Pour entrer en matière.
Présentation

- Claire Gheerardyn et Benoît Tane
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Dans le sillage des analyses de Georges Molinié [10], Frédéric Sounac, remarque que les recherches intermédiales, « entérinent le fait que les sémioses artistiques (le littéraire, le musical, le pictural, etc.) prennent le pas sur les arts (la littérature, la musique, la peinture), ce qui autorise en théorie une infinité d’hybridations » [11]. Or c’est cette hybridation, cette zone de contacts, de rencontres, de croisements, d’échanges entre sculpture et littérature, que nous avons tenté d’explorer. Une étude séminale portant sur Ezra Pound porte comme sous-titre « Poet as Sculptor » [12]. Cette expression, à condition de l’élargir un peu, pourrait nous servir de programme : il s’agit d’envisager l’écrivain en tant que sculpteur. Pour ce faire, il faut inventer des manières nouvelles de travailler sur les croisements de la littérature et de la sculpture et il faut faire émerger des corpus.

Ainsi, ce n’est sans doute pas parce qu’une sculpture est évoquée ou décrite dans un texte que ce dernier devra nécessairement être qualifié de sculptural. Néanmoins, la présence avérée de la sculpture peut servir de point de fixation, donnant consistance à la catégorie qui nous intéresse. Ce n’est nullement un hasard si, dans le roman de Voesmer, les vers « sculpturaux » lus par Marciana portent sur Carrare et s’ils énumèrent les œuvres des grands sculpteurs, depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle. Dans la même logique, le texte sculptural ne prend pas nécessairement l’apparence d’une sculpture sur la page [13]. Il s’agit pour nous de déborder la seule question de la ressemblance visuelle, et de débusquer des textes qui relèvent de la sculpture « par suggestion, et non dans les faits », selon une expression que nous empruntons au fondateur du groupe Vortex, Wyndham Lewis [14]. Un texte sera donc qualifié de « sculptural » quand un auteur aura tenté d’y inscrire par suggestion certains traits caractéristiques de la sculpture, tels que la tridimensionnalité ou les effets de matière. Nous avons alors proposé d’analyser les textes « sculpturaux » en forgeant des outils empruntés à la sculpture et à sa matérialité dans l’espoir de faire ainsi émerger des lectures inventives [15]. Les contributrices et contributeurs se posent par exemple les questions suivantes : les mots constituent-ils un matériau susceptible de subir différentes façons pour se constituer en surface, en creux, et saillies, en cassures, pour former des contours et des masses ? Certains textes aspirent-ils à faire naître chez leurs lecteurs une « sensation tactile indirecte, imaginaire » [16], selon une expression de Herbert Read ? Et puisque les catégories sculpturales, comme le dur ou l’aspérité, reposent sur une perception par palpation, au prix de quels déplacements peut-on parler de dureté ou de souplesse, de rugosité du langage ou de la forme textuelle ?

 

Présentation des articles

 

Les articles réunis ici constituent majoritairement des versions reprises et entièrement réorganisées des communications proposées lors du colloque de 2019. Les articles sont classés en quatre sections souples, qui n’interdisent nullement d’autres types de recoupements.

Tout d’abord, dans une partie intitulée « A la recherche du sculptural », cette présentation et les articles des co-organisateurs du colloque et directeurs de ce numéro adoptent une perspective générale. En s’appuyant sur des corpus larges, ils engagent une réflexion sur la terminologie et sur des notions qui introduisent aux développements des études qui suivent.

Benoît Tane avec « Sculp. fiction. Sculptural, scriptural, figural : une approche médiale de la fiction » envisage différentes formes de sculpture, tout en laissant une place aux paradigmes du moulage, de l’empreinte, de la gravure et de l’impression. Il invite ainsi à prêter attention non pas seulement aux dispositifs textuels mais aux supports mêmes de l’écrit. Cet article entreprend de réexaminer certains des textes qui relatent les mythes fondateurs de la sculpture et qui en esquissent les premières théories (Ovide, Horace, Sénèque, Pline, Pétrarque, Alberti) tout en les reliant à des œuvres plus récentes, jusqu’à James Joyce, Piero Manzoni ou Maurice Blanchot. Ce dernier, par des chemins qui lui sont propres, retrouve à nouveaux frais l’opposition entre sculpture et littérature (et plus exactement, ici, entre sculpture et livre) qui avait été formulée par Lessing. Or ces auteurs fondateurs et ces théoriciens peuvent ressurgir dans les articles des autres contributeurs. C’est notamment le cas d’Ovide. Ezra Pound et Susan Howe, que Charlotte Estrade et Marie Olivier prennent respectivement pour objets, citent tous deux, sous forme de fragments, les Métamorphoses. Ovide apparaît ainsi comme une sorte de matière première que différents auteurs retravaillent à leur guise. Il paraît alors d’autant plus important de relire le passage que ce poète consacre au mythe de Pygmalion.

