Le Gargantua illustré par Samivel (1934)
- Anne-Pascale Pouey-Mounou
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A cette dernière catégorie se rattachent, outre les bandeaux horizontaux déjà évoqués, toujours disposés deux à deux, les doubles pages qui comportent trois ou quatre illustrations, disposées en haut de chaque page et latéralement, en bandeaux verticaux. Le cas unique d’une double page à trois illustrations, dans le dernier chapitre (chap. 20, pp. 58-59), s’explique sans doute par l’effet de saturation recherché en fin d’ouvrage et par la brièveté de ce chapitre. Elle n’en compose pas moins un contraste significatif entre le tyran et le bon roi : la première de ces deux pages détaille les mésaventures de Picrochole après sa défaite, en deux images, tandis que la seconde célèbre, en regard, la libéralité de Gargantua. Les trois arcades devant lesquelles s’érige la montagne d’or offerte à Eudémon – donnant la mesure de celle-ci, dont le sommet non seulement les dépasse, mais sort du haut du cadre – font écho, de surcroît, à celle du pont sur lequel s’ouvrait le premier chapitre (p. 5). Deux doubles pages sont par ailleurs ornées de quatre illustrations, consacrées respectivement aux jeux enfantins (chap. 2, pp. 8-9) et à la défense du clos de Seuillé (chap. 13, pp. 38-39). Elles obéissent à un triple principe, d’encadrement esthétique, d’association thématique et d’enchaînement narratif, en particulier pour l’épisode de Seuillé. La première page du premier ensemble est en fait plus disparate, puisque le repas de l’enfant avec les chiens (bandeau vertical) et son dressage du cheval de bois (haut de la page) proviennent, dans le texte source, de chapitres différents (G, XI-XII), qu’a réunis l’adaptatrice ; le visage poupin de l’enfant qui mange et l’air assuré de celui qui présente, sur la page suivante, ses « chevaux » à ses visiteurs trahissent des âges différents, comme si on le voyait grandir en accéléré sur ces deux pages. Mais l’unité thématique de la première page est assurée par le bestiaire. La seconde présente une disposition remarquable où l’on suit des yeux, sur le bandeau vertical de droite, l’ascension des visiteurs jusqu’à la porte ouverte de la salle des « landiers » de l’image supérieure, en continuité avec le tracé de la vis de l’escalier ; appuyée au cheval de bois en regard, censé se trouver dans la même pièce, l’échelle qui a permis à l’enfant d’y grimper préfigure en miniature l’escalier gravi par les visiteurs. Ces pages, qui se lisent de bas en haut, reproduisent spatialement l’étagement du château : à l’architecture de la page se surimpose celle du bâtiment. L’illustration de l’épisode de Seuillé paraît encore plus concertée. Structuré en polyptyque, cet ensemble se lit cette fois de façon continue et circulaire, d’un bandeau latéral à l’autre, et joue sur de riches effets de symétrie : les deux images du haut opposent, en négatif, deux visions de frère Jean sortant du monde du cloître, d’abord de dos, à contre-jour, noir sur fond blanc, au seuil de la chapelle éclairée où s’entassent les moines apeurés, puis en pleine action, blanc sur fond noir, faisant un tas informe des ennemis, tandis que les bandeaux latéraux opposent, de part et d’autre de l’enceinte du cloître, les troupes de Picrochole vendangeant gaiement parmi les treilles puis fuyant à toutes jambes hors du « clos de l’abbaye » ; un fragment du mur montre chaque fois que dans un sens puis dans l’autre, une limite a été franchie, dans un effet de profondeur. Justement célèbres, ces illustrations composent sur la page une architecture nouvelle où la sortie du cloître est matérialisée spatialement à travers le franchissement de deux seuils.

