Le Gargantua illustré par Samivel (1934)
- Anne-Pascale Pouey-Mounou
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Outre l’accent mis sur le gigantisme et le jeu, se discernent des traits d’humour potache mêlés d’un brin de didactisme. Au rebours de la leçon du texte rabelaisien et de la version de l’adaptatrice elle-même, le jeune géant n’est pas montré dans ses succès, y compris lors de sa formation humaniste, mais dans ses efforts malhabiles pour suivre les prescriptions de ses maîtres, ce qui dispose à la sympathie : Gargantua n’a rien d’un élève modèle. Passe encore qu’il dodeline en toussant devant un Thubal Holoferne insignifiant, caché derrière ses livres, tandis que des mouches volettent jusque sur son nez (chap. 3, p. 11) ; mais ses essais à la flûte (chap. 10, p. 27), louchant, suant et soufflant dans un frêle instrument au son aigrelet, et battant la mesure devant un tout petit pupitre, ne peuvent que résonner avec des expériences enfantines analogues ; les observateurs attentifs verront sur sa partition qu’il joue, en tout anachronisme, le « Clair de lune » de Werther [17], dont les souffrances s’accordent avec les siennes. Plus loin, son numéro de voltige sur un cheval exorbité et tétanisé (chap. 11, p. 29), dans une armure brinquebalante dont les accessoires tressautent de toutes parts tandis qu’un oisillon épouvanté s’envole à tire-d’aile, est un mixte de saut à la perche et de rodéo ; le grimper à la corde, jusqu’au haut d’une tour, montre en gros plan un fessier dodu peu apte à l’escalade (Ibid., p. 30). De plus, on voit grandir l’enfant au fil des illustrations, ce qui n’en autorise que mieux le jeune lecteur à rire des déboires d’un géant fantasmé comme plus petit que lui, puis comme dadais monté en graine. C’est ainsi qu’après la confrontation avec Eudémon, le bandeau vertical qui présente le visage larmoyant de l’enfant « pleur[ant] comme une vache » (chap. 4, p. 14) sous le visage déçu et soucieux de son père, en surplomb, le front creusé de sept rides profondes, le sourcil broussailleux et la bouche abaissée en une moue attristée, fait de lui un cadet braillard du jeune lecteur, ainsi flatté dans sa supériorité. Plus loin, devant Janotus de Bragmardo (chap. 7, p. 19), Gargantua a tout du collégien qui pouffe, et il apparaît encore plus grand, mais nullement plus à l’aise, sur son cheval de voltige, le visage crispé par l’effort (chap. 11, p. 29). Cependant, la verticalité de l’image du petit enfant qui pleure sous les yeux de son père (p. 14) souligne discrètement la vigilance des adultes. On peut en dire autant des mouches qui rappellent qu’il faut se laver (p. 11) ou de l’illustration que commente, au terme du chapitre sportif, le cartouche « On s’en allait coucher » (chap. 11, p. 33) : on y voit une enfilade de portes devant lesquelles les pantoufles royales, au premier plan, sont rangées aussi sagement que les autres, tandis qu’une bougie qu’on vient de souffler fume encore dans le couloir. Il est tentant de voir dans cette image un signal typique de ces histoires qu’on lit le soir aux enfants selon le rituel familial, annonçant qu’il sera bientôt temps de refermer le livre.

