On pourrait dégager quatre périodes dans la carrière d’illustrateur de Dubout. La première s’étendrait de 1929 à 1945, comportant la série Rabelais, les deux Boileau, un Mérimée, les Œuvres de Villon, Don Quichotte, les Contes drolatiques de Balzac, Les Plaideurs de Racine. Cette époque est marquée par le dadaïsme, le surréalisme, la montée des fascismes et la Seconde Guerre mondiale. Dubout est alors fortement influencé par l’expressionnisme allemand ; il se tourne vers des textes forts, acerbes, à la charge satirique lourde. Son trait est cerné, ses proportions contrastées. A partir de 1945 et jusqu’en 1953, Dubout se rapproche de ses contemporains, en particulier de Marcel Pagnol, dont il illustrera les œuvres littéraires et cinématographiques. La série Pagnol – Marius, Fanny, César, Topaze – est rythmée par les illustrations du Cyrano de Rostand, de La Chute de la Maison Usher de Poe, de trois Georges Courteline et du Knock de Jules Romain. Aussi, la période de la Libération est associée à un rapprochement de son temps et de son terroir. Son amitié malicieuse avec son compatriote du Sud, Marcel Pagnol, donne lieu à un dessin joyeux et narquois. De 1953 à 1960, Dubout revient à l’illustration des classiques. L’éditeur André Sauret lui commande toute une série de Molière – Tartuffe, Le Bourgeois gentilhomme, Les Femmes savantes, L’Avare, Le Malade imaginaire, L’Ecole des femmes, Les Précieuses ridicules, Le Misanthrope, Sganarelle, Les Fourberies de Scapin, Le Médecin malgré lui. S’ajoutent un Candide, un second Alphonse Daudet, L’Arlésienne, après le Tartarin de Tarascon de 1939, et deux Pagnol, La Gloire de mon père et Le Château de ma mère. Une quatrième et dernière étape, de 1962 à 1976, serait marquée par l’illustration des Frédéric Dard, des Chansons de salle de garde, du Kama Soutra et de la Justine de Sade. Ces années 1960-1970 se caractérisent par des choix érotiques voire pornographiques et un dessin scandaleux. Cela étant, cette tentative de jalonnement de la carrière de Dubout illustrateur reste nécessairement schématique. La Phryné de 1936 n’a rien à envier à la Justine de 1976.
Albert Dubout hérite de la révolution graphique portée par Gus Bofa [4]. Ce caricaturiste alimente toute une série de revues amusantes de 1900 à 1914 : Le Rire, Le Sourire, La Risette, Le Petit Illustré amusant, Le Pompon, Fantasio, La Caricature, Pêle-Mêle. Il nourrit également la veine grivoise de la presse avec des titres comme L’Indiscret, Sans-gêne et Le Gaulois du dimanche. Dès 1908, l’aîné de Dubout dirige son propre journal, Le Rire. Blessé en 1914, traumatisé par la guerre avec toute sa génération, Bofa tord son trait, lui donne un nouveau mouvement, un nouveau rythme, un nouvel esprit, marqué le jazz et le cinéma américains, le dadaïsme finissant, la mode nouvelle des loufoques et des zazous. C’est aussi le temps des beaux livres, des bibliophilies classiques et contemporaines. André Malraux est employé par l’éditeur Simon Kra ; Philippe Soupault lui succède. Gus Bofa illustre, pour les éditions Kra, La Fontaine, Voltaire et Cervantès. Son confrère, Chas Laborde, pose ses images sur les textes contemporains de Colette, Valery Larbaud, Paul Morand et Marcel Aymé. Dubout se glisse dans le sillage de ses modèles. Il intègre les éditions Kra et, grâce à l’éditeur du Manifeste du surréalisme, rencontre son premier succès de librairie en 1929.
Le jeune Dubout est marqué par ce monde désenchanté et désabusé qui découvre le massacre de toute une génération, au nom de la patrie mais surtout au profit des industriels. L’esprit de l’absurde domine la création des années 1920 et innerve son style. S’agrège au tempérament dadaïste et surréaliste la veine expressionniste allemande. L’historien de l’art Michel Melot associe clairement la manière de Dubout à l’énergie expressionniste d’outre-Rhin :
Ce que l’on peut dire des figures disloquées de George Grosz ou des portraits caricaturaux d’Otto Dix, on peut le dire des dessins de Dubout, sur un mode plus débonnaire, plus fantaisiste, une sorte d’expressionnisme accommodé à la française, mais qui n’en est pas moins, pour reprendre la formule de Paul Morand à propos de Chas Laborde : « Une façon heureuse de rire dans le malheur » [5].
