Mers, vaisseaux fantômes et sirènes
C’est la mer qui fait le lien entre toutes les toiles. Omniprésente dès la première pièce, à l’atmosphère marine, et jusque dans la baguette ornée de corail de la petite fée, elle ne se laisse jamais oublier. Canaux amstellodamois, odeurs de vase, de goudron, d’épices, négociants d’outre-mer, domestique malais (donc ramené de l’Océan Indien). Puis le soleil se couche sur elle. Jusqu’alors paisible, elle devient effrayante avec la plongée dans l’eau noire de l’escalier, et c’est un raz-de-marée qui déferle dans l’ultime chambre, aux perles, aux coraux, aux coquillages, s’ajoutant la longue métaphore du naufrage du lit-navire.
Ce n’est que le plus visible des vaisseaux en perdition de Sibilla van Loon. Ils sont quatre, emboîtés l’un dans l’autre comme des poupées gigognes.
D’abord la maison tout entière. C’est au début un navire à quai, qu’on charge de marchandises, les entreposant dans ses cales (ses caves). Quand le narrateur rentre de sa promenade, le chargement est achevé, le voyage a commencé : « le vestibule (a) jeté l’ancre » (p. 60). Mais c’est le calme plat. Devinant, en bon marin, l’approche d’un cyclone à cette anormale bonace, il se penche, inquiet, sur la rampe de l’escalier comme sur un « bastingage » (ibid.). Le Malais a un visage « d’or terni », brillant « comme celui d’une très vieille statue » (ibid.) : c’est la figure de proue de ce vaisseau. À l’intérieur s’en inscrit un second, le lit, qui lui-même en contient un troisième, le corps du mourant, le capitaine van Loon, dont le râle ressemble au « ressac de l’eau dans une cale envahie par cent fissures » (p. 62). Le dernier, celui qui explique tous les autres, est enfoui dans ses souvenirs et continue de le hanter.
Un jour qu’il naviguait sous le pavillon de la Compagnie des Indes Orientales, il fit une rencontre atroce. Celle d’un « navire à la dérive, qui voguait dans une odeur de charnier » (p. 67). La position des corps, figés par la mort, témoignait de la violence qui avait embrasé l’équipage, tous âges confondus, toute hiérarchie oubliée :
Les marins s’étaient entre-tués, semant leurs cadavres de la cambuse à la barre, les grosses mains du capitaine étranglant encore le cou du mousse (ibid.).
La cause de la tuerie gisait sur le pont : le cadavre pourrissant, éventré, et pourtant toujours fascinant, d’une sirène, prise au piège des filets :
le corps de la sirène, qui se défaisait déjà comme un tas de méduses mortes, en glaires molles et en pétales d’orchidées, brillait encore d’une séduction redoutable. Le malade revoyait, à cette troublante frontière où la chair douce de la femme s’accordait aux squames du poisson, cet étrange abîme qui avait la couleur des grottes sous-marines, agrandi par le couteau des matelots, puissant comme une anémone de mer, dentelé comme une coquille musicale (pp. 67-68).
Pour éviter la répétition du drame qui avait fait d’un chalutier un vaisseau fantôme, van Loon avait jeté par-dessus bord cette charogne, « bravant la colère de ses marins qui grondaient leurs appétits de chiens » (p. 68). Il l’avait regardée s’enfoncer dans les profondeurs de la mer. Le récit s’achève ainsi :
Et c’est depuis ce jour qu’il collectionnait les coquillages indiens (ibid.).
Des « oreilles de nacre », des « bouches » béantes, des coquilles « sommées d’un bouton tendre de sein », ou « ténébreuses et odorantes comme des aisselles » (pp. 67-68). Sans oublier la conque « couleur de chair », aux « lèvres singulières, qui ont de minuscules dents roses et brunes » (p. 65), que van Loon avait fait transformer par un orfèvre en œuvre d’art. Si Brion s’inspire de Natures mortes et de Vanités hollandaises, il se souvient aussi des Coquillages de Verlaine, et de son équivoque dernier vers :
Chaque coquillage incrusté
Dans la grotte où nous nous aimâmes
A sa particularité. (…)
Celui-ci contrefait la grâce
De ton oreille, et celui-là
Ta nuque rose, courte et grasse ;
Mais un, entre autres, me troubla [22].
La description de la conque dentelée la rend bien plus obscène que ce troublant « coquillage ». Et horriblement macabre : c’est la vulve déchiquetée de la sirène morte. Oreilles, bouche, aisselles, pointes de seins, sont d’autres lambeaux de sa chair. Or, ces « coquillages », Sibilla les apporte à son mari pour qu’il reporte sur eux le désir de jouissance que sa chair à elle continue d’éveiller en lui, même à l’article de la mort. Cette femme-poison est donc une femme-poisson. N’oublions pas que c’est le souvenir de sa voix enchanteresse qui a empêché le narrateur de faire marche arrière et l’a guidé de toile en toile jusqu’à celle du naufrage. L’éclat argenté de sa robe rappelle les tenues de satin blanc des élégantes de Gérard Ter Borch. Il fait aussi penser à un miroitement d’écailles…
La tragédie s’est reproduite. À nouveau, des marins se sont entretués pour une sirène. Car si le narrateur-amant n’est pas l’auteur du meurtre, il en est le complice et le bénéficiaire. Mais cette fois c’est la sirène qui a pris les hommes dans ses rets et les a entraînés dans les eaux, en une étreinte où volupté et mort se confondent. La nouvelle s’achève sur une question angoissée du narrateur : « où serai-je, demain ? » (p. 75). Il n’a donc pas compris où il était, ni qu’en passant dans l’Autre Monde du tableau son ombre était entrée au Royaume des ombres. Son corps a sûrement déjà quitté le musée. Son ombre, elle, ne sortira plus de cet enfer, dans lequel le temps tourne en cercle [23]. Même si, un jour, Sibilla « sera, de nouveau » avec lui, « debout devant le clavier du virginal », dans une pièce où un « Éros » armé de « flèches » aura remplacé la « carte marine » du mur du fond (p. 72) – comme sur la Dame debout au virginal de Vermeer (fig. 9) –, il ne lui faudra pas moins voguer éternellement sur cette « barque funèbre », au gré de Sibilla, puisque, telle Isis, elle en tient le « gouvernail » (p. 59). Un Hollandais volant, voué à sombrer dans la dernière chambre, puis, à nouveau, à naviguer, et à naufrager encore, et encore, et encore…
Le récit s’arrête là. Mais pas le voyage dans l’histoire de la peinture des Pays-Bas, auquel Brion nous avait invités par l’intermédiaire de son personnage. Car, une fois en possession de tous les éléments, on se rend compte que l’ensemble des toiles se regroupent pour n’en former qu’une, bien antérieure à la création des Provinces-Unies.
[22] P. Verlaine, Fêtes galantes, éd. J. Borel, Paris, Gallimard, « Poésie », 1973, p. 105, vv. 1-3 et 10-13. Les Fêtes galantes sont un hommage à Watteau, dans les toiles duquel Verlaine promène son lecteur.
[23] Dans Château d’Ombres (1943), les personnages du Château, qui eux aussi sont en enfer, en sont conscients. Ils ne peuvent pas empêcher le drame auquel ils sont liés de se reproduire, ce qui est tragique. La vieille (et autoritaire) douairière n’arrive pas à s’y résigner.