Illustrer les cinq livres de Rabelais
dans la France des années 1930 :
l’œuvre d’Albert Dubout

- Louise Millon-Hazo
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Fig. 26. A. Dubout, « Pauvres humains
qui bon heur attendez », 1935

Fig. 27. A. Dubout, « Sein extensible », 1937

Fig. 29. A. Dubout, « De l’adolescence
de Gargantua », 1935

Fig. 31. A. Dubout, « Gargantua pince
un sein », 1935

Fig. 33. A. Dubout, « Femme aristocratique
et clin d’œil du géant », 1936

Fig. 35. A. Dubout, « Vieille montrant ses
fesses », 1936

Fig. 36. A. Dubout, « La Saincte Vérole », 1935

On retrouve au chapitre LVIII du Gargantua un couple de cet acabit. Un homme moustachu, aux cheveux longs, vêtu en spadassin, épée démesurée au côté, tète avec application un énorme sein dépassant amplement ce petit corps masculin, à la taille et à l’attitude enfantines (fig. 26). Cette image ferme l’énigme en prophétie tout en reprenant le vers liminaire du poème en légende : « Pauvres humains qui bonheur attendez… ». La scène n’a absolument rien de commun avec le texte rabelaisien. Elle donne simplement une image du bonheur annoncé à l’attaque de l’énigme. Toutefois, on peut aussi estimer que Dubout se prête lui aussi au jeu interprétatif lancé par Gargantua. Alors que Gargantua considère cette pièce poétique comme le cours et le maintien de la vérité divine, frère Jean appréhende la prophétie comme une description du jeu de paume. Dubout leur ferait suite, et laisserait à son tour libre cours à son imagination. L’image qui ouvre le chapitre I du Cinquième livre est encore plus difficilement rattachable à un passage du texte. Il s’agit d’une scène d’orgie. Six hommes en diverses postures occupent une table de banquet. Une femme préside la tablée. Un sein, sorti de son corsage, est saisi à pleine main et étendu à outrance par l’homme assis à sa gauche (fig. 27). L’illustration n’a aucun lien avec la peinture de l’Ile Sonnante sinon qu’elle suggère la débauche et l’hypocrisie régnant parmi les idolâtres du Pape-Papegaut. De la même façon, la description des portes du temple de la Dive Bouteille (CL, XXXVI, 814) donne lieu à une image de couple typique de Dubout, sans nul lien avec l’analyse par le narrateur du mécanisme des aimants. De nouveau, on aperçoit un petit gentilhomme maigrelet, dont la très longue épée soulève la robe d’une dame monumentale, découvrant ainsi la nudité de son postérieur plantureux (fig. 28 ). Dubout est connu pour ses portraits de couples mal assortis, renversant l’ordre « naturel », la femme s’étant arrogée la puissance maritale voire la police correctionnelle. En ce sens, le dessinateur s’inscrit pleinement dans la tradition charivarique moquant, caricaturant et dénonçant, depuis au moins le XIVe siècle, les inversions de l’ordre marital. La domination de la femme forte ne peut que relever de la satire. Ce motif renvoie à la légende de Socrate le philosophe battu par sa femme Xanthippe, archétype de la mégère, ou encore au lai d’Aristote, fabliau du XIIIe siècle ayant donné lieu à une riche production iconographique, montrant le disciple de Platon avili, chevauché par l’amante d’Alexandre le Grand. L’homme ainsi diminué, affaibli, infantilisé ne peut que donner à rire. Dans l’iconographie de Dubout illustrant Rabelais, le motif du couple déséquilibré prend une nouvelle saveur dans la mesure où répondent à ces images de femmes démesurées face à des hommes réduits des représentations de géants cernés par des femmes miniatures, si bien que se crée entre l’imaginaire verbal de Rabelais et l’imaginaire visuel de Dubout un chiasme esthétique. La valse des proportions et des échelles à l’œuvre dans la fiction rabelaisienne correspond au goût du dessinateur pour le contraste, lui qui s’est tant attardé sur le motif antithétique du maigre et du gras, chez Rabelais mais aussi chez Villon et Cervantès.

