Pour entrer en matière.
Présentation

- Claire Gheerardyn et Benoît Tane
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Questions génériques

 

On l’aura compris : la poésie est centrale dans notre publication. Si elle occupe une section spécifique, la seule animée par une logique générique, on la retrouve dans presque tous les articles ici rassemblés, et jusque dans les pages portant sur la spatialité et le support livresque. L’évocation par Claire Mélot des œuvres plastiques de Jacques Dégeilh prolonge encore cette logique. La catégorie du sculptural a été forgée (sans être nécessairement nommée) pour être appliquée au genre de la poésie. Voilà pourquoi le sculptural entretient de telles affinités avec la poésie sous toutes ses formes. Pourtant, rien n’empêche d’imaginer qu’un récit ou un roman, qu’un essai, ou qu’un texte dramatique puissent, eux aussi relever du sculptural. La question se transforme malgré tout lorsqu’on envisage les arts de la scène : il ne s’agit plus de l’« écrit », mais de l’espace de la scène et de ce qui s’y déploie [33]. De fait, dans le domaine dramatique, au ballet et à l’opéra, les références à Pygmalion et aux marionnettes nourrissent la présence thématique de statues animées [34]. Sculpture et littérature apparaissent comme susceptibles de métamorphose, grâce au mouvement des acteurs, des machines et des décors. C’est dans une réflexion sur le mouvement et la fixité que le sculptural rencontre le théâtral et la danse [35].

Peu de romans sont abordés ici : Sara Vitacca évoque La Nef d’Elémir Bourges (1904) et Più chel’amore de D’Annunzio (1912) ; Claire Mélot mentionne La Horde du Contrevent d’Alain Damasio (2004). Tree of Codes de Jonathan Safran Foer (2010) se présente bien comme un récit, mais un récit à la limite de l’illisibilité. L’article d’Ivanne Rialland portant sur Le Cycle des contrées de Jacques Abeille occupe alors une place d’autant plus importante, rappelant que certains romans relèvent bien explicitement du sculptural.

Ce déséquilibre entre poésie et fiction met en lumière une restriction survenant fréquemment dans la manière d’envisager l’analogie entre l’écrit et le sculptural : on a tendance à penser le fait de sculpter comme le geste consistant à tailler dans la matière et à retirer le superflu. Dès lors, on cherche le plus souvent à découvrir le sculptural dans des formes brèves. Réciproquement, on a du mal à penser le roman selon le modèle de la taille de la pierre. Pourtant, la forme longue d’un roman, se déployant dans l’espace étendu de la lecture, et se montrant sous des angles renouvelés, peut bien être envisagée sur le mode d’une comparaison avec une sculpture. Le romancier serbe Milorad Pavić a ainsi déclaré de son Dictionnaire khazar (1984) : « Mon roman se lit de la même façon qu’on admire une sculpture : il n’a ni début ni milieu ni fin, il faut en faire le tour » [36]. Il existe certes des études qui examinent la présence de la statuaire ou des personnages de sculpteurs chez tel ou tel auteur. Elles portent par exemple sur Stendhal [37], Balzac [38], Proust [39], Melville [40] et Willa Cather [41]. Nous appelons à déborder cette approche pour aborder le roman en tant que genre sculptural.

 

Pistes ouvertes

 

Elaborer ce dossier a permis de constater que pour sonder l’analogie entre l’écrit et du sculptural, il faut se garder de réduire les significations du mot « sculpture », mais chercher au contraire à en embrasser la riche diversité. Dans le sillage d’Auerbach, l’article de Benoît Tane rappelle ce qui distingue les deux emplois de ce terme. « La sculpture » renvoie à un art, considéré dans son ensemble. Le syntagme recouvre alors des procédés techniques et des pratiques permettant de donner une façon et une forme à la matière. En revanche, « une sculpture » désigne pour sa part un objet sculpté, une œuvre d’art précise. Le « sculptural », selon ses emplois, renvoie alors tantôt au processus de façonnage, tantôt à la ressemblance avec un objet sculpté. Claire Mélot s’intéresse elle aussi à la polysémie discrète du mot « sculpture » qui recouvre, nous dit-elle, tantôt un « faire », tantôt un « être ». En conséquence, un texte sculptural serait donc soit un texte qui emprunte certains traits à la sculpture (il relèverait alors de « l’être »), soit un texte qui procède de façon active, « sculpturalement » (il relèverait alors du « faire »).

