Illustrer les cinq livres de Rabelais
dans la France des années 1930 :
l’œuvre d’Albert Dubout

- Louise Millon-Hazo
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Fig. 17. A. Dubout, « Le Petit déjeuner
dans l’estomac de Gargantua », 1935

Fig. 18. A. Dubout, « Le Gouffre
horrible de l’estomac », 1936

Fig. 19. A. Dubout, « ...ilz luy voloient et
chantoient à travers l’estomac », 1937

Fig. 20. A. Dubout, « Le Songe de
Panurge », 1936

La bouche visitée par des pèlerins égarés dans le potager de Gargantua a animé la plume de Dubout, il en va de même pour les parties encore plus avancées de la digestion gigantale, puisque le dessinateur prend le soin de représenter « Le petit dejeuner dans l’estomac de Gargantua » (fig. 17). Le dessinateur trace l’estomac du géant en respectant la forme anatomique de cet organe, mais le naturalisme s’arrête là, puisqu’il sature cet espace clos et interne de tout un univers vivant et matériel, désordonné, chahuté et encombré. S’accumulent au fond de la poche des têtes d’hommes écrasées par des chevaux ou bien le visage coincé dans une croupe équine, un fatras de coupes, dont l’une verse son contenu sur une mine renfrognée ; sur le côté droit, se dresse un canon à la mèche allumée propulsant des boulets, un cavalier renversé sous son cheval caparaçonné ; au milieu, chutent trois bovins, l’un hagard, lunettes sur le nez, langue tirée, l’autre l’air fâché, le dernier à la mine patibulaire ; en haut à gauche, s’étale une scène gauloise, donnant à voir un soldat et une paysanne toute poitrine dehors, étendus dans le foin, à leur gauche, trône un siège occupé par un prélat ; à l’entrée de la cavité, surgit un boucher tiré par un chien, lequel entraîne à sa suite un chapelet de saucisses, tous deux précédés par un lièvre et un cochon courant ventre à terre. Cette planche n’illustre nullement le chapitre où elle se trouve (« Comment Gargantua fut institué par Ponocrates en telle discipline qu’il ne perdoit heure du jour »), mais traduit graphiquement la saturation de l’emploi du temps du jeune humaniste, dévorant tout à pleines dents. On peut deviner dans cette surcharge et cet entassement invraisemblables le style qui caractérisera deux ans plus tard le chef-d’œuvre antimilitariste de Picasso, Guernica, où, de la même façon corps humains et animaux se chevauchent. Cependant, le tableau de Picasso ne relève pas du tout du même registre. L’expressionisme des visages et le cubisme des formes sont mis au service d’une vision tragique de la guerre, alors que le dessin satirique de Dubout croque avec allégresse et nervosité les désordres du monde.

Après l’estomac du père, Dubout s’intéressera à celui du fils. Le motif inventé en 1935 est en effet repris en 1937, cette fois à la faveur d’un texte mettant explicitement en récit l’exploration des parties internes de Pantagruel malade. Le chapitre XXXIII du Pantagruel met en scène la visite, à bord de grosses pommes d’or, d’une équipe de paysans soignants chargée de débarrasser Pantagruel de sa chaude pisse en le purgeant de ses « humeurs corrompues ». Dans ces embarcations dorées voyagent un lanternier, cinq gros valets munis de piolets, trois paysans flanqués d’une pelle, sept porteurs de hottes pourvus de grands paniers. La main de Dubout ne retient que le lanternier, sorti le premier de sa pomme pour éclairer ce « goulphre horrible, puant, et infect plus que Mephitis ». Ce personnage intéresse sûrement Dubout en raison du contraste chromatique entre la lumière de la lampe et l’obscurité du gouffre (fig. 18). Le dessinateur joue ainsi sur les effets de clair-obscur, les ombres, les nuances de noir, de blanc, de gris, reprenant dans son dessin à l’encre de Chine, non aquarellé, les codes de la gravure, technique d’illustration propre à l’âge de l’écrivain illustré. Dubout suggère l’immensité de l’estomac pantagruélique en plaçant le haut de la voûte dans le hors cadre, en y développant une flore (les champignons) et une faune (la souris et la chauve-souris). L’expertise du visiteur est rendue par sa longue barbe, ses lunettes, sa maigreur et ses genoux cagneux, typiques du savant oublieux de son corps. La puanteur de la cavité est suggérée par le geste du soignant, qui se bouche le nez de sa main libre, donnant ainsi à voir les « vapeurs abhominables » de cette « montjoye d’ordure ». Le dessin est légendé « le goulphre horrible de l’estomach ».

