Résumé
Le Gargantua pour la jeunesse de Mad H. Giraud (1934) voit son illustrateur Samivel dialoguer non seulement avec le texte de l’adaptatrice, mais avec Rabelais lui-même. Pour cet album, Samivel s’inscrit dans une topique (le gigantisme et la bonne chère) qu’il réinterprète par la valorisation de l’imaginaire enfantin mais aussi de ses prédilections propres, la nature, l’altitude et les communautés villageoises. Le format et la disposition des illustrations (quelle que soit la part qu’il y a prise) expriment ces orientations tout en esquissant une architecture signifiante, qui réfère parfois directement au texte source, comme l’attestent les légendes de certaines images. Une série de clins d’œil à Rabelais, à une actualité quotidienne ou sérieuse, à divers modèles iconographiques anciens et contemporains, et la dimension autoréférentielle de certaines illustrations confèrent à cet album une profondeur pleine d’humour.
Mots-clés : littérature de jeunesse, illustration de Rabelais, mise en page, texte et image, intertextualité, humour
Abstract
In Mad H. Giraud’s Gargantua for young people, illustrator Samivel dialogues not only with the adaptor’s text, but with Rabelais himself. For this album, Samivel takes his cue from a topical theme (gigantism and good food), which he reinterprets by highlighting not only the child’s imagination, but also his own predilections: nature, altitude and village communities. The format and layout of the illustrations (whatever part he played in them) express these orientations while sketching out a meaningful architecture, which sometimes refers directly to the source text, as attested by the captions on certain images. A series of nods to Rabelais, to everyday and serious current events, to various old and contemporary iconographic models, and the self-referential dimension of some of the illustrations give this album a humorous depth.
Keywords: children’s literature, illustration by Rabelais, layout, text and image, intertextuality, humor
La publication en 1934 et 1935 du Gargantua et du Pantagruel sous la forme de deux albums pour enfants, dans la version adaptée par Mad H. Giraud et illustrée par Samivel [1], témoigne à sa manière du regain d’intérêt du premier tiers du XXe siècle pour les éditions illustrées de Rabelais [2]. Prenant la suite d’une série d’adaptations à l’usage de la jeunesse qui se développe à partir du XIXe siècle, progressivement agrémentées d’illustrations [3], ces deux albums connurent un succès certain, dont témoignent leurs rééditions tout au long du XXe siècle. Ce premier tiers du XXe siècle, marqué par les travaux de la Société des Etudes rabelaisiennes, est aussi celui qui voit naître, pour un public adulte, les éditions illustrées par Hermann-Paul (1921), Albert Dubout (1931) ou Jean Chièze dans l’édition d’Abel Lefranc (1935) [4]. L’adaptatrice Mad H. Giraud, de son vrai nom Madeleine Gélinet (1880-1961), romancière et traductrice d’ouvrages pour enfants, est alors directrice de La Semaine de Suzette [5], où elle signe ses billets du pseudonyme de « Tante Mad ». Dans un contexte où les périodiques pour la jeunesse étaient déjà nombreux et s’assuraient, pour certains d’entre eux, le concours de dessinateurs de talent, l’hebdomadaire s’était imposé dès 1905 auprès d’un public bourgeois, catholique et féminin en occupant la place laissée libre par la floraison de la presse laïque et de journaux pour la jeunesse orientés – du moins officiellement – vers un lectorat masculin : il prétendait récuser toute « trivialité » et mettait en avant une éducation morale et de bon ton, répondant au « tour d’imagination et [aux] besoins d’esprit » des fillettes [6]. Dans les années 1930, où paraissent le Gargantua et le Pantagruel de Mad H. Giraud, La Semaine de Suzette reflète une certaine modernisation de la société [7], mais on se doute que le même souci de bon ton caractérise son adaptation de Rabelais, où tous les éléments grossiers de l’original ont été soigneusement effacés.
A cette même date, l’écrivain et illustrateur Samivel, de son vrai nom Paul Gayet-Tancrède (1907-1992), s’est déjà signalé par ses illustrations de paysages de montagne et d’activités alpines [8], ainsi que par un premier album pour la jeunesse, Parade des diplodocus [9] (1933). Ses illustrations de Gargantua et de Pantagruel sont les premières d’une longue série d’illustrations d’auteurs, comme François Villon, Jean de La Fontaine, Jonathan Swift ou Alphonse Daudet [10], ainsi que d’adaptations illustrées d’extraits du Roman de Renart [11] ou du conte Le Joueur de flûte de Hamelin [12]. On y retrouve son tracé naïf, son humour d’auteur de « livres pour enfants de 10 à 80 ans » [13], son goût pour les effets de perspective et sa prédilection pour les cimes, qui s’incarne, cette fois, dans la confrontation du monde des petits hommes à des géants de chair et non de pierre.