Avec l’article « “Comme on sculpte” : de l’écriture à la lecture ? Réflexions à partir de la poésie des XXe et XXIe siècles », Claire Gheerardyn examine comment le texte sculptural n’est pas seulement issu d’un geste d’écriture, mais comment il relève aussi d’un travail par la lecture. Pour cela, elle rassemble un corpus de poésie débordant vers le récit (chez Jonathan Safran Foer), tout en examinant aussi des œuvres plastiques et musicales. Certains auteurs se proposent d’« écrire comme on sculpte », dans un programme de création qui n’est pas nécessairement applicable en tant que tel, mais qui énonce le désir fervent de réinventer le texte et ses pouvoirs. Nombreux sont les poètes (Rilke, Archibald MacLeish, Paul Celan, Christian Prigent, Paul Auster…) qui font l’expérience d’une tactilité de la parole, qui rêvent de faire toucher les mots à leurs lecteurs, qui aspirent à provoquer par le texte une expérience corporelle aussi bouleversante que celle qui naît parfois dans la rencontre avec la sculpture. Or les textes « sculpturaux » qui tentent de mettre en œuvre ce programme, ou qui inventent des procédés consistant par exemple à tailler dans le texte pour en supprimer des éléments, reposent le plus souvent sur la participation dynamique des lecteurs. Ce sont ces derniers qui acceptent d’activer les potentialités sculpturales d’un texte. Le « sculptural » ne constitue pas une catégorie dont l’existence puisse être irrécusablement vérifiée, mais un prisme de lecture possible pour certains textes, un horizon où projeter certains objets textuels pour en enrichir l’appréhension. Il s’agit de lire les textes pour y découvrir des propriétés sculpturales, et parfois même de lire en sculpteur, quelques cas de textes interprétés par des poètes-sculpteurs étant ici évoqués.

 

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sommaire

[10] G. Molinié, Sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, PUF, 1998. Voir en particulier le premier chapitre « Inter-sémiotique, trans-sémiotique – le monde et le mondain », pp. 7-46.
[11] Fr. Sounac, « Entre Kulturkritik et Cultural Studies, une réception “moralisée” de Jean-Sébastien Bach ? », dans Les Etudes de réception : pratiques et enjeux, sous la direction d'A. Cavallaro, Cl. Gheerardyn et D. Rumeau, UGA éditions, à paraître en ligne.
[12] D. Davie, Ezra Pound: Poet as Sculptor, New York, Oxford University Press, 1964. Cité dans notre dossier par Ch. Estrade.
[13] Un texte du poète et collagiste tchèque Jiří Kolář, répète, parfois en le tronquant, le nom de Brancusi, pour dessiner sur la page la silhouette de L’Oiseau dans l’espace (1923) : on reconnait la forme de l’œuvre, mais celle-ci a perdu son volume. Ce poème concret peut donner lieu à des interprétations fort stimulantes, mais il ne constitue nullement le texte sculptural par excellence. J. Kolář, « Brancusi », Gersaintův vývěsni štit [L’Enseigne de Gersaint, 1966], dans Dílo Jiřího Koláře t. VI, [Œuvres complètes], Básně ticha [Poèmes du silence], Prague, Český spisovatel, 1994, p. 96.
[14] Dans un article présentant l’art de la gravure sur bois comme une forme de sculpture miniature, Wyndham Lewis remarque : « [Moritz] Melzer relève de la sculpture lui aussi, mais par suggestion et non dans les faits » (« Melzer is sculpture, too, but by suggestion, not in fact »), W. Lewis, « Notes on Some German Woodcuts » [Notes à propos de quelques gravures sur bois allemandes], Blast, n° 1, 20 juin 1914, p. 136.
[15] Pour une étude des procédés sculpturaux, voir notamment H. Read, The Art of Sculpture, Londres, Faber and Faber, 1956 ; R. Wittkower, Qu’est-ce que la sculpture ? Principes et procédures de l’Antiquité au XXe siècle, Macula, 1977 ; The Modern Sculpture Reader, sous la direction de D. Hulks, Alex Potts, Jon Wood Leeds, Henry Moore Institute, 2007. Pour une réflexion sur la matière, voir Aux limites de l'imitation. L’ut pictura poesis à l’épreuve de la matière (XVIe-XVIIIe siècles), sous la direction de R. Dekoninck, A. Guiderdoni-Bruslé et N. Kremer, Amsterdam et New York, Rodopi, 2009.
[16] H. Read, The Art of Sculpture, Op. cit., rééd. 1968, pp. 116-117.