Achevons par trois remarques. Premièrement, se mettre en quête du sculptural dans les textes écrits, c’est examiner des échelles variées de textes. Ce n’est pas seulement le texte entier, possédant une unité et une autonomie, qui peut être comparé à une sculpture. Ce n’est pas non plus seulement la strophe, le vers [50], ou la phrase. C’est aussi le signe typographique. Chez Julien Blaine puis, quinze ans plus tard, chez Andreï Voznessenski, la lettre O, apparaît ainsi comme une forme perforant le texte et la page. Elle fait de l’œuvre une sculpture trouée. Ailleurs, c’est le mot (haché par Howe et par Blaine) qui fait objet du travail sculptural. Mais surtout, la majorité des auteurs étudiés se saisissent du livre de papier comme d’un matériau à façonner, au risque parfois de rendre le texte illisible ou de le faire disparaître. Howe traite la page imprimée comme un matériau plastique, à froisser, à lacérer en languettes. Son recueil est semé de fragments imprimés trouvés chez d’autres auteurs et ainsi remodelés. Pour les déchiffrer, les lecteurs doivent faire tourner le livre entre leurs mains. Or, souligne Isabelle Mons, les pages manuscrites des carnets de Rodin devaient déjà se lire dans toutes les directions. Ces carnets apparaissent comme une sorte de livre plastique, en train de se façonner sous nos yeux. Réimaginer le livre, voici ce qui réunit beaucoup des auteurs ici étudiés, depuis Rodin jusqu’à Jacques Abeille.
L’artiste Brian Dettmer tranche dans les pages reliées pour les sculpter en trois dimensions, Julien Blaine et Jonathan Safran Foer percent les pages. Par ces ouvertures, tous révèlent l’épaisseur du livre (et non plus du texte). Ces auteurs semblent tous avoir recueilli la leçon de Barbara Hepworth et de Henry Moore qui durant les années 1930 imaginent pour la première fois de trouer leurs œuvres, dans un geste exalté ensuite par Voznessenski. La question du trou percé dans les sculptures (aussi chez Jacques Abeille), les livres et les textes forment ainsi l’une des questions transversant notre recueil. Elle trouve un point d’aboutissement chez Claire Mélot, qui étudie un exemple de texte troué chez Damasio, que l’on pourrait ici opposer à Merrill et Foer. Claire Mélo invite à ne pas voir dans les blancs du texte des vides, mais au contraire des mises en relation. Une telle interprétation, qui rejoint ce qui se lit en filigrane aussi chez Voznessenski, peut éclairer les textes d’André du Bouchet analysés par Michel Favriaud.
Deuxièmement, pour explorer la notion de « sculptural », le détour par les autres arts comme la danse, le cinéma, la photographie, le dessin, la peinture [51], la musique, s’avère particulièrement fécond, comme on le comprendra aussi en feuilletant le cahier d’illustrations consacré à Jacques Dégeilh. C’est parfois ce détour qui permet d’articuler la sculpture à la littérature de différentes manières, et notamment par l’illustration des textes. Marie Olivier montre ainsi comment les photogrammes de James Welling contribuent à la sculpturalité du recueil de Susan Howe. Benoît Tane souligne pour sa part que la gravure fait entrer la sculpture directement dans le dispositif du livre (traditionnellement, le graveur indique sculpsit pour signer ses planches). Ces analyses, qui portent essentiellement sur des exemples du XVIIIe siècle, trouvent un écho jusque dans des réflexions menées en 1914 par Wyndham Lewis [52]. Dès lors, Benoît Tane suggère que le processus de l’impression transforme peut-être tout écrit en sculpture plane. Cette démonstration est en quelque sorte corroborée par l’une des illustrations de notre dossier, un cliché montrant Frolic Architecture de Susan Howe. L’image laisse apercevoir que les signes typographiques laissés par la presse s’enfoncent dans l’épaisseur du papier Somerset à la manière d’empreintes.
