Les articles de Benoît Tane, et dans une moindre mesure, de Claire Gheerardyn, permettent de revenir sur l’opposition entre taille et modelage, formant le point de départ de la réflexion sur la sculpture, et exposée notamment dans le traité De Statua d’Alberti. Prenons le temps de lire les premiers paragraphes de ce texte fondateur, imaginant les origines de la sculpture aux premiers temps de l’humanité :
Artes eorum, qui ex corporibus a natura procreatis effigies et simulacra suum in opus promere aggrediuntur, ortas hinc fuisse arbitror. Nam ex trunco glebave et huiusmodi mutis corporibus fortassis aliquando intuebantur lineamenta nonnulla, quibus paululum immutatis persimile quidpiam veris naturae vultibus redderetur. Coepere id igitur animo advertentes atque adnotantes adhibita diligentia tentare conarique possentne illic adiungere adimereve atque perfinire quod ad veram simulacri speciem comprehendendam absolvendamque deesse videretur. Ergo quantum res ipsa admonebat lineas superficiesque istic emendando expoliendoque institutum adsecuti sunt, non id quidem sine voluptate. Hinc nimirum studia hominum simili-bus efficiendis in dies exercuere quoad etiam ubi nulla inchoatarum similitudinum adiumenta in praestita materia intuerentur, ex ea tamen quam collibuisset effigiem exprimerent.
Sed via alii alia, non eadem id omnes assequi didicere. Namque hi quidem cum additamentis tum ademptionibus veluti qui cera et creta quos Greci πλαστικούς, nostri fictores appellant, institutum perficere opus prosecuti sunt. Alii solum detrahentes veluti qui superflua discutiendo quaesitam hominis figuram intra marmoris glebaminditam atque absconditam producunt in lucem. Hos quidem sculptores appellamus
Je pense que les arts de ceux qui entreprennent d’exprimer dans leur ouvrage les figures et images à la ressemblance des corps créés par la nature naquirent de ceci : à partir d’un tronc, d’une motte de terre ou d’autres corps bruts de cette sorte, ils devaient parfois distinguer quelques lignes avec lesquelles, moyennant très peu de changements, ils produisaient quelque chose de très ressemblant aux vrais visages de la nature. Donc, les considérant et les relevant mentalement, ils se mirent avec soin à faire tentatives et efforts pour voir s’ils pouvaient y ajouter ou supprimer quelque chose et parachever ce qui semblait manquer pour que fût recueilli et détaché le véritable aspect de l’image. Pour autant donc que la chose elle-même indiquait les lignes et les surfaces, en les corrigeant et polissant, ils parvinrent au but, en prenant même du plaisir. À partir de là, il ne fait pas de doute que les hommes, pleins de zèle, accomplissant la même tâche jour après jour, s’exercèrent sans relâche – tant et si bien que, fût-ce sans repérer dans la matière à disposition l’assistance d’aucune similitude inchoative, ils n’en exprimèrent pas moins à partir d’elle l’image qui leur plaisait.
Mais tous n’apprirent pas à atteindre ce résultat par la même voie. Et de fait, certains parvinrent à parachever l’ouvrage proposé par ajouts et suppressions, comme font avec la cire ou l’argile ceux que les Grecs appelaient πλαστικούς (plastikous) et les nôtres modeleurs ; d’autres y parvinrent par le seul retrait de matière, comme ceux qui, en frappant et en tapant sur le superflu, font venir à la lumière la figure d’homme recherchée, enfouie et cachée dans le bloc de marbre. Ceux-là en vérité, nous les appelons sculpteurs [46].
Ici, l’action des premiers sculpteurs marque une progression. Elle est d’abord extérieure comme l’indique la forme intuebantur,que nous traduirions par« ils avaient repéré » (intueor signifiait dans la langue classique« regarder attentivement quelque chose », « fixer le regard sur quelque chose »). Les gestes sculpturaux interviennent ensuite, alternativement, sous la forme de deux infinitifs coordonnés : adjungere adimereve (« ajouter ou supprimer »). Notons que le verbe intueor revient à la fin du paragraphe, cette fois-ci dans une phrase négative, comme si les hommes, progressant dans l’art, n’avaient plus besoin de ce point de départ : ex trunco glebave et huiusmodi mutis corporis fortassis aliquando intuebantur lineamenta nonnulla (« d’un tronc ou d’un morceau de glaise et de ces sortes de corps muets, ils avaient peut-être un jour regardé attentivement quelques traits... »). Ici le complément du verbe est bien lineamenta : ce sont ces « lignes », ces « traits », ces « linéaments » dont il est dit qu’ils sont observés et non les objets eux-mêmes, qui sont à leur place, celle d’une origine : nous pourrions ainsi traduire ex trunco glebave […] intuebantur lineamenta par « c’est à partir d’un tronc d’arbre ou d’un bloc de terre […] qu’ils avaient regardé attentivement des traits... ». Dans les premières lignes, nulle hiérarchie n’est établie entre le fait d’« ajouter » ou de « supprimer » des éléments dans la matière primordiale. Alberti place exactement sur le même plan le fait de tailler le « tronc d’arbre » et de façonner la « motte de terre » (trunco glebave). Le modelage ne constitue en rien une forme inférieure de sculpture. Dans le second paragraphe, en revanche, la terminologie dissocie le modeleur du sculpteur. Il nous semble que cette distinction doit surtout encourager à tenter de penser plus avant comment le paradigme du modelage peut, dans ses spécificités, éclairer le sculptural.
