Illustrer les cinq livres de Rabelais
dans la France des années 1930 :
l’œuvre d’Albert Dubout

- Louise Millon-Hazo
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Résumé

Cet article propose l’analyse des illustrations des œuvres de François Rabelais par le dessinateur Albert Dubout dans la France des années 1930. Ce travail d’illustration est d’abord situé dans la carrière d’illustrateur de Dubout. Sont ensuite étudiés deux stylèmes partagés par Rabelais et Dubout, le goût pour les traits burlesque et grotesque. Enfin, l’étude dégage deux sources d’inspiration satirique communes à l’écrivain et au caricaturiste : la misogynie et l’anticléricalisme. La démarche comparatiste consiste à évaluer de manière systématique le degré de fidélité soit à la lettre du texte, soit à l’esprit du chapitre ou de l’épisode, soit aux idées reçues sur le monde rabelaisien.

Mots-clés : Rabelais, Dubout, illustration, burlesque, grotesque, misogynie

 

Abstract

This article analyses Albert Dubout’s illustrations of the works of François Rabelais in France in the 1930s. This illustrative work is first situated within Dubout’s career as an illustrator. It then looks at two styles shared by Rabelais and Dubout, their taste for burlesque and grotesque. Finally, the study identifies two sources of satirical inspiration shared by the writer and the cartoonist: misogyny and anticlericalism. The comparative approach consists of systematically assessing the degree of fidelity to the letter of the text, to the spirit of the chapter or episode, or to received ideas about the Rabelaisian world.

Keywords: Rabelais, Dubout, illustration, burlesque, grotesque, misogyny

 


 

 

De 1923 à 1973, les dessins d’Albert Dubout ont animé la presse française du trait sûr et mordant de leur auteur. Ce sont près de cinq mille images, qui ont durablement marqué les esprits et l’histoire du dessin de presse. Les fondateurs et dessinateurs historiques de Charlie Mensuel, François Cavanna, ainsi que Georges Wolinski et Jean Maurice Jules Cabut, ont considéré Dubout comme leur maître. Aussi le journal satirique lancé en 1969 (rebaptisé Charlie Hebdo en 1992) fait-il perdurer l’esprit caustique et efficace de l’humoriste phare des quarante années précédentes. Dubout a le sens de la dérision, goûte particulièrement les travers de la société de son temps, qui découvre, à la fin des années 1930, les congés payés et la consommation de masse. Dessinateur de presse prolifique, alimentant en cinquante ans de carrière, pas moins de deux cent cinquante titres, d’Ici Paris au Rire, en passant par Ric et Rac, mais aussi Marianne et Paris Match, Dubout ne s’est pas contenté pour autant de cet immense champ. Il a publié une centaine d’albums, autant d’affiches de cinéma, en particulier pour Marcel Pagnol, a travaillé pour la publicité, contribué à la réalisation de deux films longs métrages et de trois dessins animés. Il n’a pas non plus délaissé la peinture à l’huile, puisqu’il a livré à la postérité près de quatre-vingts huiles sur toile et bois. Lecteur passionné, il s’est de surcroît essayé avec enthousiasme et brio à l’illustration d’œuvres classiques [1].

Dès 1929, Dubout impose son style net, précis et incisif aux Embarras de Paris de Boileau et au Barbier de Séville de Beaumarchais. Suit en 1930 l’illustration de la Carmen de Mérimée. Après la satire du Grand Siècle, la comédie des Lumières, la nouvelle du XIXe siècle, Dubout se collette avec l’impressionnant grand œuvre comique du XVIe siècle : les cinq livres de Rabelais. Aux éditions Kra, paraît un premier Gargantua en 1931, suivi des œuvres de Villon en 1933 et d’un nouveau Gargantua en 1935, chez Gibert Jeune [2]. S’intercale en outre dans le travail sur l’œuvre de Rabelais l’illustration fort leste du livre De Phryné à Abélard, ouvrage de l’avocat et bibliophile Raymond Hesse, publiée en janvier 1936. Dès juin 1936 paraît le deuxième tome de Pantagruel (Pantagruel et le Tiers livre) et un an plus tard le troisième et dernier tome (le Quart livre et le Cinquième livre). Parmi les trois tomes édités par Gibert Jeune de 1935 à 1937, seul le Gargantua est publié isolément. Il rassemble en moyenne deux fois plus d’illustrations que chacune des quatre autres œuvres : soixante-quatorze en tout. Le Pantagruel et le Tiers livre comptent respectivement vingt-neuf et quarante compositions en couleur. L’ouvrage les rassemblant comporte soixante-treize illustrations, puisque s’ajoutent au décompte quatre images communes : en couverture et face à la page de titre, en pleine page, en tête et en fin de table des matières. Le Quart livre et le Cinquième livre contiennent dans leur brochure commune soixante-et-une compositions colorisées, le Quart livre trente-huit, le Cinquième livre dix-neuf. S’y adjoignent quatre illustrations communes, puisque ce troisième tome, tout comme le deuxième, présente une couverture illustrée, une planche faisant face à la page de titre, un bandeau surmontant la table finale et un dessin la fermant. Les trois tomes renferment donc deux-cent-huit illustrations au total. Juste après avoir posé son regard et son encre de Chine sur les « mythologies Pantagruelicques », Dubout s’attelle à l’autre géant du roman comique, l’Espagnol Cervantès et son Don Quichotte, dont il livre quatre tomes illustrés aux éditions A l’Emblème du Secrétaire, en 1937 et en 1938.