Nous espérons que les pistes ouvertes seront suivies plus avant dans des travaux ultérieurs. Dans cette perspective, et ce sera là notre ultime remarque, la musique mériterait une attention particulière puisque l’analogie entre poésie et sculpture a été employée pour faire pièce à l’analogie rapprochant poésie et musique. Au XXe siècle, alors que la correspondance entre les arts se renouvelle, l’ouïe, palpant la vibration des sons, est appréhendée comme une forme de toucher. La sculpture et la musique cessent d’être opposées, elles se présentent toutes deux comme des arts du déploiement dans l’étendue. Le compositeur japonais Ryuichi Sakamoto déclare ainsi : « La musique n’est rien d’autre qu’un exercice de sculpture dans le temps » [53]. S’intéresser à la question de la musique sculpturale pourrait d’abord passer par l’étude d’œuvres inspirées par des sculpteurs. Peut-être découvrirait-on un caractère sculptural dans la musique de Priaulx Rainier (1903-1986), qui fut l’amie intime de Barbara Hepworth, et qui travailla aux côtés de la sculptrice, dans son atelier. Michel-Ange jouerait là encore un rôle important, puisqu’à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire à l’époque du michelangelisme étudié par Sara Vitacca, des compositeurs commencent à mettre en musique les sonnets du sculpteur-poète [54]. Ce travail se prolonge au fil du XXe siècle [55]. Dans les Trois fragments de Michel-Ange (André Boucourechliev, 1995), élaborés par un compositeur français d’origine bulgare, la flûte, le piano et la voix (chantant, parlant, chuchotant bouche fermée) façonnent des textures musicales variées, interrompues de silences qui renvoient au non finito. C’est là peut-être qu’une forme de sculpturalité sonore se donne à entendre, à palper de l’oreille.
Brancusi a dit : « L’art ne fait que commencer » [56]. En ce qui concerne l’approche du sculptural, la réflexion aussi ne fait que commencer.
[50] Le Tombeau de Théophile Gautier, Op. cit., abonde en notations sur le vers ciselé ou sculpté de Gautier. Voir par exemple p. 5, p. 96, p. 140. p. 147.
[51] Jérémie Koering demande ainsi : « La peinture de Titien a-t-elle emprunté à la sculpture ou, plus précisément, dans ses dernières années, Titien sculptait-il en peignant ? (J. Koering, « Titien sculpteur ? », dans Venezia Cinquecento : Studi di storia dell’arte e della cultura, n° 36, 2009, p. 177). Ce rapport au sculptural est d’autant plus saisissant qu’il apparaît dans des études sur la peinture vénitienne qui traditionnellement « placent la sculpture à la marge de la venezianità » (G. Cassegrain, « Titien. Actualité des études », Perspective, 2, 2008, § 20 (en ligne. Consulté le 17 août 2024)
[52] W. Lewis, « Notes on Some German Woodcuts », art. cit. Lewis rappelle un fait simple mais essentiel : la gravure sur bois procède bien de la taille d’une matrice de bois avec une gouge. Lewis ouvre alors une approche nouvelle du sculptural passant, dans les œuvres en deux dimensions, par le contraste du noir et du blanc, et se désolidarisant ainsi d’un déploiement en trois dimensions.
[53] Entretien radiophonique de Ryuichi Sakamoto avec Matthieu Conquet pour l’émission « Continent Musiques » (France culture) du 24 mars 2018, à partir de 40:20. Les analyses du compositeur japonais sont inspirées par le livre du cinéaste Andreï Tarkovski, dont la version anglaise est Sculpting in Time (traduit de l’allemand par Kitty Hunter-Blair, University of Texas Press, 1987). Le titre original allemand était Die Versiegelte Zeit [Le Temps scellé, 1985] et le titre russe Zapečatlënnoe vremja [Temps capturé, 1986]. Pour l’édition en français voir A. Tarkovski, Le Temps scellé : de l’Enfance d’Ivan au Sacrifice, trad. A. Kichilov et Ch.-H. de Brantes, Paris, Editions de l’Etoile : Cahiers du Cinéma, 2004.
[54] Richard Strauss en 1886 et Hugo Wolf en 1897.
[55] Jeanne Leuleu en 1924, Benjamin Britten en 1940, et Chostakovitch en 1974 mettent tous en musique un choix de sonnets. Notons qu’à l’exception de Britten et de Boucourechliev, qui travaillent avec le texte italien, tous ces compositeurs font appel à des traductions.
[56] C’est le titre choisi pour l’exposition du Centre Georges Pompidou, du 27 mars au 1er juillet 2024, sous le commissariat d’Ariane Coulondre (avec Valérie Loth et Julie Jones).