Invitation au voyage dans la peinture
des Pays-Bas
(Marcel Brion, Sibilla van Loon, 1936)

- Anne Martineau
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Fig. 5. Rembrandt, Le Philosophe en méditation, 1632

      Si, alerté par ce « mur jaune », le lecteur rapproche les passages de Sibilla van Loon et de La Prisonnière et les compare au tableau, il remarque d’autres détails communs. Des femmes en bleu, des paysannes, figurant, chez Vermeer, au premier plan, sur la lagune (Proust parle de « petits personnages en bleu », et le narrateur de Brion laisse aller son regard d’une « femme bleue à une autre femme bleue », p. 58 – se moquerait-il de nous en mentionnant des « laitières » ?). On note aussi, sur le tableau, des toits bleus (d’ardoise) jouxtant le « mur jaune » (Brion juxtapose les expressions « un mur jaune », « un toit bleu », p. 56). Vermeer a peint, à droite, devant la porte de Rotterdam, deux navires pour la pêche au hareng, qu’il place juste là où se situaient des chantiers navals (les bateaux ont subi des avaries et sont en train d’être réparés). On distingue bien l’ouverture servant à amener les filets (Brion parle de « barques de pêche, accotant les appontements poissés de goudron », p. 57). Quant à ce « point le plus étroit du canal » où, chez Brion, s’arrêtent les péniches « pour que le batelier puisse toucher terre des deux côtés » (ibid.), il se trouve, chez Vermeer, presque au centre du tableau. Des coches d’eau y sont engagés.
      La mort de Bergotte n’occupe que deux pages dans la Recherche du temps perdu, mais elle n’a cessé de préoccuper les critiques, certains allant jusqu’à y voir la clef de l’œuvre [13]. Tout le monde connaît le refrain « petit pan de mur jaune », qui lui est associé [14]. Brion le reprend, en le tronquant malicieusement, et dirige tout doucement le lecteur vers une identification de la toile, pour un hommage à Proust (comme lui féru d’art hollandais) aussi drôle que raffiné. Car si le Bergotte de Proust et le narrateur de Brion sont en présence de la même Vue de Delft, l’un est dans un vrai musée (vrai, du moins, dans la réalité de fiction du livre), face au tableau, l’autre dans un musée fantastique, et lui tourne le dos. Enfin, Vermeer a peint une aube. Brion en fait un crépuscule.
      Aube ou crépuscule, c’est un moment d’équilibre et de grâce. Anges chrétiens et divinités grecques accourent ensemble pour le célébrer, transcendant ainsi les clivages politiques, religieux et artistiques entre Pays-Bas du Sud (les Flandres), restés catholiques, et Pays-Bas du Nord (la Hollande), passés au calvinisme :

 

C’est l’heure où les messagers célestes visitent les vierges dans un bruissement d’ailes blanches, et s’agenouillent en drapant leurs robes fulgurantes autour de leurs pieds nus (…). Secouant leurs manteaux grecs, les dieux descendent vers la terre, le grand Pan accorde sa flûte au carillon de l’heure, qui est un cantique puritain, Aphrodite monte des eaux, nue comme la prairie, et Apollon, touchant le sol pour la première fois de ses genoux sacrés, se substitue au chérubin, vêtu d’ailes et d’yeux, pour murmurer la salutation angélique aux oreilles de la Vierge Marie (pp. 56-57).

 

      L’évocation d’Annonciations et de peintures mythologiques, celles-ci ayant succédé à celles-là dans l’histoire de la peinture des provinces du Nord, permet à Brion de dire ce qu’il pense des destructions massives d’œuvres d’art sacré opérées par les iconoclastes calvinistes [15]. À quoi bon avoir proscrit le merveilleux chrétien, si c’était pour le remplacer par le merveilleux païen ! Son personnage, lui, atteint l’acmé de la joie. La peinture de Vermeer est hors du temps, parfaite, au sens étymologique du terme. Le critique d’art Brion l’écrit :

 

C’est le temps de Vermeer qui dépose ainsi son incomparable patine à l’intérieur du tableau (…), immobilisant dans une éternité de transparence et de lumière toutes les choses, les femmes, les arbres, les maisons, et jusqu’à cet instant de l’après−midi qui échappe au temps, qui le transcende en atteignant l’essence cristalline des choses et des êtres, dans la paix, dans la sérénité. Le temps s’est arrêté à ce moment parfait. Il n’y a plus de temps. Ou plutôt, ce temps s’est parfait en lui−même, s’est achevé [16].

