Illustrer les cinq livres de Rabelais
dans la France des années 1930 :
l’œuvre d’Albert Dubout

- Louise Millon-Hazo
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Fig. 13. A. Dubout, « La Vérité », 1936

Fig. 14. A. Dubout, « Dame Justice », 1936

Fig. 15. A. Dubout, « Pèlerins en
salade », 1935

Fig. 16. A. Dubout, « Le Cure-dent de
Gargantua », 1935

L’outrance des images grotesques

 

Le mot grotesque est également emprunté à l’italien. Il est introduit dans la langue française par Rabelais lui-même, dans l’anti-blason que dresse Panurge en hommage à son ami frère Jean, à propos de son couillon si inspirant, renfermant en lui tous les arts militaires, décoratifs et ornementaux de l’époque (TLXXVI). Rabelais pense alors aux décors de la Domus Aurea, récemment découverts à Rome, grâce à une excavation, si bien que ces motifs pariétaux semblaient surgir des grottes. Ces formes se caractérisent par leur liberté, se fondant sur l’hybridation et l’arabesque déliée. La perception romantique du grotesque n’a plus vraiment de rapport avec ce maniérisme du siècle de Néron, remis au goût du jour par les artistes des Quattrocento et Cinquecento. Victor Hugo, Théophile Gautier et Jules Champfleury voient surtout dans le grotesque tout ce qui a trait à la laideur, à la caricature, à la difformité, au disharmonieux, au bouffon. Hugo réhabilite cette catégorie esthétique, la hausse au niveau du sublime, affirmant que les deux se soutiennent et se révèlent réciproquement. Chez l’historien de la littérature Mikhaïl Bakhtine, le grotesque est associé au peuple, au bas corporel (le scatologique et le sexuel) et à la régénération sociale. Je retiendrai ici le sens étymologique du grotesque, ce qui provient de la grotte, ce qui est éclairé, mis en avant, alors que c’est habituellement caché, enfoui.

Peuvent relever de la catégorie grotesque toutes les descriptions et toutes les représentations qui fouillent l’intériorité corporelle, mettent sur le devant de la scène les parties intimes du corps. A la clôture parfaite des corps allégoriques et hiératiques, où rien ne dépasse, où tout est lisse et digne, répondent des caricatures outrancières, où le corps rapiécé coule et déborde de toutes parts. On peut penser aux allégories de la Vérité (fig. 13) et de la Justice (fig. 14), grimées par Dubout en des corps hideux et repoussants. Le dessinateur farde ces personnifications de valeurs afin de mieux donner à voir les déviances, les tromperies et les abus qui peuvent les miner et dont Rabelais se fait le satiriste. La grimace serait leur vraie nature, qu’elles dissimulent sous des faux-semblants de droiture et de dignité. La Vérité de Dubout, non sans rapport avec les vieillardes hideuses et vaniteuses des Caprices de Goya ou avec la « Vénus anadyomène » de Rimbaud, condense les propos obscurs du philosophe Trouillogan, auxquels répond de la sorte Panurge : « Mais je croy que je suis descendu on puiz tenebreux, onquel disoit Heraclytus estre Verité cachée. Je ne voy goutte : je n’entends rien : je sens mes sens tous hebetez » (TLXXXVI, 463). La Justice de Dubout, croulante, borgne, édentée, baveuse, déséquilibrée, estropiée et mutilée, résume quant à elle les discours abscons, jargonneux, macaroniques, absurdes et dangereux du juge Bridoye (TLXXXIX).

Outre ces images d’allégories ruinées, les visites des estomacs et des bouches gigantales relèvent pleinement de l’esthétique grotesque. Dubout a peint avec minutie ces parties internes, révélant un contenu merveilleux. Il a mis en images, dans le Gargantua de 1935, l’intériorité buccale de Gargantua ainsi que son estomac, dans le Pantagruel de 1936 l’estomac et les intestins de Pantagruel, dans le Quart livre de 1937, l’estomac du géant Bringuenarilles. Aussi, le thème textuel et iconographique de l’estomac a particulièrement fasciné Dubout. Les pèlerins mangés en salade par Gargantua (fig. 15) donnent lieu à deux illustrations grotesques fondées sur l’étalement d’une intimité corporelle devenue monde. Cet épisode est animé par deux images placées au milieu du récit de dévoration des pèlerins par le géant :

 

Les pelerins ainsi devorez se tirerent hors les meulles de ses dentz le mieulx que faire peurent, et pensoient qu'on les eust mys en quelque basse fousse des prisons. Et lors que Gargantua beut le grand traict, cuyderent noyer en sa bouche, et le torrent du vin presque les emporta au gouffre de son estomach, toutesfoys, saultans avec leurs bourdons comme font les micquelotz [pèlerins du Mont-Saint-Michel], se mirent en franchise l’orée des dentz (GXXXVIII, 105).