Le motif de la main gigantesque soulevant la robe de femmes émoustillées revient à deux reprises chez Dubout : lors de l’adolescence de Gargantua (GXI) et à l’occasion des sorts virgiliens (TLXII). Dubout développe en outre un motif parallèle : celui du sein pincé par une main gigantesque (GXXII). Le jeu entre le corps gigantesque et les corps féminins ordinaires revient à la toute fin des œuvres, dans la dernière image du Cinquième livre, représentant une troupe de femmes juchée sur le corps allongé de Pantagruel (CLXXXIX). Le dessinateur suggère alors le gigantisme par l’usage d’une seule partie du corps gigantal : la main, métonymie du géant. Un doigt gigantal équivaut alors à une femme entière et la main peut recouvrir une bande de six nourrices exaltées (fig. 29). Le motif revient dans le Tiers livre. S’avance une main isolée, soulevant une robe. Cette fois, la femme est seule, se couvre le visage de la main, tout en tournant avec intérêt les yeux vers les doigts indiscrets (fig. 30 ). La main gigantesque découvre un sexe féminin nu dont la pilosité répond à celle de la poigne. Dubout représenterait ici Panurge et la femme qu’il fantasme « preude, pudicque, et loyalle » (TLXII, 386). Dubout se figure en effet Panurge comme un géant de la taille de Pantagruel. Le même travail graphique est reproduit à l’occasion de l’illustration des jeux de Gargantua. La main gauche du géant s’allonge pour recevoir une file de femmes, impatientes d’être touchées par le jeune géant (fig. 31). La première offre en extase son sein aux doigts de l’enfant, la deuxième encore sur l’échelle menant à la main, a dégrafé son corsage tout en protestant, ce serait visiblement à son tour, la troisième tire la précédente par la robe pour lui prendre sa place et la quatrième a l’air tout autant pressé et fâché. Enfin, la dernière planche du Cinquième livre figure un géant étendu, bras croisés sous la tête, le sourire aux lèvres, comblé par la compagnie de femmes qui se pressent sur lui et autour de lui : trois bavardent sur sa cuisse, une autre a basculé en arrière, une cinquième, dressée sur son ventre, lui montre ses fesses, quatre autres accourent pour participer aux agapes (fig. 32 ). L’illustration n’a aucun rapport avec la description du pavement représentant la bataille de Bacchus contre les Indiens par Rabelais. Dubout aura simplement donné son interprétation d’une bacchanale. On repère encore un jeu entre les proportions du corps gigantal et celles de femmes ordinaires au chapitre XXXII du Tiers livre, figurant un portrait en pied de femme aristocratique derrière lequel s’impose une énorme tête esquissant un clin d’œil aguicheur (fig. 33).

Relève de surcroît de cette veine érotique et misogyne le motif de la vetula, prisé par les Anciens et remis au goût du jour par les humanistes du XVIe siècle. Aristophane tant dans Lysistrata que dans l’Assemblée des femmes met en scène des vieilles femmes autoritaires. Properce dresse avec Acanthis le type de la vieille entremetteuse, Ovide présente une vieille magicienne, Dipsas, souillant les amours pudiques, Horace trace les traits hideux d’une vieille folle d’amour en Canidie, Martial agrémente ses Epigrammes d’horribles vetulæ. Les littératures italienne et française reprendront ces modèles misogynes, en particulier Jean de Meun et François Villon. Au XVIe siècle, les poètes français offrent un contre-point à la lyrique courtoise et pétrarquiste en dressant de nouvelles descriptions de femmes flétries. On pense à l’« Antérotique de la vieille et de la jeune amie » qui clôt L’Olive de Du Bellay ou encore aux contre-blasons de Marot. Rabelais offre lui-même une série de portraits obscènes de vieilles dégoûtantes : la vieille figurant dans la fable renardienne « Le Lion, la Vieille et le Renard » (PXV), la sibylle de Panzoust (TLXVI-XVIII) ou encore les vieilles rajeunies par la fontaine de Jeunesse (CLXX). Toutefois, Dubout ne s’arrête pas à ces textes ad hoc, il place le motif de la vetula de manière plus aléatoire, pour illustrer le chapitre XXXV du Tiers livre (fig. 34 ) et XLVII du Quart livre (fig. 35). Le motif imprime également les allégories ruinées de la Justice et de la Vérité (voir plus haut), ou encore de Sainte Vérole (fig. 36).

 

Ainsi, Dubout n’a pas mis son art graphique au service du texte de Rabelais, mais a plutôt établi un dialogue entre sa manière plastique et le style textuel de Rabelais. Plus que la fidélité à la lettre ressort la fidélité à l’esprit, ou du moins à un certain esprit, qui aura correspondu aux obsessions de Dubout : le goût pour la satire, la passion pour les images burlesques et grotesques, l’irrévérence à l’égard des figures féminines et cléricales. La France des années 1930, dans son inquiétude et sa violence, correspondait parfaitement à l’univers imaginaire de Rabelais, un monde sans proportions, sans harmonie, sans fins, qui s’étend et se réduit sans crier gare. L’instabilité, les glissements et les excès de cette fiction gigantale répondaient exactement aux aspirations esthétiques de l’entre-deux-guerres, marquées par la remise en cause des hiérarchies et des ordres établis.

 

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