 

      Le personnage de Sibilla van Loon le vit :

 

Je ne me soucie plus des divisions du temps. J’ai dépassé le temps. Toutes les choses que je touche sont devenues, aussi bien que moi, intemporelles, ce gant, cette canne, ce livre, perpétués eux aussi en un pur présent (p. 55).

 

      

Mais c’est un moment précaire. Aux « Forces du jour » vont succéder les « Trônes de la nuit » (p. 57). Tout va basculer, du temps de Vermeer à celui d’un peintre plus ancien.

 

Le temps de Rembrandt (1606‑1669)

 

      Pour nous y préparer, Brion, au cours de la promenade en ville, a glissé une date et l’a même répétée : « 1632 » (pp. 54-55). Elle est en contradiction avec les toiles utilisées jusque−là : c’est l’année de naissance de Vermeer (quant à Jan van der Heyden, Adrian van de Velde et Pieter de Hooch, ils avaient respectivement cinq, quatre et trois ans). Mais, en 1632, un autre génie, l’un des « Phares » de Baudelaire, peignit l’un de ses chefs-d’œuvre : Le Philosophe en méditation (fig. 5) [Paris, Musée du Louvre].
      Sitôt de retour dans le vestibule de la maison, celle-là même que le narrateur avait quittée, en empruntant ce même vestibule, au début de l’histoire (impossible d’en douter, puisqu’il précise qu’on n’entend plus les « tonneaux », qui ont « cessé de rouler », en même temps qu’a cessé la sensation de tangage, p. 60), on s’aperçoit du changement de palette, et l’on soupçonne un changement de peintre. Puis on reconnaît le tableau de Rembrandt à cet « escalier » se perdant dans « la nuit qui s’ouvr[e] aux premières marches », dont seules les premières sont éclairées par le candélabre haut brandi par l’impassible domestique malais (ibid.). Et au calme trompeur, annonciateur de tempête, que l’esthète Brion perçoit dans les fonds sombres de Rembrandt :

 

Le grondement sourd qui précède les typhons se fait entendre dans le brun des fonds, ce brun opaque, brassé d’étranges remous [17].

 

      Son personnage aussi. Il avait déjà flairé un danger dans la « pénombre verte » du Vermeer, semblable à celle d’une « mer qui annonce l’orage » (p. 50). À présent, il appréhende de s’engager dans cette obscurité rembranesque, et, « par-dessus la rampe », scrute « le vide noir » (p. 60). Puis, cédant à l’invitation du Malais, il « plong[e] dans l’eau impénétrable de cette nuit » (ibid.), et gravit l’escalier menant à l’ultime pièce. Là, au plus profond de la maison, se joue (ou plutôt se rejoue, car elle a déjà eu lieu) la dernière scène d’un drame qu’il avait cru effacer de sa mémoire.
      Une chambre. On entend le râle d’un homme agonisant dans un énorme lit. Les rideaux en sont tirés. D’une autre pièce, à l’arrière-plan, proviennent des chuchotements.

 

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[13] Par exemple Ph. Boyer (Le Petit Pan de mur jaune. Sur Proust, Paris, Le Seuil, « Essais », 1987). Voir aussi l’article de K. Yoshikawa : « Proust et Vermeer : nouvelles approches » (L’Histoire littéraire : ses méthodes et ses résultats. Mélanges offerts à Madeleine Bertaud, dir. L. Fraisse, Genève, Droz, 2001, pp. 793-802).
[14] Pour certains critiques, le « petit pan de mur jaune avec un auvent » serait en fait un toit jaune avec une fenêtre. Même s’il avait relevé cette anomalie, Brion était forcé de conserver l’expression proustienne, s’il voulait que son allusion fût comprise.
[15] Surtout en 1566 (voir M. Millner Karr, La Peinture hollandaise du Siècle d’or, op. cit., pp. 39-42).
[16] Les Labyrinthes du temps, éd. cit., p. 299.
[17] Ibid., p. 287. Voir aussi son Rembrandt (Paris, Albin Michel, 1946).