Effets de lecture : l’art du détail
Ces remarques justifient d’observer de plus près comment Samivel suit, et interprète, le texte rabelaisien. C’est par un art caractéristique du détail que les allusions textuelles – et intertextuelles – s’inscrivent dans les illustrations. De cet art du détail, le frontispice est représentatif, faisant office de pacte de lecture iconographique. La scène fait écho, du moins on peut le supposer, à l’entrée de Gargantua dans Paris, où il « fut veu de tout le monde en grande admiration » (G, XVII, 48). Selon la version de Mad H. Giraud, « il (…) fut alors, pour tous ceux qui le voyaient, un grand sujet d’admiration » (chap. 6, p. 16) : la notion moderne d’« admiration », ici privilégiée sur l’acception ancienne de ce mot, « étonnement » [28], justifie pleinement la position liminaire de cette image et sa fonction symbolique de référence à une histoire littéraire qui a « classicisé » Rabelais. Le costume bleu et blanc de Gargantua, dont la coupe ne reflète ni le texte rabelaisien ni, d’ailleurs, les modes vestimentaires du temps, présente néanmoins des détails qui sont absents de la version de Mad H. Giraud, en particulier la robe bleue, une bourse – qui n’a cependant rien d’une couille d’éléphant (G, VIII, 26) –, des souliers bleus et un bonnet bleu – et non blanc comme chez Rabelais, mais orné comme chez lui d’« une belle plume bleue » prise, précisait Rabelais, « d’un Onocrotal du pays d’Hircanie la saulvage », « bien mignonnement pendante », non pas comme chez Rabelais « sus l’aureille droite », mais sur la gauche, à notre droite ; ses doigts s’ornent de pierres précieuses énormes, une rouge à l’index de la main gauche et une verte au majeur de la droite, correspondant exactement à l’escarboucle et à l’émeraude du texte rabelaisien (G, VIII, 27). L’image fourmille de détails. Aux fenêtres des maisons, l’attitude des personnages suggère des intrigues interrompues : un homme entre deux âges enlace une jeune femme, une vieille à demi cachée par l’embrasure voisine semble les épier ; en face, un pot de fleurs est en train de tomber. Les gargouilles penchées vers Gargantua font écho à ces têtes ahuries, soupçonneuses ou rieuses par une agressivité qui semble concentrée en elles seules, neutralisant, comme dans le dizain liminaire du Gargantua – non retenu par l’adaptatrice – les réactions négatives en même temps qu’elles suggèrent, peut-être, par paronomase avec le mot « gargouille », le nom du géant éponyme. Aux pieds de Gargantua, formant un triangle animalier avec elles, et contrastant avec leur animosité, un petit chien remue la queue : quémanderait-il un os à moelle ? Devant lui, deux jeunes enfants qui se tiennent par la main courent dans notre direction en souriant, comme pour annoncer la nouvelle à d’autres ; derrière le géant, au-devant de la foule, un autre enfant, fille ou garçon, portant braies, robe et bonnet, le contemple avec étonnement, la main droite devant la bouche dans un geste de surprise, une poupée ballant au bout de son bras gauche. Les vêtements des adultes indiquent plusieurs conditions sociales : un tavernier bedonnant en tablier, deux moines, un personnage à lunettes et chapeau pointu, un riche marchand… qu’un tire-gousset détrousse dans le coin inférieur gauche en profitant de sa distraction – clin d’œil probable à L’Escamoteur de Jérôme Bosch. Plusieurs personnages de ce tableau pourraient en effet avoir inspiré l’attitude de ceux de cette scène : le couple (passé à la fenêtre), un marchand vêtu de vert (passé au premier plan), et jusqu’aux lunettes de l’escamoteur (passées sur le nez du savant ahuri). La plupart des hommes ont de gros nez rouges, et le coin inférieur droit de l’illustration est occupé par les buveurs de la taverne et le tavernier, sous l’enseigne « A la truie qui file » : nouveau clin d’œil possible à une enseigne du XVIe siècle conservée au Musée de Cluny [29], et qui fut peut-être associée à des rites carnavalesques. Enfin la rigole d’écoulement qui court entre les jambes du géant, pavée et pourvue d’un puits grillagé à ses pieds, par-delà l’effet de perspective et de couleur locale [30], rappellera aux esprits mal tournés le déluge urinaire à venir, auquel Samivel n’a peut-être pas tout à fait renoncé. La valeur fédératrice de cette illustration est patente : rassembleuse, ouverte à tous publics et à tous âges, elle accorde une place privilégiée au rire des enfants et à la consécration littéraire du bon géant, mais s’adresse aussi aux amateurs d’art et de folklore, tout en concédant une place en coin aux « Beuveurs tresillustres » du prologue, en suggérant les plaisirs des adultes occultés par la version de l’adaptatrice, et en détournant sur les vieilles gargouilles médiévales une charge polémique également absente de cette version, mais que le public adulte sait néanmoins exister.