Aussi, quand Dubout touche à l’œuvre de Rabelais, sa main charrie avec elle cette histoire boueuse et terrible, cette histoire absurde et grimaçante. L’univers délirant de Rabelais, sa fantaisie libre lui convient parfaitement, répond aux aspirations de son temps et de sa génération. Dubout a vécu la guerre de 1914 depuis son point de vue d’enfant et d’adolescent, a eu treize ans en 1918. Il trouve dans les œuvres de Rabelais, mais aussi dans celles de Villon, de Cervantès et de son contemporain Raymond Hesse, l’outrance et la provocation qui conviennent à ces années 1930, endeuillées et révoltées.
Le plaisir de la burla : le masque parodique, la plaisanterie satirique
L’œuvre d’Albert Dubout a été mise à l’honneur une première fois en 1980, au centre Georges Pompidou, quatre ans après la mort de l’artiste. Une dizaine d’années plus tard, la station balnéaire de Palavas-les-Flots, où le jeune Provençal a affûté son sens de l’observation et de la saillie, lui rend hommage en dédiant à l’exposition de ses œuvres la Redoute de Ballestras, ouvrage défensif érigé dans les années 1740 et destiné à protéger le littoral languedocien. Il n’est pas anodin que cette sorte de château fort en modèle réduit abrite l’humour de Dubout, superposant de la sorte enveloppe épique et tradition satirique. En 2006, la Bibliothèque nationale de France consacre une grande exposition au « Fou dessinant » et confie à la directrice du département des estampes, Laure Beaumont-Maillet, au directeur du département Littérature et Art, Jean-François Foucaud, et à l’historien et conservateur, Michel Melot, le soin d’élaborer un catalogue substantiel. L’ouvrage s’ouvre sur un mot du président de la Bibliothèque nationale de France, Jean-Noël Jeanneney, qui désigne Albert Dubout par une périphrase signifiante : « ce peintre grotesque, si habile à souligner nos imperfections » [6] et définit son art en des termes également éloquents : « il excella dans ses vastes compositions burlesques, fruit d’une activité créatrice jubilatoire et d’une maîtrise technique sans faille » [7]. « Peintre grotesque », auteur de « vastes compositions burlesques », il paraît naturel que Dubout s’intéressât à Rabelais, auquel il consacre sa première série illustrée. De fait, Rabelais et Dubout, mais aussi Villon, Cervantès et Dubout partagent cet attrait pour les esthétiques burlesque et grotesque.
L’adjectif bourlesque est attesté en 1594 dans la langue française, au sein de la Satyre Ménippée. Il est emprunté à l’italien burlesco, d’abord enregistré dans la locution adverbiale alla burlesca, « dans un style burlesque ». Ce terme a permis de qualifier le style caractéristique du poète toscan Francesco Berni, à la fois plaisant, ludique et badin. L’adjectif burlesco est dérivé du substantif burla « farce ». Les Rime burlesche de Berni sont éditées pour la première fois à Rome en 1558. François Rabelais partage des traits communs avec le cercle de poètes qui entoure Berni, poètes plaisants et facétieux, qui se font volontiers surnommer i Vignajuoli (les Vignerons). Cet aréopage de poètes italiens, tout comme Rabelais, aime rire de tout, transmuer le plus grave, le plus triste, en plaisanteries et en inventions parodiques.
[3] Voir Laure Beaumont-Maillet, « Vie, œuvre et fortune critique du “Fou dessinant” », dans Albert Dubout, le Fou dessinant, dir. Laure Beaumont-Maillet et Jean-François Foucaud, Bibliothèque nationale de France / Hoëbeke, 2006, p. 15.
[4] Voir Michel Melot, « Dubout années 1930. Un expressionnisme à la française », dans Albert Dubout, le Fou dessinant, Op. cit., pp. 25-26.
[5] Ibid., pp. 26-27.
[6] Albert Dubout, le Fou dessinant, Op. cit., p. 9.
[7] Ibid.