[22] J. Dégeilh, L’Empreinte d’une relation. EcoGraphie ou EcoExpressionnisme, publication Jacques Dégeilh, 2017, cité par Claire Mélot.
Pour entrer en matière.
Présentation
- Claire Gheerardyn et Benoît Tane
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Toute expérience de la sculpture est une expérience dans l’espace et par l’espace. C’est une expérience qui passe par le mouvement (des yeux, de la main, du corps entier), et que les images fixes ne peuvent guère restituer, contrairement peut-être au récit sous toutes ses formes. La notion d’espace, qui traverse nécessairement la réflexion sur le sculptural, affleure dans presque tous les textes ici rassemblés. Nous lui avons consacré plus particulièrement la troisième section, intitulée « Dans l’espace », organisée à nouveau de manière chronologique, et permettant d’aborder non seulement l’étendue mais aussi et surtout le livre, perçu comme l’espace où un texte se déploie en trois dimensions.
Stéphane Nowak, dans « Surface et profondeur. L’Essai sur la sculpturale de Julien Blaine (1967) » se penche alors sur le cas d’un poète contemporain. Blaine (né en 1942) façonne un livre-objet, dont certaines pages sont perforées. Ces découpes révèlent que le livre constitue un objet en trois dimensions, en d’autres termes un « volume ». Non seulement le titre choisi par Blaine utilise, en le substantivant au féminin, l’adjectif « sculptural », mais l’œuvre elle-même, dans sa plasticité, exploite toutes les dimensions du livre d’artiste. Ce livre se prolonge encore dans la performance poétique, dont il forme comme un support. En cela aussi, le livre se déploie dans l’étendue.
Ivanne Rialland consacre son article, « Le germe et la ruine. Le Cycle des contrées de Jacques Abeille » à un auteur surréaliste mort très récemment (1942-2022). Elle envisage l’important ensemble que constituent une dizaine de ses romans, depuis Les Jardins statuaires (1982) jusqu’aux Voyages du fils (2008). Avec ce cycle, le texte « sculptural » atteint son ampleur maximale. L’article d’Ivanne Rialland rejoint la réflexion sur l’espace au moins par trois points : Abeille invente un mystérieux territoire des statues fonctionnant selon des règles propres ; il campe une sculpture creuse ou trouée ; il développe avec insistance un imaginaire du livre – que ce livre se confonde avec des monuments à déchiffrer, qu’il soit engendré par les statues, rédigé par les personnages des récits tentant eux-mêmes d’inventer une écriture sculpturale, ou qu’il renvoie au volume que nous tenons entre les mains, dans une mise en abyme virtuose. Chez Jacques Abeille, la sculpture se donne d’abord sous la forme de statues plantées en terre, et se développant comme des plantes, puis elle se fait monument et ruines. Elle est donc aussi le truchement d’une expérience du temps : elle apparaît comme le moyen de méditer sur le rapport au passé, tout en incitant à se tourner vers l’avenir. Elle joue un rôle de révélateur quant à l’ensemble des relations que les hommes entretiennent à leur monde.
Enfin, l’article de Claire Mélot, « Pratiques d’assemblages. Texte – architecture – sculpture : la matière comme relation », relie trois domaines pour éclairer sous un jour neuf la notion de sculpture. L’autrice propose de considérer la sculpture comme ce qui fabrique des mises en relation, et en particulier au sein de l’espace (et sans nul doute, cette thèse est corroborée par le fait qu’une porte – la Porte de l’Enfer de Rodin – constitue l’une des sculptures les plus importantes de la modernité). La sculpture serait bien un art du toucher, c’est-à-dire un art « des choses qui se touchent ». A suivre ces propositions fortes, un texte sera sculptural s’il produit et agence à son tour des mises en relation, des contacts et des écarts. Le texte sculptural sera alors un texte actif, agissant. Pour explorer ces idées, l’autrice s’appuie sur une approche phénoménologique de l’espace et de la matière, et elle examine tout aussi bien des gestes de création, des situations spécifiques (in situ) et des pratiques, notamment celle de l’improvisation précaire. Elle aborde la démarche de certains architectes, des mises en œuvre artistiques, romanesques (chez Alain Damasio notamment), poétiques et plastiques. L’analogie entre sculpture et texte est débordée et complétée par deux nouveaux paradigmes (qui peuvent parfois se superposer) : l’architecture et l’assemblage. Or il apparaît rétrospectivement, à relire les autres articles réunis dans notre dossier, que les textes sculpturaux mettent finalement presque toujours en jeu ces deux catégories. L’architecture et l’assemblage permettent donc de repenser et de compléter la notion de sculptural. Enfin, cet article cite le mot d’ordre que se donne en 2012 les architectes du « collectif mit » : « faire avec ce et ceux qui ne sont pas prévus pour ». Ce programme ouvre d’infinies possibilités si on l’applique à la littérature : lire et relire les textes peut consister à y découvrir des matériaux servant à des usages inédits, improvisés, imprévus par leurs auteurs.
L’article de Claire Gheerardyn le signale : à côté de « to sculpt », la langue anglaise possède le verbe « to sculpture », qui indique la manière dont toutes les formes (au-delà des seules paréidolies) se façonnent au sein la nature, sans intervention de la main humaine. Le plasticien Jacques Dégeilh crée au sein de la montagne des œuvres relevant parfois de la peinture, de la vidéo, du son, du dessin, de l’installation, et du land art, mais qui sont surtout issues en quelque sorte du processus de « sculpture », entendu dans le sens très spécifique énoncé ci-dessus. Pour ce faire, il laisse les matériaux qu’il découvre sur place être travaillés par les énergies cinétiques du lieu, comme par exemple l’eau vive ou le vent lançant des pigments sur un support. Nous espérons que le cahier d’illustrations composé par Claire Mélot pourra contribuer à faire connaître ces œuvres. Elles prennent parfois la forme de graphes, et se font scripturales, donnant à voir l’écriture de la montagne elle-même. Sans nécessairement constituer à proprement parler des sculptures (au sens étroit d’œuvres en trois dimensions), elles relèvent aussi du sculptural et donnent à mieux comprendre cette notion. Voici des œuvres qui habitent le paysage, ce qui a longtemps été l’apanage des sculptures, et qui nous mettent en relation avec lui – on est ici au cœur de la réflexion sur l’espace et la matière de Claire Mélot : créer in situ c’est développer les mises en relation. La démarche de Dégeilh pourrait être reliée à celle d’artistes qui créent avec la montagne, comme Andy Goldworthy ou Herman de Vries. S’intéresser à ces œuvres sculpturales, c’est donc aussi développer une forme d’écocritique appliquée aux arts plastiques.
Face aux œuvres de Jacques Dégeilh, ne pourrait-on alors parler d’« écographes », selon le mot que l’artiste invente lui-même dans l’une de ses publications [22].
[22] J. Dégeilh, L’Empreinte d’une relation. EcoGraphie ou EcoExpressionnisme, publication Jacques Dégeilh, 2017, cité par Claire Mélot.