Tandis que l’adaptation du Gargantua reprend l’intrigue du roman du même nom de Rabelais, celle du Pantagruel regroupe en un unique récit l’ensemble de la geste du héros éponyme, du Pantagruel à la consultation de l’oracle de la Dive Bouteille, considérée comme le terme du périple. Les illustrations de couverture des deux albums reflètent la logique, tant narrative que commerciale, qui préside à ce diptyque. Celle du Gargantua montre, en gros plan, le visage poupin de Gargantua s’apprêtant à engloutir d’une bouchée un cochon entier, planté au bout de sa fourchette à deux pointes, tandis que sur une échelle appuyée sur le bord gauche de l’image, de petits hommes au premier plan lui tendent des pelletées de moutarde ; celle du Pantagruel présente la Thalamège fendant les flots, de trois-quarts, comme prête à frôler l’observateur à droite, avec à son bord la joyeuse troupe des Pantagruélistes, riant et buvant. Dans les deux cas, l’illustration déborde du cadre qui lui est assigné. Le coin inférieur gauche de l’image de couverture du Gargantua est coupé par la ligne oblique de l’échelle, du haut de laquelle pend un énorme pot de moutarde qui goutte en direction du G majuscule du titre. Inversement, l’illustration de couverture du Pantagruel est coupée en haut et à droite par le mât et la proue du navire, emporté dans son élan épique. On est ainsi invité, avec le Gargantua, à s’attacher à un personnage dont le visage joufflu évoque les plaisirs gourmands de l’enfance, en renversant par le gigantisme les rôles entre « petits » et « grands » ; avec le Pantagruel, conçu pour être lu dans un second temps, cet univers nous étant devenu familier, on ne s’attachera plus à un personnage, mais on s’embarquera pour une aventure collective : l’itinéraire de lecture proposé part du Gargantua pour nous entraîner dans la geste. En raison de ce découpage narratif, je me concentrerai sur le seul Gargantua, plus propre à une confrontation du texte original, de son adaptation et des illustrations ; et je m’interrogerai, à son propos, sur la façon dont Samivel s’inscrit dans une topique et la revisite en même temps, par référence non seulement au texte de Mad H. Giraud, mais en filigrane, à celui de Rabelais lui-même. Je m’intéresserai ainsi successivement à ce que le dessinateur a choisi d’illustrer, à la mise en page de ses illustrations et aux effets de lecture dont témoigne son art du détail humoristique.
[1] Gargantua d’après Rabelais, adaptation de Mad H. Giraud, illustrations en noir et trichromie de Samivel, Paris, Delagrave, 1934 (6 décembre 1933) ; Pantagruel d’après Rabelais, adaptation de Mad H. Giraud, illustrations en noir et en trichromie de Samivel, Paris, Delagrave, 1935 (27 novembre 1934). Je cite l’album Gargantua dans la rééd. de 1950, en indiquant le chapitre en chiffres arabes et la page, et Rabelais dans l’éd. des Œuvres complètes par Mireille Huchon avec la collaboration de François Moreau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, en indiquant l’initiale du titre (G), le numéro de chapitre en chiffres romains et la page. Je remercie pour l’accès qu’ils m’ont donné au Gargantua de Mad H. Giraud et Samivel mes beaux-parents, Agnès et Bernard Fritsch, ainsi que pour son regard toujours aiguisé Emmanuel Fritsch.
[2] Voir Jacques Guignard, « Les illustrateurs de Rabelais », Soleils, 1, 1947, pp. 61-66, et le catalogage effectué par Ali Ahmed-Boukhari, Les moutons de Dindenault ou l’illustration dans l’œuvre de François Rabelais, 1532-1977. Prélude et coup d’essai, mémoire de l’Ecole Nationale Supérieure de Bibliothécaires, dir. J.-M. Durand, M.-A. Merland et Mlle Moine, Villeurbanne, 1979, p. 15 et p. 25 sq (en ligne. Consulté le 2 mai 2024).
[3] Voir Le Gargantua de la jeunesse, tiré des œuvres de Rabelais, revu... purgé et approprié au langage actuel, par Xuafreg [Gerfaux], Paris, A. Maugars, 1845 ; Histoire de Gargantua, complétée d’après les légendes populaires. Edition à l’usage de la jeunesse, par Jules Gourdault, Paris, Hachette, 1888 et 1889 ; Gargantua, texte adapté par Marie Butts, illustrations de Fernand Fau, Paris, Larousse, 1910 et 1950 ; Gargantua, par Sautriax (texte) et Adrien Leroy (dessin), Paris, J. Leroy, 1914 ; Gargantua, adaptation de Gilles Robertet, illustrations de Pierre Courcelles, Tours, A. Mame et fils, 1926 ; Gargantua, adaptation de Gisèle Vallerey, Paris, Nathan, 1933, 1950 et 1956. Sur les éditions pour la jeunesse à partir de 1934, voir Isabelle Olivier et Gersende Plissonneau, « Gargantua et ses adaptations, entre Moyen Age et humanisme », dans Grands textes du Moyen Age à l’usage des petits, dir. Caroline Cazanave et Yvon Houssais, Besançon, PU de Franche-Comté, pp. 299-332 (en ligne. Consulté le 2 mai 2024), que je ne suis cependant pas dans leur effort pour présenter le Gargantua comme une œuvre médiévale.
