L’esprit burlesque anime surtout le Quart livre de Rabelais, qui offre des pages savoureuses de parodie épique débridée, en particulier à travers la guerre des Andouilles. Rabelais y travestit de manière comique les prestigieuses épopées en prêtant aux combattantes et combattants une identité, des actions et des propos triviaux, vulgaires et bas. L’écrivain comique amène alors l’épopée dans la cuisine : le porc devient le héros d’un combat à la tonalité culinaire. Les Andouilles de porc sont les actrices de cette bataille sans merci contre les compagnons de Pantagruel. Elles sont protégées par leur dieu tutélaire, un cochon ailé, au nom parlant – Mardigras – et pourfendues par des soldats-cuisiniers, dont l’onomastique étalée en une vaste parodie de catalogue épique évoque un menu de carnaval. Cependant, contre toute attente, ce festival burlesque ne donne pas lieu à une débauche d’inventivité et de fantaisie du côté de Dubout, qui délaisse la figure fascinante du pourceau ailé et néglige l’armée grouillante et hilarante des amazones andouilliques. Le vaste épisode burlesque, pittoresque, voire surréaliste avant l’heure, de la guerre des Andouilles, qui s’étale sur huit chapitres, avait tout pour plaire au Fou dessinant des années 1930, mais il ne lui accorde que trois représentations : le croquis de la Grande Truie et les portraits des capitaines Riflandouille et Tailleboudin. Deux textes en particulier appelaient des dessins à la manière de Dubout : l’hypotypose héroï-comique du surgissement des « soubdars culinaires » hors de la Grande Truye et l’ekphrasis burlesque du pourceau ailé. Il est impossible de savoir ce qui a déterminé les choix de Dubout, mais c’est comme si le dessinateur se retirait devant des textes si hautement visuels, si puissamment énergiques (au sens rhétorique du terme) que l’image ne pouvait qu’affadir leur evidentia.
Adoncques voyant frere Jan le desarroy et tumulte ouvre les portes de sa Truye, et sort avecques ses bons soubdars, les uns portans broches de fer, les aultres tenens landiers, contrehastiers, paelles, pales, cocquasses, grisles, fourguons, tenailles, lichefretes, ramons, marmites, mortiers, pistons, tous en ordre comme brusleurs de maisons : hurlans et crians espovantablement. « Nabuzardan [8], Nabuzardan, Nabuzardan. » (QL, XLI, 635 [9])
Du cousté de la Transmontane advola un grand, gras, gros, gris pourceau ayant aesles longues et amples comme sont les aesles d’un moulin à vent. Et estoit le pennaige rouge cramoisy, comme est d’un Phœnicoptere : qui en Languegoth est appellé Flammant. Les œilz avoit rouges et flamboyans, comme un Pyrope. Les aureilles verdes comme une Esmeraulde prassine : les dens jaulnes comme un Topaze : la queue longue noire comme marbre Lucullian : les pieds blans, diaphanes et transparens, comme un Diamant : et estoient largement pattez, comme sont des Oyes, et comme jadis à Tholose les portoit la royne Pedaucque. Et avoit un collier d’or au coul […] (Ibid.)
Aussi, tout comme le mouvement des images animées et des vitrines d’automates aura étouffé le dessin souple et vivace de Dubout [10], l’image matérielle aurait brisé le souffle comique du style rabelaisien.
Quand l’illustrateur s’arrête sur l’extraordinaire Grande Truye rabelaisienne, renversement burlesque du Cheval de Troie, il en fait une machine de guerre automate, surmontée par une foule d’hommes en armes (fig. 1). Il est intéressant d’observer que cette représentation arrive de manière décalée. On l’aurait attendue au chapitre XL « Comment par frere Jan est dressée la Truye et les preux cuisiniers dedans enclous ». Or elle est apposée au chapitre suivant, au milieu de la description textuelle du pourceau ailé. On ignore s’il s’agit d’une erreur ou d’un choix délibéré, on ne sait pas non plus si ce placement intempestif est redevable au dessinateur ou bien à l’éditeur, mais si l’on pouvait admettre la responsabilité délibérée de Dubout, cette décision pourrait être interprétée comme le signe d’une création synthétique. En effet, Dubout semble rassembler dans son image de la Grande Truye des traits propres et à la machine et à l’animal monstrueux. Alors que la Grande Truye n’est nullement décrite comme douée de mouvement, Dubout en fait une machine vive, voire sémillante, malgré son poids et sa nature, qui bondit dans les airs, comme le pourceau ailé fend les nuages.