Bien plus, on peut considérer que chaque technique différente, chaque geste faisant naître la sculpture, est susceptible de nuancer la perception de l’analogie entre l’écrit et le sculptural. W. H. Auden déploie cette richesse des paradigmes dans un texte qui forme comme une réécriture d’Alberti, au détour de ses analyses portant sur les poèmes de D. H. Lawrence :
The difference between formal and free verse may be likened to the difference between carving and modeling; the formal poet, that is to say, thinks of the poem he is writing as something already latent in the language which he has to reveal, while the free verse poet thinks of language as a plastic passive medium upon which he imposes his artistic conception. […] If formal verse can be likened to carving, free verse to modelling, then one might say that doggerel verse is like objets trouvés — the piece of driftwood that looks like a witch, the stone that has a profile.
On peut comparer ce qui sépare le vers mesuré du vers libre à ce qui sépare la taille du modelage : le poète de la forme fixe pense en quelque sorte au poème qu’il écrit comme à une entité déjà latente dans le langage, et qu’il doit révéler, tandis que le poète en vers libre pense le langage comme un médium plastique passif dans lequel il impose sa conception artistique […]. Si le vers mesuré peut s’apparenter à la technique de la taille, et si le vers libre à celle du modelage, alors on peut avancer que les vers de mirliton sont comme des objets trouvés [en français dans le texte] – morceau de bois flotté qui ressemble à une sorcière, pierre qui possède un profil [47].
Le modèle de l’objet trouvé, formant une sorte de sculpture « déjà prête », peut s’avérer opérant dans le cas de textes pratiquant la citation et l’autocitation (en particulier dans notre dossier chez Pound, Howe, Andre, Merrill et Foer). Pourtant, il nous semble que c’est plus exactement l’« assemblage », étudié en profondeur par l’article de Claire Mélot, qui constitue le troisième procédé venant compléter la taille et le modelage. Cette pratique du composite et du modulaire, qui a été en quelque sorte inventée par Rodin [48], traverse le XXe siècle (par exemple avec l’œuvre de Carl Andre) et elle perdure au XXIe siècle [49]. Elle exhibe l’hétérogénéité et le disjoint, elle repose sur les rapprochements, parfois arbitraires, de l’hétéroclite. Sans toujours leur donner explicitement ce nom, plusieurs articles évoquent des œuvres pouvant apparaître comme des assemblages (le Vittoriale, le temple Malatesta, les Cantos de Pound, le « poème » composite de Michel-Ange cité par Carl Andre, le recueil de Susan Howe). De futures publications sur l’écrit et le sculptural pourront sans doute prolonger la réflexion sur ce modèle de l’assemblage. Celui-ci semble notamment une voie possible pour saisir le récit au prisme du sculptural. Une journée d’étude intitulée « Fictions sculptées » sera organisée en automne 2024 à l’Université Sorbonne nouvelle par Nathalie Kremer et Caroline Pollentier. Elle sera peut-être l’occasion de pousser plus loin dans cette direction.
[46] L. B. Alberti, La Statue [De Statua, édition bilingue], éd. d’O. Bätschmann et de D. Arbib, avec la collaboration d’A.-M. Certin, Paris, Editions Rue d’Ulm/Presses de l’Ecole normale Supérieure-Musée du quai Branly, 2011, pp. 62-63.
[47] W. H. Auden, « D. H. Lawrence », The Dyer’s Hand [La Main du teinturier], New York, Random House, 1962, p. 287 et. pp. 294-295. Traduction Cl. Gheerradyn.
[48] L. Steinberg, « Rodin », dans Other Citeria. Confrontations with the Twentieth-Century Art, 1972, rééd. Chicago, Chicago University Press, 2007. Traduction française : Le Retour de Rodin, trad. M. Tran Van Khai, Paris, Macula, 1991.
[49] Sur cette notion, voir L’Art de l’assemblage : relectures, sous la direction de St. Jamet-Chavigny et Fr. Levaillant, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011. Cette publication met en valeur le rôle de l’exposition « The Art of Assemblage », organisée en 1961 au MoMA de New York.