 

Dubout adopte un point de vue interne à la bouche de Gargantua. Le spectateur voit depuis la glotte du colosse les pèlerins suspendus aux dents comme à de gros rochers, surmontant l’abysse de la bouche gigantale. Le dessinateur paraît utiliser l’imagerie juive des XIIIe-XVIe siècles représentant le juif affublé d’un chapeau conique, pointu, sorte d’entonnoir renversé. Il choisit, semble-t-il, de remplacer la représentation de pèlerins chrétiens par des silhouettes juives caricaturales, vêtues de noir, moustachues et barbues. Cette iconographie revenait sur le devant de la scène dans la France des années 1930, marquée par l’idéologie et les coups d’éclat des ligues d’extrême droite. Néanmoins, il serait inapproprié de tirer un point de vue politique de ces représentations avant tout loufoques, singeant le fanatisme religieux et ses déviances, menant droit dans la gueule d’un titan. Le dessinateur donne du mouvement à ces deux représentations en brossant d’abord le tableau de quatre pèlerins surpris à la lisière de la bouche gargantuine, encore ouverte, mais prête à se refermer. La seconde image présente la mâchoire hermétiquement close, les pèlerins des côtés gauche et droit ayant basculés sur et sous la langue. Quant aux pèlerins du milieu, le premier voit sa longue barbe sectionnée, son chapeau et ses lunettes plonger, le second son tronc tranché par les dents gigantesques.

Gargantua déloge ces personæ non gratæ grâce à son cure-dent, dont Rabelais fait mention dans ce même chapitre XXXVIII. Cependant, Dubout attend trois chapitres pour placer son interprétation du cure-dent gigantesque. Alors que le texte ne décrit nullement cet instrument (« Pour doncques se soulaiger du mal feist aporter son curedentz, et sortant vers le noyer grollier vous denigea messieurs les pelerins », GXXXVIII, 105), Dubout s’y attarde et consacre à cet objet un dessin conséquent, bénéficiant d’une légende et s’étirant sur une double-page (fig. 16). Toutefois, le décalage de l’illustration se justifie pleinement au regard du texte. Certes, la mention du cure-dent est absente du chapitre XLI, portant sur les « heures et breviaire » de frère Jean, mais ce texte contient un jeu dérivationnel à partir du verbe curer. Gargantua s’étonne que frère Jean veuille boire dès son réveil, à l’heure des matines : « Il se fault premier escurer l’estomach des superfluitez et excremens ». Frère Jean réplique en se moquant des diètes prescrites par les médecins : « Rendez tant que vous vouldrez vos cures » et en retournant les principes médicaux énoncés par Gargantua : « prenant ce joyeux petit breviaire au matin, je m’escure tout le poulmon ». On notera que Dubout ne s’arrête pas forcément à une description pour l’illustrer, mais à un motif qui l’inspire. En ce sens, il semble écouter les préceptes de frère Jean dans ce même passage, lequel déclare, docte et goguenard : « Jamais je ne me assubjectis à heures, les heures sont faictez pour l’homme, et non l’homme pour les heures. Pour tant je foys des miennes à guise d’estrivieres, je les acourcis ou allonge quand bon me semble ». De fait, le dessinateur invente totalement l’aspect du cure-dent de Gargantua et imagine de le faire porter, tel un immense bélier guerrier, par onze officiers à la tenue identique et aux corps hétérogènes. De la même façon, les détails symétriques de la jambe de bois qui ouvre la marche et de la canne qui la referme, la présence incongrue d’un soulier surnuméraire (celui de la jambe de bois) et le décollage d’un petit homme soulevé par l’effort des dix autres, bien plus grands, proviennent strictement de la fantaisie de Dubout.

 

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