La sculpture n’est pas seulement la « statue », c’est à dire la figure humaine entière, représentée en ronde bosse ; elle est aussi le bas, le moyen et le haut-relief, l’intaille, l’empreinte. Elle n’est pas seulement la figure en pied ; elle est aussi le corps tronqué, le buste, l’hermès, la cariatide, le torse ou le fragment (ces deux mots n’en formant qu’un en allemand). Or c’est précisément le fragment qui articule souvent le texte et la matière sculptée (par exemple chez Susan Howe, Carl Andre ou James Merrill, tandis qu’Ivanne Rialland attire l’attention sur l’importance des ruines chez Jacques Abeille). Explorer le sculptural, c’est potentiellement prendre en considération différents états du sculpté, depuis la première ébauche jusqu’à l’érosion complète de la forme. Ajoutons que la sculpture n’est pas seulement l’œuvre d’art exposée au musée ; elle est aussi le bibelot d’ornement, le camée cher à Théophile Gautier, la colonne (comme chez Brancusi et Carl Andre), la forme ponctuant un paysage (Jacques Dégeilh), la figure sacrée dans le temple (Pound) ou l’église, et surtout elle peut se faire architecture (Charlotte Estrade souligne que certains ont vu dans les Cantos de Pound un équivalent du British Museum), monument (comme chez Jacques Abeille ou Susan Howe) et tombeau, ainsi que le rappellent ici plusieurs articles (Sara Vitacca qui évoque le Vittoriale, Charlotte Estrade, Michel Favriaud, Marie Olivier, Ivanne Rialland, Claire Gheerardyn). S’intéresser aux croisements de l’écrit et du sculptural, c’est s’intéresser à la variété des matières sculptées (la pierre et les métaux ou alliages, certes mais aussi la terre, le plâtre, la cire, la corne, l’ivoire, les matériaux synthétiques, le tissu...). L’article de Charlotte Estrade révèle ainsi l’importance du bois chez Ezra Pound, à une époque où la sculpture primitiviste redécouvre ce matériau.

Enfin, il ne faut jamais l’oublier, le verbe « sculpter » rassemble des opérations aussi variées que le modelage, la taille, la fusion, la soudure, la patine, la ciselure, la gravure. Depuis l’Antiquité, on oppose les techniques procédant par soustraction de matière (per via di levare), c’est-à-dire la taille, à celles qui procèdent par adjonction de matière (per via di porre), c’est-à-dire le modelage [42]. Or cette seconde opération a été souvent déconsidérée, et de là occultée par la première [43]. Pour observer les croisements de l’écrit et du sculptural, il ne faut certes se mettre en quête de textes « taillés » mais aussi de textes « modelés ». Benoît Tane rappelle que la fiction a partie liée étymologiquement avec l’acte de fingere, de malaxer entre les doigts une matière ductile [44]. Ceux qui façonnent et forgent des fictions sont des fictores ou ficteurs, des modeleurs (plastikous, dit Alberti). Le roman, le récit, l’essai, et même le poème peuvent constituer des formes souples, malléables, des formes en devenir. L’étude de leur caractère sculptural devrait s’accompagner d’une étude de leur plasticité [45].