C’est dire que ces illustrations résultent d’une lecture de près du texte rabelaisien, et non seulement de son adaptation. Les incohérences relevées – comme la mauvaise affectation de la scène de chasse et de la rasade de vin pineau – donnent à penser que la collaboration de l’adaptatrice, de l’illustrateur et du compositeur n’a pas été totale, et que la disposition des images s’est parfois faite en fonction d’impératifs techniques, esthétiques ou thématiques éloignés de la lettre du texte. Samivel semble avoir choisi les sujets de ses illustrations à partir du texte intégral, sans savoir nécessairement encore ce que Mad H. Giraud en ferait, et, lors de la composition, leur concordance avec le texte n’a pas toujours été vérifiée : un autre exemple en est l’illustration du jeu de saute-mouton et du jeu de billes, que ne mentionne pas l’adaptatrice, alors qu’il était si facile de les ajouter à la liste qu’elle donne des jeux du géant, après avoir précisé qu’il « en connaissait 214 » (chap. 9, p. 24). Bien plus, les légendes de certaines illustrations confirment que Samivel a travaillé pour une partie d’entre elles indépendamment – ou en parallèle – du travail d’adaptation de Mad H. Giraud, à partir du texte rabelaisien (ou d’adaptations antérieures) ; mais aussi que pour d’autres, il avait sans doute à la fois le texte original et sa version adaptée sous les yeux. Les illustrations en noir en pleine page sont accompagnées de légendes suscrites composées d’un titre et d’une citation qui suit la version remaniée ; mais les cartouches insérés dans les images, sous la forme de rouleaux de parchemin – des phylactères –, réfèrent tantôt au texte de l’adaptatrice [22], tantôt au texte rabelaisien, tantôt aux deux, ou à d’autres versions encore. En témoigne avant tout celui de l’image inspirée de l’épisode des six pèlerins, « But un horrible trait de vin pineau » (G, XXXVIII, 105 ; chap. 17, p. 49), en comparaison du texte de l’adaptatrice, « Par là-dessus il but un grand coup de pineau […] » (chap. 18, p. 53), avec lequel le rapprochement n’a pas été fait lors de la composition ; mais d’autres exemples vont dans le même sens. Ainsi, le phylactère qui indique « Les chiens mangeaient dans son écuelle » (p 8) suit Rabelais (« Les petitz chiens de son père mangeoient en son escuelle », G, XI, 34-35) de plus près que Mad H. Giraud (« il (…) laissait les chiens manger en même temps que lui en son écuelle », p. 7) ; celui du cheval de bois, « Afin que toute sa vie fut bon cavalier » (p. 8), traduit Rabelais (« affin que toute sa vie feust bon chevaulcheur », G, XII, 36) avec les mots de Mad H. Giraud (« Son père, qui désirait qu’il fût bon cavalier », p. 7), mais en suivant le phrasé rabelaisien ; celui de la leçon de flûte (« Il apprit jouer de la flute », p. 27, cf. G, XXIII, 67) présente comme chez Rabelais un infinitif complément d’objet sans indice [23]… et le cartouche « On s’en allait coucher » (p. 33) est éloigné des deux versions [24] ! Plus subtilement, le cartouche « Se mit à pleurer comme une vache » (p. 14) reprend le texte de Mad H. Giraud, qui a modernisé la périphrase verbale inchoative (vs. « il se print à plorer comme une vache », G, XV, 45), mais sans les guillemets qu’elle a ajoutés à cette comparaison apparemment peu assumable (« Il se mit à pleurer “comme une vache” »), et sans pronom sujet également [25], dans un archaïsme voulu. De même, on retrouve, parmi les illustrations de l’épisode de Seuillé, l’exclamation de frère Jean devant les moines psalmodiant, « C’est bien chien chanté » (p. 38, cf. G, XXVII, 78), que Mad H. Giraud a préféré édulcorer (« C’est ma foi, dit-il, bien chanté », pp. 39-40). Ces cartouches traduisent ainsi le goût de l’illustrateur pour la verdeur du langage de Rabelais autant que pour les consonances archaïsantes de sa langue elle-même [26] : il en fera du reste un pastiche, dans les Contes à pic de 1951 [27].

 

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[22] Par exemple pour l’assaut de la Roche-Clermaud, « et l’assaut commença… », chap. 19, p. 55, là où Rabelais écrivait « Ce pendent l’assault continuoit » (G, XLVIII, 129), dans un passage que l’adaptatrice a fortement tronqué.
[23] Voir Georges Gougenheim, Grammaire de la langue française du seizième siècle, Paris, Picard, 1984, p. 137 ; Sabine Lardon et Marie-Claire Thomine, Grammaire du français de la Renaissance. Etude morphosyntaxique, Paris, Classiques Garnier, 2009, chap. XII, § 11, pp. 272-273.
[24] Voir Rabelais, G, XXIII, 70 (« Ce faict entroient en leur repos ») et Mad H. Giraud, chap. 11, p. 34 (« Ceci fait, ils prenaient un repos bien gagné »).
[25] Voir Sabine Lardon et Marie-Claire Thomine, Op. cit.,chap. III, § 19-20, pp. 83-84.
[26] Voir Gérard Defaux, Rabelais agonistes : du rieur au prophète. Etudes sur Pantagruel, Gargantua, Le Quart Livre, Genève, Droz, 1997, chap. 2, « Pantagruel et les sophistes », pp. 124-125 (sur « l’archaïsation du style ») ; et Mireille Huchon, « Rabelais et le vulgaire illustre », dans La Langue de Rabelais – La Langue de Montaigne, dir. Franco Giacone, Genève, Droz, 2009, (pp. 19-39), pp. 34-37.
[27] Samivel, Contes à pic, Paris-Grenoble, B. Arthaud, 1951. Voir mon art., « La “Deuxième Marmotte” du Bégo : un pastiche rabelaisien de Samivel », à paraître dans L’Année Rabelaisienne, n° 8, 2024.