Cet article propose une réflexion sur la carrière d’illustrateur d’Albert Dubout. Seront étudiées les affinités entre son style de dessin et les registres privilégiés par Rabelais, le burlesque et le grotesque. Après cette analyse esthétique, seront confrontées deux grandes veines d’inspiration comique communes à maître François et au « Fou dessinant » (sobriquet dont Dubout aimait s’affubler lui-même) : la misogynie et l’anticléricalisme.

 

La carrière et les intentions de Dubout illustrateur d’œuvres littéraires

 

On peut à bon droit s’interroger sur les choix d’illustration de Dubout. Avait-il ses préférences ? Quel corpus retenait son attention ? S’arrêtait-il strictement à la littérature comique et satirique ? Décidait-il seul des ouvrages qu’il allait interpréter ? Etait-ce le fruit d’une commande, d’une intention d’artiste, d’une amitié ou bien du hasard d’une rencontre heureuse ? La chronologie de son œuvre d’illustrateur peut-elle faire sens ? Peut-on y distinguer des périodes ? des échos ? des rappels ?

La rencontre, à la fin des années 1920, de Philippe Soupault est décisive dans la carrière d’illustrateur de Dubout. C’est l’écrivain des Champs magnétiques, alors en poste aux éditions Kra, qui lui met dans les mains Les Embarras de Paris [3]. Le jeune dessinateur de vingt-quatre ans a déjà une belle carrière de dessinateur de presse à son actif et une solide réputation, construite depuis ses dix-huit ans, âge auquel il publie son premier dessin de presse. L’esprit mordant de Boileau ne pouvait déplaire à Dubout, qui reviendra à ce premier auteur illustré par ses soins avec une seconde satire, la Satire contre les femmes, dont le volume dessiné paraît en 1944. Dubout a alors diversifié les maisons d’édition, il travaille désormais pour Gibert Jeune. Entre 1929 et 1944, il est à parier que Dubout a pris du galon et que son avis pèse de plus en plus dans le choix des œuvres à illustrer. Si l’intentionnalité reste collective entre les éditeurs et le dessinateur, Dubout a toutefois dû peser dans les décisions, faire valoir son goût et ses inclinations. Si quinze ans après la première commande du surréaliste Soupault, Dubout revient à l’œuvre satirique de Boileau, c’est qu’il y a sûrement trouvé une affinité élective.

 

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[1] Les héritiers d’Albert Dubout, son fils, sa belle-fille et son petit-fils, ont rassemblé l’ensemble de son œuvre. Dans les six tomes de l’Œuvre intégral (dir. Jean Dubout, Claudette Dubout et Didier Dubout, Paris, Albert Dubout communication, 2012), on trouve les dessins de jeunesse, des beaux-arts et les premières publications dans la presse, de 1922 à 1932 (t. I), les dessins de presse de 1932 à 1947 (t. II), les dessins de presse et les albums, de 1947 à 1973 (t. III). Le tome IV rassemble les dessins de presse aquarellés et au lavis, les dessins publicitaires, les produits dérivés, les affiches, les gravures, les huiles sur toile et bois et les dessins érotiques. Les tomes V et VI recensent l’œuvre d’illustration en deux périodes : 1929-1951 et 1952-1976. On pourra en outre consulter l’inventaire reproduit dans le dossier de presse établi à l’occasion de l’exposition de la galerie Huberty & Breyne, qui s’est tenue à Bruxelles du 13 janvier au 18 février 2023 (en ligne. Consulté le 21 mai 2024).
[2] Le Gargantua des éditions Kra ouvre la collection « Les grands textes humoristiques ». Cette édition de 1931 comporte des illustrations couleurs. L’édition de Gargantua chez Gibert Jeune en 1935 renouvelle et augmente considérablement les illustrations de 1931, passant d’une dizaine de compositions à plus de soixante-dix. La couverture de 1931 est ornée d’un tonneau débordant de vin, d’où surgit la paire de jambes d’un buveur tête renversée dans le fût. L’illustration faisant face à la page de titre de 1931 offre le portrait d’un frère Jean en train d’engloutir un énorme cuissot. En 1935, la page de titre fait pour sa part face à l’inondation urineuse de Paris. Toutes les illustrations sont renouvelées et augmentées entre l’édition Kra de 1931 et l’édition Gibert Jeune de 1935. Précisons que cet article ne s’attachera qu’aux trois tomes publiés chez Gibert Jeune entre 1935 et 1937.