Le Gargantua illustré par Samivel (1934)
- Anne-Pascale Pouey-Mounou
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Sélection et séduction : choix d’illustration

 

A l’égard du texte original, l’adaptation de Mad H. Giraud présente, évidemment, une sélection de passages à destination d’un public enfantin. Son Gargantua diffère quelque peu de celui qu’a canonisé l’histoire littéraire. Le redécoupage effectué par l’adaptatrice accorde douze chapitres à l’enfance et à l’éducation du géant, et huit à la guerre picrocholine. Dans la première de ces deux sections, la liste des activités peu hygiéniques du petit enfant est réduite et son invention du torche-cul passée sous silence, au profit de l’épisode des chevaux de bois, qui devient représentatif de son « adolescen[ce] » (chap. 2) ; la liste des jeux, en partie reprise, fait l’objet, comme chez Rabelais, d’un chapitre entier (chap. 9) ; les épisodes du déboisement de la Beauce et du vol des cloches de Notre-Dame se maintiennent également (chap. 5-6), avec la harangue de Janotus de Bragmardo (chap. 7) ; et le long exposé de la « discipline de Ponocrates » occupe non plus deux mais trois chapitres dont le second, intitulé « Toujours la discipline de Ponocrates » (chap. 11), décrit les activités physiques supervisées par Gymnaste avant celui qui traite, comme dans le texte source, des « Jours de pluie » (chap. 12). Dans la section guerrière, les regroupements d’épisodes placent au premier plan les scènes d’action. Chacun de ces chapitres paraît conçu spatialement et symboliquement comme le lieu d’une rencontre et d’un contraste entre les belligérants : la guerre des fouaces et la bataille de Seuillé (chap. 13), l’attaque de la Roche-Clermaud et la délibération de Grandgousier (chap. 14), la lettre de Grandgousier et l’ambassade d’Ulrich Gallet (chap. 15) ; mais la trêve qui suit le passage du Gué de Vède (chap. 16), durant laquelle Gargantua retire de ses cheveux les boulets de canon en se peignant, fait l’objet d’un chapitre à part (chap. 17), en considération sans doute de son comique gigantal. A la fin de la guerre, l’accent est mis sur le devenir de Picrochole et la prodigalité impressionnante de Gargantua (chap. 20) – figurée par une montagne d’or (p. 59) – au détriment de l’édification de Thélème, simplement mentionnée [14].

A l’égard de ces choix bien faits pour séduire un public enfantin, les illustrations de Samivel apportent un second niveau de sélection, dont on peut essayer de reconstituer les critères. Le premier est l’inscription dans une topique, celle du gigantisme et des plaisirs de la table, auxquels la tradition littéraire a largement réduit l’œuvre rabelaisienne, surtout depuis le XIXe siècle [15] : l’illustration de couverture de l’album en témoigne. Cependant, le frontispice en couleurs, qui joue lui aussi sur le gigantisme, le fait d’une façon très différente : on y voit le géant en pied dans un somptueux costume bleu fleurdelisé à bordure d’hermine, campé sur la grand-place d’une ville médiévalisante, les poings sur les hanches, qui fait sensation au milieu d’un public de minuscules badauds ébahis ; deux gargouilles animées se penchent des toitures, de part et d’autre, pour cracher vers lui, tandis que des habitants pointent leur nez aux fenêtres de maisons à colombages, ornées de vitraux, et que des passants se le montrent du doigt en riant. Cette illustration paraît référer à l’étonnement des Parisiens devant le géant (G, XVII, 48) – sans l’épisode de l’inondation d’urine bien entendu –, mais son placement au seuil de l’album, hors-contexte, est révélateur : non seulement elle annonce les variations d’échelle du récit et invite à l’admiration et au rire, par la mise en abyme des réactions que le gigantisme suscite, mais elle paraît aussi figurer la nouveauté du géant qui s’impose fièrement au cœur de l’ancien monde, en jouant à la fois sur la continuité entre les époques et la force d’irruption du personnage. Ainsi, d’emblée, deux niveaux de lecture s’esquissent à travers ces deux représentations liminaires, la première accrocheuse pour un public enfantin, la seconde plus symbolique et relevant des représentations culturelles transmises par l’histoire littéraire.

Un second critère est l’accentuation des motifs propres à l’enfance, car Samivel n’a pas manqué d’exploiter le potentiel comique des situations quotidiennes où un enfant pouvait se reconnaître. Qu’on en juge : sur les 33 illustrations du récit proprement dit [16], 19 concernent l’enfance et 14 la guerre picrocholine. Le chapitre de l’« adolescen[ce] » du géant comporte une double page ornée de quatre illustrations (chap. 2, pp. 8-9), celui de ses « Vie et régime » une page avec deux bandeaux illustrés (chap. 8, p. 22), et celui de ses jeux de même (chap. 9, p. 24), avec, en regard, une illustration en couleurs, hors-texte, qui réfère en réalité à la chasse au sanglier mentionnée parmi les activités sportives de l’éducation humaniste (chap. 11, p. 31), mais se fond harmonieusement parmi l’évocation des loisirs du prince. La « discipline de Ponocrates » est également bien illustrée, par des images de divers formats représentant les essais du jeune géant à la flûte (chap. 10, p. 27), à la voltige, à l’escalade et aux effets de voix (chap. 11, pp. 29-31), son coucher (Ibid., p. 33) et, un jour de pluie, sa visite à un alchimiste (chap 12, p. 35). Les seuls chapitres de la section guerrière qui atteignent à une ornementation similaire sont celui de la bataille de Seuillé (quatre illustrations en double page, chap. 13, pp. 38-39) et celui de la fin de la guerre (trois en double page, chap. 20, pp. 58-59, ainsi qu’une vignette de fin p. 61). Le chapitre de l’« adolescen[ce] » (chap. 2, pp. 8-9) montre par exemple Gargantua piochant allègrement dans l’écuelle où bâfrent sept chiots – tandis qu’un huitième jappe sur sa tête –, cravachant vigoureusement un cheval de bois qu’il chevauche à l’envers, et exhibant fièrement des bâtons sellés à ses visiteurs, que l’on voit arriver à sa suite dans l’escalier figuré verticalement en-dessous de cette scène : on n’aperçoit de Gargantua que son fessier rebondi et des visiteurs que le haut de leur corps ; la tête essoufflée du premier sort du cadre de l’image en une protestation muette. Les illustrations des jeux de Gargantua (chap. 9, p. 24) présentent quant à elles, en deux bandeaux horizontaux, le jeu de saute-mouton et le jeu de billes, le premier montrant en gros plan les jambes et les mains du géant sautant par-dessus un petit bonhomme qui grimace d’inconfort ou d’effroi, et le second sa main qui tire, au premier plan, une bille de bonne taille sur la toile de fond des pieds minuscules des assistants.

 

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[14] Relevé par Isabelle Olivier et Gersende Plissonneau, « Gargantua et ses adaptations… », art. cit., § 50-51.
[15] Voir Marie-Ange Fougère, Le Rire de Rabelais au XIXe siècle : histoire d’un malentendu, Dijon, Editions universitaires de Dijon, « Ecritures », 2009.
[16] Abstraction faite de l’illustration de couverture, du frontispice, de la lettrine initiale (p. 5) et de la vignette finale (p. 61).