Un troisième critère est enfin la recherche d’effets visuels qui parlent à l’illustrateur. Ainsi dans l’image qui vient d’être citée : le travail de la perspective y est tel que l’énormité des pantoufles ne s’y révèle qu’au second regard. Plus généralement, Samivel semble avoir trouvé dans la stéréotypie associée aux univers rabelaisien et enfantin des lieux où s’installer pour déployer sa sensibilité propre : c’est le cas notamment du gigantisme, du bestiaire et des scènes de ville. On peut supposer en effet que les variations d’échelle liées au gigantisme ne sont qu’une transposition de son intérêt pour les montagnes : le récit s’ouvre sur l’image de la promenade du bébé dans sa charrette, passant sur un petit pont de pierre (chap. 1, p. 5) ; l’assaut de la Roche-Clermaud (chap. 19, p. 55), l’ascension de la tour (chap 10, p. 30), et même la montée des escaliers qui mènent aux chevaux de bois (chap. 2, p. 9), rappellent le sourire de l’aquarelliste devant les alpinistes plus ou moins chevronnés qu’il met en scène, et le géant est une altitude à lui tout seul. Le bestiaire, quant à lui, paraît surreprésenté dans la section de l’enfance : bœufs (p. 6), chiens (p. 7), chevaux de bois (p. 7) ou de voltige (p. 28) et sanglier (p. 31) sont certes présents dans le texte, mais ils sont loin d’y occuper une position-clé ; or Samivel leur donne un relief inusité. En témoigne l’illustration en couleurs de la chasse au sanglier (pp. 24/25) : Gargantua y apparaît avec ses gens au second plan d’un paysage automnal, chevauchant un destrier gris et soufflant dans son cor sous les feuilles qui se détachent des frondaisons orangées ; un château blanc à toit rouge se découpe à l’horizon ; au premier plan, un sanglier s’enfuit, ainsi qu’au pied d’un gros arbre, des lapins bondissant parmi les champignons et les feuilles mortes, tandis qu’un écureuil orange comme le feuillage se tapit sur le tronc de l’arbre et qu’au creux de celui-ci brillent des yeux inquiets, sans doute ceux d’un hibou : le chevalier n’est qu’un prétexte, la nature a pris le dessus. L’image trouve un écho dans les adaptations par Samivel du Roman de Renart, en particulier le splendide décor automnal de Goupil, réalisé deux ans plus tard (1936), dont les teintes rousses donnent le ton d’un album centré sur le renard : on y retrouve le pied d’un arbre – un chêne cette fois –, des champignons, des lapins, des écureuils, dont l’un collé au tronc de l’arbre, sous son trou, avec en outre des souris, des fourmis et un rouge-gorge qui chante à pleine voix au-dessus de cette célébration poétique de la saison :

 

Quand Automne en saison revient, la forêt met sa robe rousse et les glands tombent sur la mousse où dansent en rond les lapins. Les souris font de grands festins pendant que les champignons poussent. Ah, que la vie est douce, douce, quand Automne en saison revient ! [18]

 

De même, les scènes de ville du Gargantua – telles l’épouvante des habitants au cri du prince à la voix de Stentor (p. 31) et l’entrée des troupes gargantuines menées par frère Jean dans la Roche-Clermaud (p. 57) – présentent des analogies frappantes, dans Le Joueur de flûte de Hamelin réalisé pendant la guerre (1942), avec les images de la ville de Hamelin ravagée par les rats ou traversée par leur troupe compacte que le joueur de flûte attire à l’extérieur [19]. Dans ces scènes urbaines du Gargantua, on remarquera enfin l’absence de Notre-Dame : l’histoire s’incarne sur la place du village ou du quartier, dans un espace universel.

On peut enfin supposer que Samivel a pu être intéressé par les passages qui signalaient explicitement une structure de spectacle, telle la précision « et le faisoit bon veoir » (G, VII, 23), ou « il était agréable à voir » (chap. 1, p. 6) à propos de la charrette de Gargantua, ou la dimension théâtrale évidente de la harangue de Janotus de Bragmardo. Ce dernier est ainsi représenté en pleine page (p. 19), de trois-quarts dos, au premier plan, en guenilles, toussant sur son parchemin, tandis que, face à nous, Gargantua, assis sur son trône, et ses gens, sur des bancs, occupent tout le fond de la salle, et pouffent en le contemplant. Samivel inverse ici le dispositif du spectacle : il nous installe en coulisses d’une mise en scène dont les spectateurs seraient le centre, voire sur la scène même, en suivants de Janotus. Un dallage de carreaux noirs et blancs, auquel font écho les losanges des vitres des fenêtres et les lignes horizontales des poutres, unit l’orateur, debout sur une dalle blanche, à son auditoire en une perspective imposante. Ou plutôt, en dépit des codes de la perspective, le roi occupe une place bien plus grande que Janotus, et le dallage donne la mesure de cette disproportion : Gargantua est plus de trois fois plus large que l’orateur et son trône occupe la largeur de cinq dalles. Des pichets, un tabouret et des livres de tailles diverses disposés négligemment sur les dalles renforcent l’effet de perspective en achevant de désorienter nos réflexes : sur le côté gauche de la salle, un livre minuscule apparaît devant un livre grand comme la fenêtre au-dessus de lui, un pichet moyen devant un broc énorme, aux pieds de Gargantua. Et, si tant est que ce dallage évoque un échiquier, alors Janotus semble bien en être le fou !

 

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[17] Partition pour orchestre de l’opéra de Jules Massenet, d’après Les Souffrances du jeune Werther de Goethe.
[18] Goupil, Op. cit., 1936, rééd. 1996, p. 6. Voir aussi Brun l’Ours et Les Malheurs d’Ysengrin, Op. cit.
[19] Le Joueur de flûte de Hamelin, Op. cit., n. p., [pp. 8 et 15]. Voir aussi, plus lointainement, le village de Barbichette-en-Lardois dans Brun l’Ours, Op. cit., p. 12.