Le Gargantua illustré par Samivel (1934)
- Anne-Pascale Pouey-Mounou
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D’autres détails enfin traduisent une attention précise au texte et à ses doubles sens, ainsi qu’un jeu avec eux. De même que Samivel semble avoir voulu récupérer à sa manière le prologue, de même aussi il a peut-être rechigné à faire abstraction de Thélème, qui pourrait être suggérée, dans le dernier chapitre, par les arcades aux chapiteaux ornés de pampres qui se dessinent derrière la montagne d’or offerte à Eudémon (p. 59). A la page précédente, sous le dialogue d’un Picrochole en guenilles et de la « vieille lourpidon » qui annonce la venue des coquecigrues (G, XLIX, 132), le bandeau vertical qui le montre surpris par les meuniers en train de voler un âne, assis de dos au premier plan, rend bien visible l’aigle noir qui orne l’écusson de son pourpoint : un aigle impérial sans doute, qui rappelle l’identification traditionnelle de Picrochole à Charles Quint, mais qui n’a qu’une seule tête, et pourrait aussi évoquer l’aigle monocéphale des armoiries prussiennes devenu, en 1871, l’emblème de l’Empire allemand avant qu’Hitler ne lui ajoute une croix gammée en 1935. La valeur iconique du triptyque des portraits de Picrochole et de ses mauvais conseillers (chap. 15, p. 43) traduit sans doute aussi le souci de rappeler la grande scène de la mégalomanie du tyran (G, XXXIII), résumée en trois lignes par l’adaptatrice [31] (p. 45) : il trouve sa raison d’être dans le souvenir du sens politique de l’épisode. La conscience d’une satire sous-jacente transparaît également dans l’épisode des six pèlerins (chap. 18, p. 52), où toute mise en question des pèlerinages a disparu de la version de l’adaptatrice, mais où le détail des coquilles Saint-Jacques [32] qui ornent incongrûment le bas des robes de deux des personnages en fuite va un peu au-delà de la panoplie du parfait pèlerin. Quant à la section sur l’éducation, on peut y remarquer, de façon plus anodine, que le costume de l’enfant à la flûte reprend certains détails du costume du prince laissés de côté par le frontispice, comme la chaîne d’or à son cou (p. 27), que la grande illustration de Gargantua à cheval le situe quelque part entre le Moyen Age et le Far West (p. 29), et que quand il grimpe à la corde (p. 30), devant un Gymnaste en pourpoint, son pantalon de toile et son gilet en damier évoqueraient plutôt un randonneur des années trente. Enfin, l’alchimiste visité par le prince (p. 35), présenté de façon neutre par le texte comme un artisan parmi d’autres (G, XXIV, 71 ; chap. 12, p. 34), apparaît au milieu de ses cornues et grimoires sous une arcade dont une sphère armillaire à gauche, et une toile d’araignée à droite, au-dessus d’un énorme soufflet, complètent la courbe symétriquement. La colonne, la sphère, les livres, emblèmes du savoir à acquérir, s’élèvent sur la gauche de l’image, mais à droite on voit surtout, derrière les formes tarabiscotées des cornues, le creuset dont s’échappe une fumée noirâtre et, sous le soufflet dont la corde pend devant l’alchimiste qui touille sa mixture, l’araignée suspendue au-dessus de sa tête. L’œil de Gargantua qui apparaît à sa fenêtre, tourné vers l’alchimiste, ne voit pas la colonne, la sphère, ni les livres à sa droite ; il est rivé sur cette scène : une araignée dans son plafond.

Humour potache encore, réorchestration d’une dépréciation topique, ou parodie du savoir à la puissance deux ? La scène, pour le jeune public, exploite l’imagerie traditionnelle associée au sorcier, mais peut-être aussi d’autres références, comme L’Alchimiste de Bruegel (pour le soufflet, les cornues, la fenêtre, le bonnet de l’alchimiste et surtout le détail de la fumée noire), ou, plus lointainement, pour les emblèmes du savoir, la Mélancolie de Dürer, dont le soleil noir se serait fait toile d’araignée. Mise en abyme surtout – où le géant, contemplant de l’extérieur l’alchimiste qui nous regarde en souriant, de ce cadre en miniature que constitue la fenêtre ouverte, porte un regard curieux et critique sur cet espace empli de livres –, cette image attire l’attention sur la manière dont l’illustrateur sait faire parler les livres. On a vu que Maître Thubal Holoferne disparaissait derrière les siens (chap. 3, p. 11) ; au rebours, dans l’illustration de la harangue de Janotus de Bragmardo, les livres, en bonne intelligence avec les pichets, sont du côté de Gargantua et de ses gens, tandis que l’orateur crachote sur un rouleau médiéval (chap. 7, p. 19). L’image de l’alchimiste, elle, nous parle d’enfance et de savoir, ou d’un livre d’enfant confrontant de multiples savoirs, que scrute en un clin d’œil saisi sur le vif, par la minuscule ouverture d’un cadre, d’un regard fragmentaire – d’illustrateur ou de lecteur –, un enfant… très grand.

 

S’il est difficile de déterminer, dans cet album, comment s’est concrètement organisée la collaboration de l’illustrateur et de l’adaptatrice, il convient en tout cas de placer ces illustrations sous le signe de la rencontre : rencontre avec un texte canonique, avec un univers et avec une langue. Cette rencontre se veut pleinement littéraire : il s’agit pour Samivel de magnifier un grand livre reconnu et aimé comme tel. Le texte rabelaisien, visiblement lu et relu dans une version plus intégrale que celle de son adaptatrice, et apprécié pour la vigueur de son style, est pour lui un lieu de retrouvailles avec soi-même et d’expression. Occasion de renouer avec la « grande littérature », celle que l’on a apprise, comme avec l’enfance et ses jeux, et transposition littéraire de l’ivresse des cimes, ces illustrations se veulent aussi, de façon plus inhabituelle, la réaffirmation d’un lien vivace avec la nature et avec la communauté des hommes, citadins ou villageois, au milieu du cercle desquels s’inscrit le plaisir de conter. Par son dispositif paratextuel, l’agencement de ses images et leurs références textuelles et iconographiques, l’album illustré prétend dès lors faire œuvre, offrir des chemins de lecture, dans une architecture parallèle, qui répond au chamboulement du texte adapté par ses propres voies de renouvellement : l’arcade inaugurale d’un pont, l’escalier à vis d’un château, le polyptique d’un moine qui quitte le cloître et la suggestion finale d’un cloître aux colonnes couronnées de pampre sont autant d’invitations à aller plus haut, plus loin. Par ses clins d’œil enfin, autoréférentiels et intertextuels, adressés aux lecteurs de tous âges, le dessinateur, en nous rassurant sur les velléités didactiques de l’ouvrage, nous assure en même temps de sa conscience d’auteur et attire l’attention sur d’autres dimensions du texte source que cette adaptation pour enfants laisse de côté. Si le gigantisme des personnages rabelaisiens séduit Samivel par ses hauteurs, à cette altitude il faut ajouter la profondeur.

 

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[31] « Mais l’ambassadeur eut beau venir avec tous ces dons […], Picrochole, conseillé tant par un de ses capitaines nommé Toucquedillon […], que par ses autres ministres, notamment le duc de Menuail et le comte Spadassin, qui lui firent entrevoir la conquête du monde, Picrochole donc accepta fouaces, charrettes et bœufs, avec l’argent, et continua la guerre. »
[32] Relevé par Isabelle Olivier et Gersende Plissonneau, « Gargantua et ses adaptations… », art cit., § 50-53.