Corpus d’étude privilégié
Les textes proposés par les contributeurs dessinent un arc, depuis le XIXe siècle – dont on a pu dire qu’il fut le siècle de la sculpture [23] – jusqu’à l’époque contemporaine. Plusieurs articles se penchent sur les décennies à la jonction entre XIXe et XXe siècles, c’est-à-dire sur une période coïncidant avec une évolution de l’art de la sculpture. Cette dernière se dégage de l’imitation de l’antique, et se transforme en profondeur sous l’impulsion de Rodin, puis de Brancusi. Elle trouve de nouveaux développements avec le cubisme, le futurisme et le primitivisme. Par ailleurs, les contributions rassemblées dans ce dossier éclairent un autre massif important, peut-être moins attendu : la deuxième moitié du XXe siècle et le début du XXIe siècle, où le recours au sculptural permet tantôt de risquer des expérimentations, tantôt de retrouver des formes d’archaïsme. Cet imaginaire contemporain du sculptural se trame de filiations diverses, Jacques Abeille se réclamant du surréalisme.
Rilke et Jules Renard ont connu personnellement Rodin, dont ils évoquent les œuvres ; Pound a fréquenté directement Brancusi, Gaudier-Brzeska et Epstein. Des décennies plus tard, lorsque Genet et du Bouchet parlent des sculptures de Giacometti, lorsque Voznessenski décrit les bronzes de Henry Moore, leurs cas forment une exception. Les auteurs les plus récents ne se réfèrent pas nécessairement à la sculpture qui leur est directement contemporaine. Ils regardent le plus souvent en direction de la sculpture du passé : celle des Grecs (par exemple pour James Merrill, à la suite de Pound), de Michel-Ange encore et toujours (qui ressurgit chez Voznessenski et chez Carl Andre [24]), de Rodin (qui apparaît discrètement à travers « l’homme marchant » décrit par Jacques Abeille), de Brancusi (chez Carl Andre). Les poèmes de Susan Howe se caractérisent en particulier par la profusion de leurs références, retraversant l’art et la littérature de tous les siècles précédents, jusqu’à l’Antiquité. Si les textes récents ne nomment pas explicitement l’art le plus contemporain, peut-être est-ce parce que celui-ci ne se donne pas toujours sous une forme aisément identifiable comme sculpture. Il peut malgré tout nous aider à percevoir le sculptural dans la littérature récente. La sculpture contemporaine innerve sans doute certains textes en secret.
Le corpus étudié par les contributeurs laisse certes place à la littérature russe et italienne, mais il relève avant tout du domaine français (Théophile Gautier, Jules Renard, Maurice Barrès, Jean Genet, du Bouchet, Julien Blaine, Jacques Abeille, Charles Juliet, Christian Prigent…) et du domaine anglophone (George MacDonald, Walter Pater, Ezra Pound, Archibald MacLeish, Susan Howe, James Merrill, Carl Andre, Jonathan Safran Foer…). En cela, ce volume prolonge l’élan des publications qui le précèdent. Les ouvrages collectifs déjà cités, parus en 2000 (From Rodin to Giacometti. Sculpture and Literature in France), en 2006 (Sculpture and Literature in France, 1789-1859) et en 2012 (Ecrire la sculpture) avaient explicitement choisi de se concentrer sur des corpus français. L’importance des artistes français au temps de l’académisme, et le rayonnement de sculpteurs travaillant à Paris comme Rodin, Brancusi et Giacometti, expliquent en partie cette affinité de littérature française avec la sculpture. Une publication récente autour de Brancusi [25] a cependant ouvert l’étude à la poésie écrite dans d’autres langues, comme le roumain, et de manière moins appuyée, l’allemand et l’espagnol.
Du côté anglophone, ce ne sont peut-être pas les sculpteurs eux-mêmes qui ont joué un rôle direct (en dépit de l’importance de Henry Moore et de Barbara Hepworth), mais un poète, placé au cœur même du canon : Ezra Pound. Celui-ci a conduit d’autres poètes vers la sculpture, et réciproquement, parce qu’il a été un passeur majeur de Brancusi, il a amené des sculpteurs à la poésie. Pound enrôle en effet tout aussi bien les sculpteurs de l’Antiquité, de la Renaissance et de la modernité que Théophile Gautier dans son élaboration d’un art poétique. Au début du XXe siècle, la réception de Gautier est donc marquée par une forme d’asymétrie et de désynchronisation. En France, les avant-gardes rendent cet auteur caduc ; ailleurs au contraire, Gautier peut jouer un rôle essentiel pour des poètes de la modernité. Les imagistes (dont Archibald MacLeish évoqué par Claire Gheerardyn) et les membres de Vortex en font une figure fondatrice, comme l’éclairent notamment les articles de Charlotte Estrade [26]. D’autre part, en Russie et en URSS, les acméistes, et tout particulièrement Ossip Mandelstam, érigent Gautier en « maître sculptural » [27]. L’article de Sara Vitacca apporte une contribution substantielle à cette cartographie de la réception mondiale de Gautier quand elle montre l’importance de cet auteur pour les poètes italiens, et en particulier pour D’Annunzio. A contrario, l’intérêt de l’article de Ian Grivel est aussi de faire émerger un écrivain, le poète écossais George MacDonald, qui réinvente le travail poétique comme travail sculptural, mais sans passer par la référence à Gautier, dont il est pourtant peu ou prou le contemporain. MacDonald semble demeurer entièrement extérieur à la filiation évoquée.
