Le Gargantua illustré par Samivel (1934)
- Anne-Pascale Pouey-Mounou
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pages 1 2 3 4 5 6 7 - annexe

La distribution sur la page : une scansion picturale

 

Certaines de ces illustrations marquantes sont des planches en pleine page, en noir ou en trichromie, ainsi mises en valeur, de même que les illustrations multiples et la disposition horizontale ou verticale des images sont significatives. Ces choix de mise en page peuvent n’être pas tous dus à l’illustrateur, et nous aurons l’occasion de relever quelques incohérences, mais Samivel semble avoir été « assez exigeant, voire capricieux », avec ses éditeurs [20], au moins du temps de sa notoriété, et il est difficile d’imaginer, pour la disposition très concertée de la plupart des pages, qu’il n’y ait pas eu de part. Une typologie des illustrations [21] fait apparaître une distribution équilibrée des formats utilisés, dont, en moyenne, trois de chaque type semblent avoir été sélectionnés : trois illustrations hors-texte en trichromie, trois en pleine page en noir, avec légende suscrite, trois illustrations moyennes en tête de chapitres, trois moyennes en cours de chapitre, trois pages ornées de deux bandeaux horizontaux, et trois ornées d’un bandeau vertical latéral simple, auxquelles s’ajoutent des doubles pages à deux, trois ou quatre illustrations.

Les illustrations en pleine page sont disposées de façon stratégique et régulière, avec une alternance de la trichromie et des dessins en noir. Après le frontispice, les deux planches en couleurs restantes sont réparties chacune dans une des deux sections du récit, la chasse au sanglier pour l’enfance (pp. 24/25), et la canonnade du Gué de Vède pour la guerre (pp. 48/49). Cette seconde planche montre Gargantua en gros plan, clignant des yeux en contrebas du château d’où pleuvent sur lui les flèches et les boulets de canon : visiblement choisie, comme la scène de chasse, pour son intérêt pictural, elle joue sur le gigantisme et sur l’altitude et met en valeur, par la couleur, le faisceau des traits rouges et des ronds noirs qui relient de façon dynamique, sur le bleu et le blanc d’un ciel nuageux, la bâtisse au personnage. De leur côté, les trois illustrations en noir célèbrent des moments forts du récit : morceau de bravoure de la harangue de Janotus de Bragmardo (p. 19), au cœur du chapitre sur l’éducation, prouesses équestres de Gargantua (p. 29), opérant un lien symbolique entre le temps de l’éducation et celui de la guerre, et prise de la Roche-Clermaud (p. 57), lieu de la victoire royale : par-delà la structure bipartite du récit recomposé par l’adaptatrice, l’ancien schéma tripartite de l’enfance, de l’éducation et de l’exploit du chevalier est ainsi maintenu. Ces scènes sont, de plus, complémentaires : en couleurs, une scène de ville centrée sur un personnage, une scène de campagne avec cavalier au second plan et château en arrière-plan, et une scène de bataille avec personnage au premier plan et château au second plan ; en noir, une scène d’intérieur en comité restreint, une scène d’extérieur centrée sur un cavalier, et une scène de ville où se rue une troupe armée. Une scansion du texte en résulte. Ce principe rythmique est d’autant plus flagrant dans le cas des illustrations en couleurs que la scène de chasse a, comme on l’a vu, été déplacée dans un chapitre antérieur à celui qui y réfère, parmi les jeux du prince au temps de son éducation scolastique (chap. 9) et non, comme le voulait le texte, avec les activités physiques de sa formation humaniste (chap. 11, p. 31).