Le dessinateur interprète de manière libre et personnelle la Grande Truye, dont il fait une composition à sa propre mode. Ce dessin pourrait bien annoncer les décors animés que Dubout esquissera pour les vitrines des Galeries Lafayette en 1947 et en 1948. Alors que l’on imagine la Grande Truye du Quart livre montée sur roues, à la manière de la tradition iconographique représentant le cheval de Troie, Dubout en fait un automate digne d’animer les vitrines de Noël des grands magasins, si ce n’est que le thème n’a rien d’onirique ni d’enfantin. Le principe de l’automate rappelle le succès des créations de Gaston Decamps, créateur d’automates, inventeur des animations de vitrines, et concepteur du premier programme festif des Noëls parisiens, la « Conquête du pôle Nord », qui a émerveillé les enfants en décembre et janvier 1909, le long du Bon Marché [11]. Quant aux énigmatiques lettres accolées sur le flanc de la truie automatique, S.G.D.G., elles font certainement référence au droit des brevets. « Breveté SGDG » signifie que le brevet est accordé « sans garantie du gouvernement ». Cette mention légale a eu cours de 1844 à 1968. Aussi, Dubout dépose ironiquement un brevet sur sa machine, dont il est effectivement l’inventeur, puisqu’il ne s’agit pas de la réplique exacte du texte rabelaisien, mais bien d’une création. En effet, si l’on suit à la lettre le texte de Rabelais, les deux cents soldats qui peuvent combattre depuis cet « engin mirificque » s’y tiennent à couvert, à l’abri dans le ventre de bois de l’animal, enclos sous la porte à ressort, alors que le dessinateur représente les combattants perchés, à découvert, au sommet du dos de l’automate, tout hérissé de lances et de flèches. Le faîte du leurre évoque les omnibus à impériale de la Belle Epoque, si bien que Dubout fait jouer l’anachronisme pour rendre son croquis comique : citations des impériales et des brevets de son temps. Il y ajoute le sens de l’incongruité avec cette grosse machine bondissante, alors même qu’elle est surchargée et représente un animal symbolisant la lourdeur. Il est aussi particulièrement parodique et burlesque de mettre au pinacle de cette machine l’armée bien visible, manquant de la sorte tout l’esprit homérique de ce cadeau, de ce « piège creux », fait pour dissimuler et tromper. Dubout consent en outre au portrait graphique d’un soldat cuisinier au corps à l’image de son nom, Riflandouille (fig. 2), et à celui du combattant Tailleboudin (fig. 3), dont la chair du visage semble avoir été elle-même coupée au couteau du charcutier.
De la même façon, Dubout ne prête guère attention aux potentialités graphiques de l’île sonnante du Cinquième livre. La volière burlesque du clergé moquée par Rabelais en un défilé de « Clergaux, Monagaux, Prestregaux, Abbegaux, Evesgaux, Cardingaux, et Papegaut », « Clergesse, Monagesses, Prestregesses, Abbegesses, Evesgesses, Cardingesses, Papegesses » (CL, II, 732) encagés sous des grelots ridicules, ne donne lieu à aucune création plastique. En revanche, l’aspect burlesque du catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor est bien rendu par Dubout (fig. 4). La liste de titres ridicules, singeant la théologie scolastique, voit sa verticalité graphique transposée sous la forme d’une colonne de livres énormes, escaladée par un bibliothécaire au crâne glabre, au nez suggestif, tournant des yeux exorbités vers un jeune Pantagruel minuscule tant l’obélisque livresque est démesuré. L’illustrateur faisait halte là où il lui plaisait et sa lecture était certainement autant capricieuse et choisie pour les classiques que pour ses contemporains. D’après Wolinski, Marcel Pagnol se plaisait à rabrouer avec amitié son illustrateur, lui lançant : « tout de même, quand on te confie un livre à illustrer, tu pourrais le lire » [12].
[8] Nabuzardan était le capitaine de la garde de Nabuchodonosor II. Destructeur du temple de Jérusalem, il est désigné par la Bible comme rav hataba'him, « maître des cuisiniers », d’où le choix par Rabelais de ce cri de ralliement énigmatique.
[9] Toutes les citations de Rabelais proviennent de l’édition de Mireille Huchon, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994.
[10] Je me range à l’avis de Laure Beaumont-Maillet sur ce point : « On ne saurait dissimuler toutefois que, malgré l’extrême qualité du travail des ateliers Roullet-Decamps, l’ensemble de la vitrine du Marathon de la danse est décevant, mais permet de comprendre l’échec de Dubout au cinéma. Son dessin est extraordinairement dynamique en lui-même, et le mouvement ne lui apporte rien. Au contraire, il le tue. », « Vie, œuvre et fortune critique du « Fou dessinant », dans Albert Dubout, le Fou dessinant, Op. cit., p. 19.
[11] Ibid., pp. 18-19.
[12] Entretien de Georges Wolinski avec Laure Beaumont-Maillet. Wolinski cite alors de mémoire la correspondance de Dubout avec Plagnol, Albert Dubout, le Fou dessinant, Op. cit, p. 141.