Pour topique qu’elle soit, l’exploitation du motif de la boisson semble d’autant mieux pouvoir être interprétée en ce seuil de l’album comme une allusion au prologue que la lettrine du premier chapitre – un C majuscule orné d’un cep de vigne (p. 5) – et son illustration de tête le réorchestrent avec, pour cette dernière, une nette valeur spéculaire. Au pied du pont que traverse la charrette-landau de Gargantua apparaît en effet, dans le coin inférieur droit, le visage d’un pêcheur au nez rouge, qui, en souriant, fait un signe de la main au cortège. Sa position fait écho à celle des buveurs du frontispice : difficile de ne pas y voir l’image du lecteur auquel l’ouvrage s’adresse. Dans son propre dispositif paratextuel, l’illustrateur aurait ainsi réinvesti les détails du prologue que ne pouvait intégrer un album pour la jeunesse, mais qu’il savait intégrés par ses lecteurs adultes. Il assume par là une double destination de l’ouvrage et revendique une part d’héritage « classique » et plus complète.
Par-delà l’accent attendu qu’elle met sur la bonne chère, la page de couverture présente une autre forme de subtilité. Le personnage du mangeur, les yeux tournés vers le cochon qu’il tient à sa gauche, et le cou orné d’un bavoir d’hermine, apparaît d’autant plus rond qu’il a un triple menton, et qu’à ces trois plis concentriques – rayonnant de sa bouche lippue jusqu’aux replis du bavoir – répondent les trois serviteurs qui assaisonnent son festin de moutarde. Cette fois encore, l’image fait écho à un passage précis du récit, celui du régime de vie scolastique de Gargantua à qui « quatre de ses gens (…) gettoient en la bouche l’un après l’aultre continuement moustarde à pleine palerées » (G, XXI, 57) – c’est-à-dire, selon la version de Mad H. Giraud, qu’ils « lui jeta[ie]nt dans la bouche des pelletées de moutarde » (chap. 8, p. 23). Mais elle fait surtout allusion à la célèbre gravure de Gustave Doré où l’on voit le géant lécher deux cuillères qu’on lui tend, transversalement, du haut d’une balustrade à gauche de l’image. Dans l’illustration de Samivel, les serviteurs sont au nombre de trois – un qui tient l’échelle et deux qui servent la moutarde – et les « cuillères » de ces deux derniers sont des pelles qui forment, à la différence des cuillères de Gustave Doré, deux lignes parallèles en intersection avec les boursouflures du menton de Gargantua. Leur attitude de travailleurs, adossés aux barreaux de l’échelle, leur synchronisation, leur geste calme et précis qui n’a rien d’un jet de moutarde, ni d’une becquée de bébé, et n’est même pas tendu vers la bouche du prince, mais caresse plutôt la surface de son visage, enfin le pot de moutarde qui goutte à l’extérieur du cadre à la façon d’un pot de colle ou de peinture, suggèrent l’activité de peintres en bâtiment ou de colleurs d’affiches ; leurs pelles ne font pas tant office de cuillères que de pinceaux. Peut-être même pourraient-ils évoquer ces publicités du premier tiers du XXe siècle où s’ordonnent trois figures de peintres ou de buveurs en séquence, telles celle d’Eugène Vavasseur pour la peinture Ripolin (1898-1913) ou du graphiste Cassandre pour le vin Dubonnet (1932). Ainsi, tandis que le regard du prince paraît devoir orienter le nôtre vers le cochon au premier plan à droite, dans le sens de la lecture, notre regard est attiré en chemin par le détail des présentateurs de moutarde, qui regardent Gargantua ou plutôt son image, et par le troisième serviteur qui les regarde. Comment ne pas y voir une signature ? Le serviteur en contrebas, dont on ne voit que la tête et la main gauche, n’est pas loin d’occuper la position d’orant du peintre ou du donateur dans les peintures anciennes, à ceci près qu’au lieu de contempler le sujet principal du tableau il observe ces autres artisans qui sont un prolongement de lui-même, illustrateurs à la mode d’aujourd’hui, aquerellistes et afficheurs d’une image connue qu’ils consacrent, retouchent et assaisonnent, comme Samivel. Le débordement du coude des deux moutardiers et de leur pot de moutarde ne symbolise alors plus tant l’exubérance rabelaisienne que l’émergence de l’illustrateur, né de l’image et visible en relief au-dehors d’elle.
[28] Cf. Alain Rey (dir.) et al., Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2000, s. v. « admirer ».
[29] En ligne sur le site de l’INHA (en ligne. Consulté le 2 mai 2024).
[30] Voir encore chap. 19, p. 57, dans l’illustration de la prise de la Roche-Clermaud.