Dans la section intitulée « Sculpteurs », un article évoque Rodin, et un autre Michel-Ange. La présence de ces deux artistes n’est cependant pas un simple hommage à leur importance dans l’histoire de la sculpture. Elle renvoie à deux cas particulièrement riches d’articulation entre sculpture et écriture.
Isabelle Mons, dans « Les carnets d’Auguste Rodin : une poétique du geste », s’intéresse au cas d’un sculpteur qui écrit. Elle révèle ainsi tout un pan méconnu de l’œuvre de Rodin. Ce dernier ne se prétend pourtant pas écrivain ; les notations fugaces et hétérogènes qu’il porte sur des carnets, peu étudiés jusqu’ici, sont ceux d’un artiste qui ne se veut pas « clerc » et lettré. Elles n’en éclairent pas moins la création artistique et en ce sens, elles relèvent bien du sculptural. De surcroît, l’autrice montre qu’il s’élabore en ces pages une ductilité de l’orthographe, de la syntaxe et même une plasticité visuelle de la graphie manuscrite, sans cesse remodelée par des biffures et des rajouts. Dans ses carnets, Rodin se montre peut-être « poète », non pas au sens où il écrirait des vers, mais parce qu’il accomplit un acte de création continue, destinée à se déployer sans jamais s’arrêter. Rodin a un rôle essentiel dans l’imaginaire du sculptural, comme on l’aperçoit ponctuellement dans d’autres articles de ce dossier. L’étude d’Isabelle Mons permet de renouveler et de compléter ce que nous croyons savoir de cet artiste.
Sara Vitacca annonce un « Michel-Ange sculpté par les mots : les statues de l’artiste dans la littérature de la fin du XIXe siècle ». Elle campe les caractéristiques d’un michelangelisme d’époque, dont Rodin a été partie prenante [17]. Cet article permet de dépasser l’approche générique en forgeant la catégorie souple de « littérature artistique », permettant de rassembler des textes signés par des auteurs parfois célèbres, parfois très peu connus, et relevant de genres très différents les uns des autres : poèmes et ekphraseis, romans, essais, textes critiques, récits de voyage, etc. Les textes étudiés font certes appel à la figure tutélaire du sculpteur mais aussi à ses œuvres majeures. Parmi les différentes caractéristiques des œuvres de Michel-Ange qui fascinent le public, l’autrice prête une attention particulière au non finito, catégorie sculpturale destinée à une fortune particulièrement féconde, non seulement dans le corpus ici analysé, mais aussi dans des corpus ultérieurs. Théophile Gautier, Gabriele D’Annunzio, Walter Pater et Maurice Barrès sont ici les exemples privilégiés de cette « littérature michelangelesque », où les critiques d’art se font écrivains et où ils semblent sur le point de s’exclamer : « Moi aussi je suis sculpteur ». C’est notamment le cas de D’Annunzio, dont l’article et ses illustrations rappellent qu’il a contribué à concevoir le Vittoriale degli Italiani, ensemble architectural à la gloire des Italiens de la Première Guerre mondiale, comportant des monuments aux morts, une maison-musée, et où fut finalement érigé ensuite le mausolée de d’Annunzio lui-même.
Une section « Poésie » regroupe alors au cœur de ce recueil quatre articles, qui portent sur des auteurs et des autrices apparaissant dans l’ordre chronologique, depuis le XIXe siècle jusqu’aux années 2010.
Ian Grivel consacre « Le sculptural chez George MacDonald : création divine, artistique et poétique » à un poète écossais peu connu en France (1824-1905). Chez George MacDonald la figure d’un Dieu sculpteur, et même d’un Dieu modeleur [18], qui façonne l’homme à la fois par la parole et par la main, se prolonge dans la figure du poète sculpteur, qui taille et modèle ses textes comme s’il s’agissait de marbre ou d’argile. Les vers étudiés par Ian Grivel développent, à l’échelle de l’œuvre entière, cette métaphore promue véritable paradigme. Cet article permet donc d’examiner les significations de la figure du sculpteur et d’explorer plus avant un imaginaire du sculptural qui croise ici non seulement le scriptural mais aussi et surtout le scripturaire. Cette étude de la figure du « poète-sculpteur » forme de surcroît un contrepoint fort bienvenu aux figures de « sculpteurs-poètes » qui apparaissent dans le reste du dossier, tels Rodin (dans le sens défini ci-dessus), Michel-Ange, Brancusi et Carl Andre. Il faut espérer qu’à l’avenir de nouvelles études enrichiront la connaissance de ce corpus des sculpteurs-poètes, auquel on pourrait par exemple adjoindre Antoine Bourdelle [19], Hans Arp [20], Ossip Zadkine et Ipousteguy.