La répartition des illustrations de taille moyenne, en tête ou en cours de chapitre, suggère des choix différents, dans lesquels la place, la longueur et le sujet des chapitres ont pu jouer. Deux des trois illustrations de tête de chapitre ont une valeur nettement inaugurale. La première (chap. 1, p. 5) introduit à l’ouvrage par un élément architectural, l’arcade du pont sur lequel progresse la charrette de Gargantua, si lourde à tirer qu’elle dépasse encore un peu de la gauche du cadre, et au récit par la mise en branle du cortège : ouverture et chemin tout ensemble, elle fait de cette charrette le symbole d’un récit en marche. La seconde, censée décrire les leçons de Thubal Holoferne (chap. 3, p. 11), résume plus largement l’ensemble de l’éducation scolastique par la somnolence de l’élève au premier plan, la distance creusée entre lui et son maître par les livres eux-mêmes, et les mouches qui volent, dans un halo de saleté et d’ennui. Mais la troisième, qui représente Gargantua se léchant les lèvres, un pichet de vin à la main, en tête du chapitre où il est censé retirer, en se peignant, les boulets de canon pris dans ses cheveux (chap. 17, p. 49), est à l’évidence mal placée, puisque son cartouche (« But un horrible trait de vin pineau ») réfère à une rasade prise durant l’épisode des six pèlerins (chap. 18, p. 53) : conséquence probable d’une confusion entre les gouttes de vin noires qui dégoulinent sur son menton et les boulets de la canonnade qui précède – à moins d’un rapprochement volontaire. De leur côté, les illustrations de taille moyenne insérées en cours de chapitre se concentrent toutes, parmi d’autres formats, dans les chapitres consacrés à l’éducation humaniste, qu’il s’agisse du cours de flûte (chap. 10, p. 27), des pantoufles des dormeurs (chap. 11, p. 33) ou de l’officine de l’alchimiste (chap. 12, p. 35), et cela s’explique sans doute par la longueur et le sérieux de ces chapitres, qu’il s’agit de scander et d’égayer. Les deux dernières de ces images se répondent du point de vue du traitement du gigantisme et de la perspective : après le gros plan sur les pantoufles à la porte de la chambre où dort le géant, notre regard plonge à l’intérieur de l’officine de l’alchimiste, tandis que seul l’œil du géant, à l’extérieur, apparaît à la fenêtre.

Mais c’est surtout avec les bandeaux horizontaux et verticaux que l’illustrateur s’en est donné à cœur joie. Les bandeaux horizontaux, disposés en haut et en bas d’une même page, sont l’occasion d’accuser les contrastes en termes de taille et de tonalité : peine des serviteurs ployant sous le poids des hors-d’œuvre et joie en gros plan de ceux qui les consomment (chap. 8, p. 22), peine de celui qui tient le rôle du mouton dans le jeu du saute-mouton et puissance de la main du joueur de billes devant ses compagnons de jeu (chap. 9, p. 24), visages de géants intrigués par le bourdon d’un des pèlerins dans l’écuelle de Gargantua et fuite en ribambelle des petits pèlerins (chap. 18, p. 52). Les bandeaux verticaux accusent les effets d’altitude, pour les escaliers, tours et châteaux (pp. 9, 30, 55), mais aussi pour le regard du père sur son enfant humilié (p. 14), séparé de lui par un grand vide, et le cri puissant du prince, dont la tête émerge au-dessus des maisons au bout d’un cou démesuré (chap 11, p. 31). Disposés à la gauche du texte, guidant une lecture qui part de l’image pour aller à lui, sauf dans les doubles pages à bandeaux verticaux symétriques et encadrants, ils reflètent le plaisir de jouer avec le gigantisme tout en comblant un vide dans la page. Un bandeau vertical fait exception : c’est le triptyque constitué des portraits de Picrochole et de ses conseillers, le duc de Menuail et le comte Spadassin (chap. 15, p. 43). Inhabituellement statique, mais intéressant par sa façon d’articuler ensemble trois vignettes expressives, il donne corps, par la caricature, au jeu diplomatique complexe du chapitre de l’ambassade d’Ulrich Gallet, et est intermédiaire entre le rôle ornemental des bandeaux et les effets narratifs créés par les pages ornées de plusieurs vignettes.

 

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[20] « Samivel », conférence déjà citée de Marc Gallavardin, p. 27.
[21] Cf. annexe.