Illustrer les cinq livres de Rabelais
dans la France des années 1930 :
l’œuvre d’Albert Dubout

- Louise Millon-Hazo
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Fig. 21. A. Dubout, « L’Or des
Decretales », 1937

Fig. 22. A. Dubout, « Le Veuz de
chasteté », 1935

Fig. 23. A. Dubout, « Interprétation des
paroles de Triboullet », 1936

Fig. 24. A. Dubout, « Moine lubrique », 1936

Fig. 25. A. Dubout, page de garde, 1936

La misogynie et l’anticléricalisme, sources inépuisables de satire

 

L’illustration des œuvres de Villon (1933) de même que celle de l’ouvrage contemporain de Raymond Hesse, De Phryné à Abélard (1936), donnent une couleur érotique voire pornographique aux activités d’illustration de Dubout durant les années 1930. L’avocat et bibliophile Raymond Hesse renoue avec la tradition satirique de la Basoche, confrérie joyeuse de juristes amateurs et créateurs de pièces licencieuses, œuvrant du XIIIe au XVIIIe siècles. En effet, en une vingtaine de courts chapitres, Raymond Hesse revisite les lieux conflictuels de l’histoire et de la mythologie, les parodiant sous forme de procès cocasses et anachroniques, traversés par un ton délibérément provocateur et scandaleux, qui avait tout pour plaire à l’esprit facétieux de Dubout. La liste des premiers chapitres donne une idée de ce texte satirique : « I. Phryné devant l’aréopage – Impiété. Excitation de majeurs à la débauche. Exhibitionnisme. Corruption de fonctionnaires ; II. L’Eden du Paradis terrestre (affaire Eternel contre Adam et Eve) – Loyers. Expulsion. Abus de jouissance ; III. Le Procès de Socrate, (tribunal des Héliastes contre Socrate) – Peine de mort. Ciguë ; IV. Le Jugement de Salomon, (affaire Général Uri contre Moïse ben Lévy) – Propriété de la femme mariée. Bigamie ; V. Les Tonneaux des Danaïdes. – Mouillage de vin. Abandon du domicile conjugal ; VI. L’Affaire Abraham Saraï contre Pharaon. – Prostitution. Vagabondage spécial. Interdiction de séjour ». La série se termine avec le chapitre « XXIII. L’affaire Abélard – Détournement de mineure. Abus de jouissance. Castration volontaire ». Les exemplaires de tête de l’ouvrage contiennent une suite pornographique de six dessins. Cette suite d’aquarelles au pochoir offre un aperçu de l’inventivité et de l’audace érotiques de Dubout : scènes de bestialité, de pédérastie, de débauche.

Lorsque l’on feuillette les planches illustrées des œuvres de Villon et de Rabelais, surgissent beaucoup de scènes paillardes et licencieuses, parfois en rapport avec le texte, mais pas toujours. Si la laideur, la difformité et la débauche concernent aussi bien l’homme que la femme, cette dernière est le plus souvent mise en position d’objet, dénudée, palpée, poursuivie, quand la gent masculine demeure en habit, le regard, la bouche et les mains tournés vers des seins et des fesses de femmes. On peut extraire du corpus rabelaisien des années 1930 une trentaine d’images de cet ordre. L’image visiblement la plus décalée du texte annonce l’illustration tardive du marquis de Sade par Dubout, celle de Justine ou les malheurs de la vertu, datant de 1976. Il s’agit d’une scène de torture illustrant le chapitre LIII du Quart livre, « Comment par la vertu des Decretales est l’or subtilement tiré de France en Rome » (fig. 21). On y voit une jolie jeune femme adossée à un mur, entièrement nue, les yeux effrayés, les poings et les pieds entravés. La demoiselle attachée fixe avec effroi un petit homme masqué, juché sur le ventre d’une femme gigantesque au visage déformé par la douleur. Le bonhomme habillé à la mode du XVIe siècle s’arc-boute, tentant d’arracher à la pince et à deux mains l’un des tétons de la grosse dame, allongée nue sur une table en bois. La table des opérations ploie sous le poids de la femme et l’effort de l’homme. Au sol, gisent d’autres instruments, une seconde pince, une scie, un marteau, et vaque une souris. Au premier plan, des fers trempent dans un brasero, qui projette l’ombre du tortionnaire sur le mur de cette geôle humide et glacée, où prolifèrent les champignons. A première vue, il est difficile de comprendre le lien entre cette scène sadique et la satire gallicane des Décrétales formulée par Rabelais en 1552. L’écrivain, marqué par la crise gallicane de 1551, ne mâche pas ses mots dans le Quart livre, qui prend souvent la forme d’un brûlot anti-papal. Dans le chapitre des Décrétales, l’auteur évangélique présente les tenants du catholicisme romain comme des fanatiques avides d’or, prêts à tout pour imposer leur idéologie. Homenaz, l’évêque des Papimanes (fous du pape), présente de la sorte les dissidents :