Dans un article intitulé : « La métaphore sculpturale chez Ezra Pound, un idéal poétique et idéologique de la masculinité », Charlotte Estrade étudie les relations de l’œuvre d’Ezra Pound (1885-1972) à la sculpture dans tous ses états, le conduisant à s’intéresser tout aussi bien à l’architecture du temple Malatesta, construit à la Renaissance, qu’aux sculpteurs de son propre temps, Constantin Brancusi, Henri Gaudier-Brzeska et Jacob Epstein, les deux derniers ayant fait son portrait. Pound commente alors des œuvres sur lesquelles il projette, dans une visée idéologique qui a souvent été rapprochée de celle de D’Annunzio, un idéal que nous pourrions presque aujourd’hui être tentés de qualifier de masculiniste. La sculpturalité est saisie ici au prisme d’une confrontation avec la matière dure, et elle peut se faire caution esthétique du fascisme.
L’objet et l’approche de Michel Favriaud sont résolument différents. Dans un article portant sur la poésie contemporaine, l’auteur s’intéresse à trois poètes français, Jean Genet (1910-1986), André du Bouchet (1924-2001) et Charles Juliet (né en 1934), qui ont tous trois entretenu des relations étroites avec l’œuvre de Giacometti. L’exploration des procédés et modalités de ponctuation constitue ici l’angle d’attaque principal de la sculpturalité de l’écriture poétique. La réception de Giacometti par les poètes a été récemment étudiée dans deux ouvrages de grande envergure [21]. Michel Favriaud apporte à son tour une pierre à cet édifice en montrant comment le regard porté sur la sculpture a aussi pu nourrir chez les auteurs qui l’intéresse, et en particulier chez André du Bouchet, le travail sur la ponctuation des textes, menant parfois à l’élaboration de ce que nous pourrions nommer des « textures textuelles », comme on pourra le constater face à deux illustrations que nous joignons à cet article.
Avec « Le sculpturalisme ou le sépulcralisme lyrique de Susan Howe », Marie Olivier nous fait entrer dans l’œuvre de la poétesse américaine contemporaine Susan Howe (née en 1937). Le recueil That This (2010) renvoie à la mort de l’époux de la poétesse, et il se constitue comme un tombeau érigé à la mémoire de ce dernier. Néanmoins, Howe choisit de déstabiliser toute structure stable : elle fait vaciller ce tombeau, et de même elle réduit en ruine, elle émiette les fragments de matière textuelle qu’elle extrait d’œuvres du passé apparaissant comme des monuments de la littérature. La sculpture est un art du toucher au sens où elle suscite, chez les regardeurs, le désir de toucher les œuvres. Les poèmes-collages proposés par Howe mettent en jeu cette envie de toucher les textes, et à travers eux, le langage. Leur texture – notion habituellement rapportée au tissage, mais qui relève pleinement aussi du sculptural – confère une plasticité visuelle et tactile au recueil, grâce à un travail sur la matérialité typographique.
[17] Voir aussi S. Vitacca, Michelangelismes : la réception de Michel-Ange entre mythe, image et création, 1875-1914, Dijon, Les Presses du réel, 2023.
[18] On songe à La Main de Dieu de Rodin, 1898-1902, marbre, H. 0,78 m ; L. 0,54 m, Paris, Musée Rodin.
[19] A. Bourdelle, L’Atelier perpétuel : proses & poésies, 1882-1929, éd. Kopylov et Colin Lemoine, Paris, Paris musées – Editions des Cendres, 2009. Merci à Claire Barbillon d’avoir attiré notre attention sur le « Poème du sculpteur », qui renverse, le temps d’une strophe, la dynamique de l’analogie qui nous intéresse, et qui imagine qu’on puisse sculpter comme on écrit.
[20] I. Rialland, « Lyrisme de l’abstraction », Genres littéraires et peinture, Clermont, 2015, pp. 189-201.
[21] M. Finck, Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Paris, Hermann, 2012 et Th. Augais, Giacometti et les écrivains : l’atelier sans fin, Paris, Classiques Garnier, 2017.