On peut faire l’hypothèse suivante : c’est peut-être parce que Pound et son entourage ont contribué à fonder une tradition « sculpturale » en poésie que la bibliographie critique anglophone est relativement fournie. Dès 1985, le livre de Michael North, The Final Sculpture. Public Monuments and Modern Poets (1985) [28] s’est consacré à l’œuvre de quelques-uns des plus grands poètes de langue anglaise : Yeats, Ezra Pound, Wallace Stevens, Robert Lowell et John Berryman. Cet ouvrage a constitué un jalon important au sein des études portant sur la littérature et la sculpture. D’une part, en se concentrant sur les monuments, c’est-à-dire sur des supports de mémoire collective, chargés de significations idéologiques et destinés à représenter l’histoire au sein de l’espace public, Michael North a montré combien il est fécond d’approcher la sculpture par types d’objets et par fonctions. Et surtout, son ouvrage a ouvert la voie à d’autres études portant sur la poésie anglophone : l’ouvrage de Guy Rotella, Castings. Monuments and Monumentality [29] (2004), et celui de Jake Adam York, The Architecture of Address. The Monument and Public Speech in American Poetry (2005) [30], examinant des poèmes de Walt Whitman, de Hart Crane et de Robert Lowell [31]. Ajoutons que les problématiques soulevées par North se retrouvent dans le livre de Liana Giannakopoulou, The Power of Pygmalion. Ancient Greek Sculpture in Modern Greek Poetry, 1860-1960, centré autour des poètes romantiques grecs du XIXe siècle, ainsi qu’autour de Palamas, Cavafy, Sikelianos et Seferis [32].
[23] Louis-Michel Gohel le souligne, « jamais l’architecture n’a fait une telle consommation de statuaire et de sculpture décorative au point que Maurice Agulhon a pu proposer comme définition possible du XIXe siècle, le siècle de la ville sculptée ». L.-M. Gohel « Sculpture et architecture au XIXe siècle, dialogues et conflits », dans Rencontres de l’Ecole du Louvre, La Sculpture au XIXe siècle, une mémoire retrouvée. Les fonds de sculpture, Paris, La Documentation francaise, 1986, pp. 276-277.
[24] Même le poète écossais George MacDonald, évoqué par Ian Grivel, fait référence à Michel-Ange dans ses « Eighteen Sonnets, About Jesus » (1864). On pourrait ajouter que la figure de Michel-Ange aimante le cinéma. On songe à des films aussi différents que Lo Sguardo di Michelangelo de Michelangelo Antonioni (2004) et Il peccato. Il furore di Michelangelo Andreï Kontchalovski (2019).
[25] A.-M. Gîrleanu et N. Lafond (dir.), Constantin Brancusi et les poètes, Op. cit.
[26] Sur la filiation entre Gautier et Pound, voir plus largement Chr. Bains, De l’esthétisme au modernisme. Théophile Gautier, Ezra Pound, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2012. Le premier chapitre de cet ouvrage est consacré à la « forme dure », c’est-à-dire au modèle sculptural du poème.
[27] Selon une expression de Charles Joliet dans le poème « A Théophile Gautier », pièce du Tombeau de Théophile Gautier dirigé par A. Lemerre, Paris, Alphonse Lemerre éditeur, 1873, p. 94. Pour une étude sur Théophile Gautier comme référence commune aux imagistes et aux acméistes, voir S. Fauchereau, « Où Pound et Eliot rencontrent Goumilev, Mandelstam et Akhmatova », Europe, n° 601, 1979, pp. 57-73.
[28] M. North, The Final Sculpture. Public Monuments and Modern Poets, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1985. Ce titre a été inspiré par un vers de Wallace Stevens.
[29] G. Rotella, Castings. Monuments and Monumentality in Poems by Elizabeth Bishop, Robert Lowell, James Merrill, Derek Walcott, and Seamus Heaney, Nashville, Vanderbilt University Press, 2004.
[30] J. A. York, The Architecture of Address. The Monument and Public Speech in American Poetry, New York et Londres, Routledge, 2005.
[31] Pour un état de la recherche plus détaillé, nous nous permettons de renvoyer à l’introduction de la thèse de Claire Gheerardyn (en ligne sur HAL. Consulté le 17 août 2024) et à paraître sous une forme entièrement remaniée aux éditions Pétra.
[32] L Giannakopoulou, The Power of Pygmalion, Ancient Greek Sculpture in Modern Greek Poetry, 1860-1960, Bern, Peter Lang, 2007.