanité du même artiste, peinte en 1630 (La Haye, Mauritshuis), se voient un crâne et un verre renversé. La Vanitas de Willem Claesz Heda (fig. 8) [1628, La Haye, Collection Bredius] comprend verre de cristal renversé et crâne. Coquillage, crâne, verre vide et renversé se retrouvent chez Harmeen Steenwijck (1640, Leyde, Stedelijck Museum De Lakenhal), perles, crâne, verre renversé chez David Bailly (Autoportrait avec les symboles de la vanité ; 1651, même musée). Nous pourrions multiplier les exemples.
      Mais alors que dans les Vanités les objets sont regroupés sur un support (table ou tablette), ici, Brion les a disséminés dans l’espace, laissant à Sibilla le soin de réunir les plus importants en temps voulu. Et sur un support singulier : un lit. D’abord la grande conque rose, puis toute une moisson d’autres coquillages, qu’elle prend « sur une petite table » (p. 67) – les emprunterait-elle à une Nature morte d’Adriaen Coorte ? de Balthazar van der Ast ? [21] –, et dépose sur « la plage » des draps (p. 71). Enfin, le verre. Vide, il roule au milieu des coquillages, à côté du crâne. Cette Vanité, œuvre de Sibilla, rassemble et résume les thèmes essentiels de la nouvelle : la volupté et la mort en mer.

 

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[18] Cette technique picturale ancienne fascinait Brion. Pour lui, les paysages des écrans évoquent ceux de l’au-delà. Dans De l’Autre Côté de la forêt (Paris, Albin Michel, 1966), la mère de la jeune fille que le héros va épouser en peint de si admirables qu’il se retient à grand peine de glisser dans les lointains qu’ils suggèrent (ibid., pp. 153-157). La mère est Déméter. Sa fille, Perséphone.
[19] En réalité, à l’heure actuelle, nul ne sait où il se trouve : il a été volé.
[20] Lors d’un voyage initiatique dans la crypte des aïeules du Château, la princesse Ilse se retrouve elle aussi à l’intérieur d’une Vanité du XVIIe siècle, d’inspiration flamande, elle, car, avec ses instruments de musique aux cordes cassées, ses « vêtements royaux et pontificaux » jetés en tas à même la terre, et ses « armures », elle ressemble fort à l’Allégorie des vanités du monde de Pieter Boel (1664, Lille, Palais des Beaux-Arts) [M. Brion, Le Château de la princesse Ilse, Paris, Albin Michel, 1981, p. 206].
[21] Nous pensons à Cinq Coquillages, ou à Six Coquillages d’Adriaen S. Coorte, bien que les coquillages tropicaux n’y soient pas exposés sur une table mais sur un socle de pierre. Brion a aussi pu songer à Fleurs dans une coupe en verre, coquillages, papillons et sauterelle de Balthazar van der Ast (vers 1640-1650). Ces trois toiles sont au Musée du Louvre.