 

Encores ces diables Hæreticques ne les voulent aprendre et sçavoir. Bruslez, tenaillez, cizaillez, noyez, pendez, empallez, espaultrez, demembrez, exenterez, deccouppez, fricassez, grislez, transonnez, crucifiez, bouillez, escarbouillez, escartelez, debezillez, dehinguandez, carbonnadez ces meschans Hæreticques Decretalifuges, Decretalicides, pire que homicides, pire que parricides, Decretalictones du Diable. (QLLIII, 663)

 

Rabelais parodie ad nauseam le langage et les méthodes barbares de l’Inquisition, qui depuis le XIIIe siècle pourchassait les hérétiques. Dubout a associé cette diatribe à la satire scandaleuse des moines libidineux dans la Justine de Sade. Le roman de 1791 comporte un épisode particulièrement barbare, la captivité de Justine chez les moines lubriques et meurtriers de Sainte-Marie-des-Bois. Se confondent dans ce texte obscénité, perversion et anticléricalisme. C’est certainement la raison pour laquelle Dubout impose cette image sadienne à ce chapitre. De fait, trois compositions du corpus total associent explicitement satire des clercs et lubricité. Dans le Gargantua, les préceptes de Thélème arrêtent Dubout, qui offre une illustration au renversement du vœu de chasteté (fig. 22). Dans le Tiers livre, l’avertissement de Pantagruel à Panurge : « Guare moine. Sus mon honneur, que par quelque moine vous serez faict coqu. » (TLXLVI) inspire à Dubout une scène paillarde, vue depuis la plante de pied d’une femme nue, étendue, tandis qu’à l’autre bout, se tient un moine revêtu de son froc, à la peau jaune, aux oreilles pointues, au nez protubérant et rougeoyant, baisant la bouche de la femme et palpant son ventre bombé (fig. 23). Le chapitre XIV du Cinquième livre est illustré par le portrait d’un couple : une femme élégante baissant pudiquement les yeux et un moine visiblement intéressé par les charmes de la jeune femme, le visage rougi, un œil clos et un doigt enfoncé dans sa face en forme de poire (fig. 24). Ce moine lubrique reluquant une jeune femme n’a aucun rapport avec le texte expliquant « Comment les Chats fourrez vivent de corruption ». De manière générale, l’illustration du Cinquième livre semble avoir été réalisée à la va-vite, peut-être avec des réemplois, sans lecture scrupuleuse de l’ouvrage. De fait, dans la réédition de 1957, l’image est indifféremment replacée à la fin du chapitre LXII du Quart livre, toujours sans nul rapport avec le texte présentant « Comment Gaster inventoit art et moyen de non estre blessé ne touché par coups de canon ».

Les illustrations misogynes et anticléricales paraissent le plus souvent plaquées sur le texte sans réelle attention à la lettre. Elles semblent répondre à la représentation traditionnelle d’un Rabelais débauché et libertin. Dubout applique aux œuvres de Rabelais ses propres obsessions du monde renversé, où les femmes, démesurées, côtoient de minuscules bonshommes. Le couple « à la Dubout », renversant les proportions attendues, se retrouve dans la page de garde de Pantagruel (fig. 25), faisant figurer aux fenêtres ouvertes d’un château une série de saynètes érotiques. On observe au sein de ces neuf cadres pleins (auxquels s’ajoutent sept croisées partielles) un travail systématique du contraste : les vues sont entièrement bleues, figurant l’ambiance nocturne, tandis que la nudité des femmes ressort, seule leur peau étant colorisée en beige chair. Les hommes sont toujours habillés et bleuis par la nuit, tandis que s’étale la nudité féminine, mise en valeur par le contraste chromatique. La huitième ogive encadre un couple disharmonieux : la femme tient sur ses genoux un homme de la taille d’un garçonnet. La neuvième renverse les positions avec un soldat efflanqué maintenant en son giron une grosse femme nue. La quatrième présente une femme imposante entièrement nue, sinon une ceinture de chasteté. Se tient devant elle un homme maigrelet, agenouillé, dégoulinant de sueur et de stupre, cherchant avec acharnement la clé qui ouvrira le sexe féminin à ses désirs.

 

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