Au cours du XIXe siècle, l’opposition radicale entre sculpture et poésie, et plus largement entre sculpture et littérature, formulée par Lessing [1], s’assouplit peu à peu puis finit par se renverser [2]. Chez Théophile Gautier et quelques autres auteurs comme Baudelaire, Théodore de Banville et Verlaine, la sculpture cesse d’être présentée comme l’autre de la littérature. Une page, dans un roman néerlandais qui connut naguère un certain succès mais qui depuis a été passablement oublié, constitue le symptôme de cette évolution. Dans L’Amazone de Carel Vosmaer (1880), une poétesse nommée Marciana déclame, pour un peintre et pour un érudit amateur d’art, sa pièce de vers la plus réussie. Elle y compare une carrière de marbre à Carrare et une nymphe dont les entrailles donnent naissance à des foules de dieux et de héros, taillés par Scopas, Polyclète, Myron, Praxitèle, Michel-Ange, Canova, Thorvaldsen, Flaxman, Rude et Rauch. Ses auditeurs enthousiasmés cherchent alors à comprendre la nature de la poésie. Pour les éclairer, la poétesse passe par diverses comparaisons entre les arts. Elle affirme que la prose s’apparente à l’architecture puis elle propose une approche sculpturale de la poésie :
[W]at den vorm aangaat, liever als beeldhouwkunst. De muziek is als de schilderkunst. […] Een stuk gedicht is vast begrensd in buitenwand en omtrek even als een beeld, […] Ik vergeleek straks de beeldhouwkunst met het gedicht. Waarom in het gedicht die gebonden vormen? Waarom, antwoord ik, die buitenlijn van het beeld? Zoo als het beeld uit het blok gehouwen is, tot een compact voorwerp, zoo wordt het gedicht gehouwen uit de taalgroeven. Een gedicht is even zoo gecondenseerd. […] Het is zeer sterk samengedrongen.
En ce qui concerne la forme, elle [la poésie] s’apparente à la sculpture. La musique en revanche ressemble à la peinture. […] Un poème est tout autant figé dans ses parois extérieures et dans ses contours qu’une sculpture. […] Ensuite, j’ai comparé la sculpture au poème. Pourquoi un poème est-il enserré dans une forme fixe ? Mais pourquoi, rétorquerai-je alors, pourquoi une sculpture est-elle enserrée dans des contours ? De même que la sculpture est taillée dans un bloc en un objet compact, de même le poème est taillé dans les carrières de la langue. Un poème forme lui aussi un condensé. […] Il est compressé à l’extrême [3].
Les lecteurs sont en quelque sorte invités à réexaminer la pièce de vers, parcourue quelques pages plus tôt, au prisme de ces analyses. Ce qu’il faut retenir, ce sont peut-être moins les arguments eux-mêmes que l’exploration à tâtons, dans plusieurs directions à la fois, du rapprochement possible entre sculpture et poème. On remarquera que Marciana et, par son entremise, Vosmaer, accordent à la forme fixe un rôle prépondérant. En cela, l’auteur néerlandais rejoint Théophile Gautier et les poètes du Parnasse, pour qui le point de rencontre entre l’écrit et le sculptural réside dans la rigidité de la forme [4]. La pratique d’une hétérométrie savante peut permettre de dessiner sur la page de papier les contours durcis de strophes qui apparaissent alors comme « sculpturales ».
Au début du XXe siècle, quelques poètes érigent à nouveau en modèle l’objet sculpté : ils tentent d’en transférer les qualités sculpturales à leurs textes. C’est avant tout Rilke, qui dans ses Nouveaux Poèmes (Neue Gedichte, 1907 et Der Neuen Gedichte anderer Teil, 1908) se donne Rodin pour maître. De manière strictement contemporaine, quelques poètes anglais et américains, que l’on désignera à partir de 1910 sous le nom d’« imagistes », et dont certains formeront par dissidence en 1914 le groupe Vortex, élaborent, à partir de l’art de la sculpture, une définition de ce que doit être la poésie. Cette fois, la forme fixe du poème cesse d’être la pierre de touche de l’analogie. En effet, si Rilke pratique encore largement la strophe, et s’il affectionne en particulier le sonnet, les poètes anglophones s’émancipent quant à eux des schémas formels préétablis. Pour ces derniers, la sculpture fonctionne comme un modèle alternatif, permettant de rompre avec le modèle musical prédominant à l’époque symboliste. T. E. Hulme déclare ainsi dès 1908 dans une « Conférence sur la poésie moderne » :
This new verse resembles sculpture rather than music; it appeals to the eye rather than to the ear. It has to mould images, a kind of spiritual clay, into definite shapes. This material, the ὕλη of Aristotle, is image and not sound. It builds up a plastic image which it hands over to the reader, whereas the old art endeavoured to influence him physically by the hypnotic effect of rhythm.
Cette poésie nouvelle ressemble à la sculpture plutôt qu’à la musique ; elle plaît à l’œil plus qu’à l’oreille. Elle doit mouler les images, formant une sorte d’argile spirituelle, en formes précises. Ce matériau, la ὕλη [húlē] d’Aristote, est fait d’images et non de sons, et il élabore une image plastique qu’il livre au lecteur. Au contraire, l’ancien art se consacrait à exercer sur ce dernier une influence physique par l’entremise de rythmes hypnotiques [5].
Le sculptural se présente ainsi comme le vecteur d’un renouvellement radical de la poésie.