 

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[33] Lors du colloque de 2019, deux communications avaient abordé les arts de la scène (le théâtre et la danse), et elles avaient notamment évoqué les costumes, les décors, la présence effective de la sculpture sur scène, et l’analogie des acteurs avec les statues. Sur ce dernier point, voir M. Borie, Le Fantôme ou Le théâtre qui doute, Arles, Actes sud, 1997 et Corps de pierre, corps de chair : sculpture et théâtre, Montpellier, Editions Deuxième époque, 2017.
[34] Voir A. Gaillard, Le Corps des statues, Op. cit.
[35] Parmi les exemples étudiés en 2019 par Marie Keller, on trouvait des créations des Ballets suédois, chorégraphiées par Jean Börlin, et inspirées par le mouvement primitiviste : Sculpture nègre (1920, musique de Francis Poulenc) et La Création de monde (1923, musique de Darius Milhaud, avec des décors de Fernand Léger).
[36] Ces propos apparaissent sur le site de l’éditeur (en ligne. Consulté le 27 juin 2024). Ils condensent en une formule frappante l’introduction de M. Pavić au Dictionnaire khazar. Roman-lexique en 100 000 mots : exemplaire féminin [Hazarski rečnik : roman leksikon u 100000 reči, 1984], trad. Maria Bejanovska, Paris, le Nouvel Attila, 2015, p. 10. Pavić établit une distinction entre ce qu’il nomme les « arts réversibles » et les « arts irréversibles ». Il développe : « Il existe des arts qui permettent au sujet – le récipiendaire – d’apprécier une œuvre sous des angles différents, de tourner autour et même de l’observer en changeant à volonté d’angle d’observation, comme c’est le cas en architecture, en sculpture et en peinture, qui sont des arts "réversibles". Mais il existe également d’autres arts, "non-réversibles", comme la musique ou la littérature, qui ressemblent à des rues à sens unique […]. Depuis longtemps, j’ai voulu faire de la littérature – art “non-réversible” – un art “réversible”. C’est pourquoi mes romans n’ont ni début ni fin, au sens classique de ces mots. Ils sont créés dans une écriture non-linéaire (non-linear narrative) ».
[37] P. Lombardo, « Stendhal et l'idéal moderne », Sculpture et poétique : Sculpture and Literature in France, Op. cit., pp. 226-246.
[38] I. Blondeau, « La sculpture dans La Comédie humaine de Balzac : poétique, politique et esthétique », thèse de doctorat, sous la direction de Nathalie Preiss, soutenue à Université de Reims en 2013.
[39] Br. Le Maire, « La statuaire dans A la recherche du temps perdu », mémoire de maîtrise, sous la direction de Jean-Yves Tadié, soutenu à l’Université de Paris IV en 1991.
[40] I. S. Maloney, Melville’s monumental imagination, New York, Routledge, 2006. Si l’objet de ce livre est bel et bien le monument, et par extension, l’œuvre monumentale, l’auteur accorde aussi une attention toute particulière aux relations intriquées du voyage et de l’ekphrasis.
[41] C. Manresa, « Sculpter l’espace : les choses dans les premières œuvres de Willa Cather », thèse de doctorat, sous la direction de Nathalie Cochoy, soutenue à l’Université de Toulouse II, en 2011.
[42] Voir la section qu’Anthony Gormley et Martin Gayford consacrent au modelage, « Clay and Modelling », Shaping the World, Op. cit., pp.111-127.
[43] C’est encore l’une des surprises que recèle la poésie de George MacDonald, analysée par Ian Grivel : MacDonald parle sans doute plus fréquemment du marbre que de l’argile, mais il n’oublie pas cette dernière. On pourrait rapprocher ainsi certains de ses textes de « Leim » (« Terre glaise ») de la poétesse d’expression alémanique Paula Hollenweger (1900-1980).
[44] On pourrait alors se demander si les fictions cinématographiques, quand elles sont sculpturales, le sont de la même manière que les romans.
[45] Sur cette notion, qui pourrait aussi être étendue au cinéma, voir Le Rêve plastique des écrivains, sous la direction de M. Raynal-Zougari, La Licorne, Presses universitaires de Rennes, 2017.