S’ajoute à ce spectacle hautement scatologique la peinture de l’estomac du géant Bringuenarilles, au seuil du Quart livre de 1937 (fig. 19). Le texte du chapitre XLIIII revient sur le destin tragique du géant Bringuenarilles qui, faute de moulins à vent encore disponibles, avait dû se détourner de son régime habituel et avaler force casseroles et poêles, entraînant sa mort. Le Potestat de l’île de Ruach, où l’on ne vit que de vents, se plaint des visites annuelles de Bringuenarilles, dévorant les moulins de l’île. Pour défendre leur casse-croûte, les habitants de Ruach ont pris l’habitude de bourrer les moulins à vent de poules et de coqs, qui se retrouvent à gambader dans l’estomac de Bringuenarilles, si bien que les renards attirés par les gallinacées s’engouffrent à leur tour dans le géant. Pour se remettre de ces visites dangereuses voire mortelles, le géant avale des pilules « composées de levriers et de chiens terriers », qui repoussent les bêtes hors du ventre gigantal. Le texte regorge de scènes loufoques, propres à retenir l’intérêt du dessinateur proche des surréalistes. De fait, Dubout fait figurer l’illustration en belle page, sur la planche faisant face à la page de titre du Quart livre. Cette fois, la poche de l’estomac prend elle-même une forme fantaisiste, se tordant en un profil grimaçant, dupliquant de la sorte le visage de Bringuenarilles, placé à l’arrière-plan. Le sac contient un moulin à vent et une volière de poules et de coqs affolés, courant en tous sens, caquetant et gloussant, soulevant un nuage de poussière et s’engouffrant dans un espace indistinct, aux confins de l’estomac. Le sujet donne lieu à une multitude de saynètes burlesques : gambadent un coq borgne et décapité, à la tête hâtivement rafistolée avec un bout de ficelle, un autre dont le cou s’est emmêlé sur lui-même, deux coqs barbus se faisant face et provoquant un carambolage ; pond, l’air revêche et revanchard, une poule sur la tête d’une autre, sur laquelle se brisent des œufs dégoulinants ; un coq renifle avidement de son bec tendu le croupion d’une poule laissant échapper un « proutttt ! » ; ce défilé de volatiles prend la forme d’une spirale folle, ouverte par un jeune coq à l’œil aiguisé et à l’air averti, pipe clouée au bec. Tout comme dans le dessin ouvrant la série dessinée des moutons, on peut reconnaître ici un autoportrait animalier et malicieux de Dubout.

Evoquons, pour clore ce défilé de mondes intérieurs habilement retournés en images visibles et grouillantes, l’image du « songe de Panurge » (fig. 20). L’âme du rêveur est de la même façon que les estomacs gigantaux retroussée et son intériorité mise en évidence, fourmillant d’images étranges :

 

J’ay songé tant et plus, mais je n’y entends note. Exceptez que par mes songeries j’avoys une femme jeune, gualante, belle en perfection : laquelle me traictoit et entretenoit mignonnement, comme un petit dorelot. Jamais home ne feut plus aise, ne plus joyeulx. Elle me flattoit, me chatouilloit, me tastonnoit, me testonnoit, me baisoit, me accolloit, et par esbattement me faisoit deux belles petites cornes au dessus du front. (TLXIIII, 393)

 

Dubout illustre ce rêve d’homme concupiscent et inquiet par une série de fragments évoquant le monde tantôt disloqué tantôt hybridé de Jérôme Bosch : un œil, une bouche et une dent esseulés, une tour anthropomorphique courant sur deux jambes, une créature superposant trois visages dont l’un prolonge un fessier tâté par une main mystérieuse, une sorte d’arbre au tronc mou et aux branchages en volutes, dont l’une, brisée, tient grâce à un fil noué, une espèce de centaure mêlant bustes féminin et masculin, prolongé par une tête d’âne. Le tout flotte dans une atmosphère étrange, une flaque grise et brumeuse, enserrée entre un fessier musical et une gueule béante, semblant vomir la scène trouée de visages inquiétants et grimaçants (annonçant une fois de plus la manière de Picasso dans Guernica). On notera en outre l’hommage au peintre espagnol Joan Miró, qui a rencontré en 1923, à Paris, les poètes surréalistes Louis Aragon, André Breton, Paul Eluard et Philippe Soupault. On reconnaît dans le dessin de Dubout le style que Miró adopte à cette époque : la schématisation des formes, le goût pour la peinture géométrique, de même que l’usage de couleurs primaires. Les trois triangles rouge, jaune et bleu du premier plan, de même que le cœur et l’œil sont des citations directes à la peinture naïve de Miró. Quant aux trois cochons, trompette au groin, qui s’écrient : « Bonjour Mr Panurge », il s’agit certainement d’une allusion au court-métrage de Walt Disney, Three little pigs, sorti en 1933. On se souvient de la passion de Dubout pour le cinéma et ses tentatives de mise en images animées des aventures d’Anatole et de Sparadra au sein des productions du Cygne, à Nice, Anatole fait du camping et Anatole à la tour de Nesle, sortis en 1947.

Aussi, Dubout livre une interprétation personnelle de l’œuvre de Rabelais, fait son miel des motifs littéraires qu’il repère dans le texte de maître François et épouse à sa manière les styles burlesque et grotesque de l’écrivain, faisant souffler dans ses illustrations aussi bien l’esprit de Rabelais que l’esprit de son temps, la France des années 1930, marquée par les esthétiques expressionniste et surréaliste.

 

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