Lors d’un colloque, organisé à l’Université Toulouse II-Jean Jaurès en juin 2019, il a été proposé aux intervenantes et intervenants, ayant par la suite contribué au dossier que l’on va lire, de mettre à l’épreuve l’analogie – analogie le plus souvent rêvée, imaginée – entre sculpture et texte écrit. Les questions suivantes ont été soumises à la réflexion collective : dans quelle mesure, dans quelles conditions et dans quels desseins un texte peut-il être qualifié de sculptural ? En se demandant où et comment cette analogie se révèle fertile, en envisageant aussi qu’elle puisse parfois se renverser (peut-on sculpter comme on écrit ?), voire se dérober, s’effondrer, notre publication espère contribuer à développer l’étude des relations réunissant la littérature et la sculpture. Jusqu’à récemment, ce domaine a été presque entièrement négligé au profit du commerce de la littérature avec d’autres arts, et en particulier la peinture et la musique. De rares études collectives ont toutefois fait figure de pionnières [6], et il n’est nullement étonnant d’y déjà découvrir le nom de certaines des contributrices à notre volume [7]. Quelques travaux ont de plus abordé la question sous l’angle d’un imaginaire des « statues » développé par la littérature, ouvrant sur une anthropologie des représentations [8]. Ils se demandent ce qu’est une « statue », ils s’interrogent sur les pouvoirs que celle-ci exerce sur ses regardeurs. Ce n’est cependant pas exactement dans cette direction que nous avons désiré nous diriger.
Nous avons voulu reprendre l’étude des relations entre littérature et sculpture en déplaçant les questions soulevées par nos prédécesseurs. Nous ne posons pas au centre de l’attention la « sculpture » ou les « sculpteurs » mais le « sculptural », notion propre à décrire des traitements de matière, des formes, des gestes de création, des modes de composition. Le « sculptural » n’est pas ce qui a été sculpté, mais ce qui comporte des traits ou des propriétés caractérisant d’ordinaire la sculpture. Les caractéristiques sculpturales varient alors en fonction des textes qui ne s’intéressent pas tous aux mêmes aspects de la sculpture. Elles sont toujours à redéfinir [9].
[1] G. E. Lessing, Laokoon oder über die Grenzen der Mahlerey und Poesie. Erster Theil, Berlin, C. F. Voss, 1766. Traduction française : Laocoon, ou Des frontières de la peinture et de la poésie, trad. A. Courtin [1866, revue et corrigée], préf. Hubert Damisch, Paris, Hermann, « Savoir sur l’art », 1990.
[2] Pour une étude retraçant l’évolution rendant possible ce basculement, voir D. Scott, « Le rapport sculpture/poétique en France, 1829-1859 », Sculpture et poétique : Sculpture and Literature in France, 1789-1859, sous la direction de L. C. Hamrick et S. Nash numéro spécial de la revue Nineteenth-Century French Studies, vol. 35, n° 1, automne, 2006, pp. 132-150.
[3] C. Vosmaer, Amazone, La Haye, Martinus Nijhoff, 1882, pp. 232-233. Traduction Cl. Gheerardyn. Pour la pièce de vers sur Carrare, voir Ibid., pp. 226-230.
[4] Sur la découverte du potentiel plastique du poème écrit, qui se développe au cours du XIXe siècle, voir D. Scott, « Le rapport sculpture/poétique en France, 1829-1859 », art. cit., p. 133 et pp.144-146.
[5] T. E. Hulme, « Lecture on Modern Poetry » [1908], cité dans M. Roberts, T. E. Hulme, Londres, Faber and Faber, 1938, pp. 269-270. Traduction : Cl. Gheerardyn. La húlē désigne la matière, chez Aristote, mais ailleurs elle renvoie aussi au bois.
[6] From Rodin to Giacometti, Sculpture and Literature in France, sous la direction de K. Aspley, E. Cowling, P. Sharrat, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 2000 ; Pour une sémiotique de la sculpture, sous la direction de M Costantini, VISIO, vol. 7, n° 3-4, automne 2002-hiver 2003 ; Sculpture et poétique : Sculpture and Literature in France, 1789-1859, Op. cit. ; Ecrire la sculpture, XIXe-XXe siècles, sous la direction d’Ivanne Rialland Paris, Classiques Garnier, 2012.
[7] I. Rialland a dirigé Ecrire la sculpture, XIXe-XXe siècles où l’on trouve aussi un article de Cl. Gheerardyn, « Faire descendre la statue du piédestal. La pesanteur et la légèreté », pp. 141-156 ; Ch. Estrade est l’autrice de « Formes et plans : l’alchimie Brancusi en poésie anglophone (Ezra Pound, William Butler Yeats) », dans Constantin Brancusi et les poètes, sous la direction de M. Gîrleanu et N. Lafond, ReCHERches, n° 17, 2016, pp. 41-50. La même publication contient un article de Cl. Gheerardyn, « De quelques hypothèses sur la joie de L’Oiseau d’or », pp. 51-66.
[8] K. Gross, The Dream of the Moving Statue [1992], University Park, Pennsylvania State University Press, rééd. 2006 ; A. Gaillard, Le Corps des statues. Le vivant et son simulacre à l’âge classique (de Descartes à Diderot), Paris, Honoré Champion, 2003.
[9] Dans leurs conversations, Anthony Gormley et Martin Gayford tentent de cartographier ces propriétés. Voir A. Gormley et M. Gayford, Shaping the World. Sculpture from Prehistory to Now, Londres-New York, Thames and Hudson, 2020.