[4] La vie très horrificque du grand Gargantua, père de Pantagruel, jadis composée par M. Alcofribas, abstracteur de quinte essence. Livre plein de pantagruélisme. Edition nouvelle décorée de gravures sur bois originales par Hermann-Paul (René Georges Hermann Paul), Paris, Léon Pichon, 1921 ; Gargantua, illustrations d’Alfred Dubout, Paris, Gibert jeune, 1935, suivi de Pantagruel (Deuxième et tiers livre, 1936, Le quart et cinquiesme livre, 1937), rééd. 1946 ; François Rabelais, médecin de l’Hospital du Pont du Rosne. Pantagruel, texte de l’édition princeps établi par Robert Marichal, introd. d’Abel Lefranc, gravures sur bois de Jean Chièze, Lyon, sous le patronage de l’Association générale de l’Internat et du Conseil d’administration des Hospices civils, 1935.
[5] Elle dirigera l’hebdomadaire de 1927 à 1949, avec une interruption entre 1940 et 1946.
[6] Voir Marie-Anne Couderc, La Semaine de Suzette : histoires de filles, Paris, CNRS, 2005, « Histoire d’un journal d’enfants », pp. 19-40 (en ligne. Consulté le 2 mai 2024), § 11-15, et citation de La Semaine de Suzette, 2 février 1905, n° 1, p. 2, citée Ibid.
[7] Ibid., § 19.
[8] Sous l’œil des choucas ou Les Plaisirs de l’alpinisme. 80 dessins alpins de Samivel, précédés d’une adresse de Guido Rey, Paris, Delagrave, 1932 ; Samivel, Quatre-vingt-dix images sur les sports d’hiver, Paris, Delagrave, 1933. Voir aussi sa collaboration sous le nom de Paul Gayet-Tancrède au guide Description de la haute montagne dans le massif du mont Blanc, fascicule I, Groupes de Trélatète et de Miage, par Pierre Henry et Marcel Ichac, et, sous celui de Samivel, ses illustrations pour une anthologie de la littérature alpestre, Claire-Eliane Engel et Charles Vallot, Les Ecrivains de la montagne. “Ces monts affreux...” (1650-1810), Mesnil, Firmin-Didot et Paris, Delagrave, 1934.
[9] Parade des diplodocus : avec Diplodocus, Triceratops, Ptérodactyle et la Puce, mise en scène, texte et dessins de Samivel, Paris, P. Hartmann, 1933 (premier volume des aventures de Samovar et Baculot).
[10] François Villon, Œuvres complètes, texte d’Auguste Longnon et Lucien Foulet, illustrations de Samivel, Lyon, IAC, 1945 ; Jean de La Fontaine, XX Fables de Jean de La Fontaine, illustrées par Samivel, Lyon, IAC, 1944 ; Train de fables de La Fontaine, Florian, Franc-Nohain, Samivel, illustrées par Samivel, Lyon, IAC, 1946 et 1947 ; Jonathan Swift, Voyages en plusieurs lointaines contrées de l’univers, par Lemuel Gulliver, d’abord médecin, puis capitaine à bord de plusieurs navires..., traduction d’André Desmond, illustrations de Samivel, préface d’Emile Pons, Paris, Stock, 1945 ; Alphonse Daudet, Tartarin sur les Alpes : nouveaux exploits du héros tarasconnais, présentation et illustrations de Samivel, Paris, Hoëbeke, 1991.
[11] Goupil, sur un thème du roman de Renard, texte et images de Samivel, Paris, Delagrave, 1936 ; Brun l’Ours, qui faisait tant peur aux vilains et mangeait si bellement leurs pommes… avec tous les détails imagés et imaginés par Samivel, à l’usage des enfants de 5 à 80 ans [et au-delà], Paris, Delagrave, 1939 ; Les Malheurs d’Ysengrin, chantefable et images de Samivel, Paris, Delagrave, 1939.
[12] Le Joueur de flûte de Hamelin, conte original de Samivel sur un thème du XIIIe siècle, illustré d’après l’auteur, Paris, Flammarion, 1942.
[13] Formule de Samivel en 1535, dont on connaît la variante d’Hergé (de 7 à 77 ans) ; cf. aussi le sous-titre de Brun l’Ours, cité supra. Voir le site des Amis de Samivel (en ligne. Consulté le 2 mai 2024) et la conférence de Marc Gallavardin, « Samivel », Académie de Villefranche et du Beaujolais, 4 mars 2017 (en ligne. Consulté le 2 mai 2024), p. 26.