Illustrer les cinq livres de Rabelais
dans la France des années 1930 :
l’œuvre d’Albert Dubout

- Louise Millon-Hazo
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Fig. 5. A. Dubout, « La Jument de
Gargantua et le déluge », 1935

Figs 6 à 9. A. Dubout, « Les Moutons »,
1937

Fig. 10. A. Dubout, « Seigneur de
Baisecul », 1936

Fig. 11. A. Dubout, « Et ce disant pleuroit
comme une vache ... », 1936

Fig. 12. A. Dubout, « Nombre et néant »,
1936

Ce qui semble le plus fasciner Dubout chez Rabelais, qu’il a sûrement choisi d’illustrer [13], ce sont les contrastes, les disproportions, la manière dont le gigantisme côtoie le familier, créant de la sorte une dialectique entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. L’épisode de Gargantua inondant la ville de Paris de son urine (GXVII) a marqué Dubout, qui a fait figurer l’illustration de ce passage en belle page, avant même le prologue de l’auteur. Le dessin laisse paraître les deux jambes de la jument du géant baignant dans un déluge jaune, qui submerge la ville et ses combattants, hommes, armes et montures confondus (fig. 5). Le motif épique de l’affrontement des cavaleries est totalement renversé chez Rabelais : un seul géant se soulageant noie tout un peuple. Dubout semble réinterpréter la scène. Son dessin suggère plutôt que l’urine provient de la jument montée, qu’il place au-dessus d’une armée déconfite, nullement pourfendue, nullement défaite dans le sang, mais bassement noyée dans l’urine d’une jument monstrueuse. La scène parodique plaît à Dubout qui travaille le contraste des corps, des masses et des couleurs, choisissant de faire figurer non les jambes de Gargantua mais celles de sa jument. Le texte contenait en lui-même une charge sexuelle et scatologique propre à inspirer Dubout : « Lors en soubriant destacha sa belle braguette, et tirant sa mentule en l’air les compissa si aigrement, qu’il en noya deux cens soixante mille, quatre cens dix et huyt. Sans les femmes et petiz enfants » (G, XVII, 48). Mais la fidélité servile ne semble pas du goût de Dubout, qui interprète selon son bon plaisir d’artiste ses lectures et ses réminiscences. Dubout, pourtant aguerri en matière de dessin grivois, ne représente ni « belle braguette » ni « mentule en l’air » dans la planche liminaire du Gargantua de 1935.

Un autre épisode d’anthologie a été choisi par Dubout : les moutons de Panurge (QLV-VIII). Le dessinateur illustre la scène avec ravissement, offrant même au lecteur une suite de vignettes, à la manière d’une planche de bande dessinée (figs 6 à 9). La première image montre la presse des moutons tout étonnée de voir l’un d’eux bondir dans les eaux, la deuxième le troupeau tout entier suivre leur congénère dans la mer, la troisième le marchand retenir le dernier du groupe, et la quatrième ne figure que les éclaboussures de l’ultime animal entraîné par sa nature de suiveur. Hommage probable à La Chute d’Icare de Brueghel l’Ancien, ce dessin final met au premier plan le détail du tableau de ca 1558, associant de la sorte présomption humaine et instinct grégaire. Le génie de Brueghel consiste en la représentation discrète et dérisoire d’Icare se débattant dans les flots, jambes nues, tendues vers le ciel, tel un canard ridicule, alors même qu’il nourrissait l’espoir grandiose de toucher le soleil. Aussi, toute la saveur de ce tableau consiste en l’ironie du titre évoquant la peinture d’histoire, le mythe d’Icare, alors que le traitement du sujet rapproche la toile de la peinture de genre ou de paysage, le personnage d’Icare étant relégué dans le lointain tandis qu’un laboureur et un berger sont amenés au premier plan. Dubout se plaît à reprendre ce motif en l’accusant (on n’aperçoit plus aucune partie du mouton) et en le déplaçant (l’éclaboussure est placée au premier plan de la planche). Le dessinateur s’amuse à affubler certains moutons de lunettes, voire pour l’un d’eux, d’une pipe. Ces éléments d’anthropomorphisme ne figurent nullement dans le texte. Est-ce une manière pour le dessinateur de singer l’esprit de sérieux humain, de se mettre lui-même en scène en humble mouton, lui dont la pipe rafistolée est l’un des signes distinctifs ? Si le mouton à la pipe représentait Dubout, il incarnerait le dessinateur ébahi par le geste fou du mouton qui se jette à l’eau pour mieux créer l’événement spectaculaire et pittoresque, la noyade massive du troupeau et de son marchand. Chez Rabelais, c’est Panurge qui lance un mouton à l’eau pour mieux se venger du marchand Dindenault ; chez Dubout, le mouton au museau surmonté de lunettes semble se jeter de lui-même dans les flots. Là aussi, il s’agit d’une scène hautement burlesque dans la mesure où Rabelais s’appesantit sur une animalité des plus banales, là où le lecteur de récits de voyages pouvait s’attendre à la peinture effrayante de monstres marins.

Comme on l’a vu plus haut avec les portraits de Riflandouille et de Tailleboudin, les noms parlants, raillant le caractère d’un personnage ridicule, ou bien les analogies animalières campant des personnages risibles, donnent lieu à des figurations burlesques, incarnant visuellement tant le comparé que le comparant. Dubout goûte particulièrement ces créations onomastiques et s’y était déjà arrêté en 1936 dans son Pantagruel illustré. On pense au visage de Baisecul (P, XI), figuré par un énorme postérieur, parfaitement rond, surmonté par une minuscule bouche en cul de poule, deux tout petits yeux, un nez à peine esquissé, des poils hirsutes, toutes ces parties de la face étant comprimé au niveau de la raie des fesses-faciès (fig. 10). C’est également l’esprit de la représentation de Grandgousier en larmes après la perte de son épouse morte en couches. Dubout ne figure pas la mine brouillée d’un bon géant accablé mais la tête d’une vache auréolée des oripeaux princiers et versant de grosses larmes (fig. 11), suivant à la lettre la figure forgée par l’écrivain : « Et ce disant pleuroit comme une vache » (PIII, 225).

On pourrait enfin songer à l’usage que Rabelais fait des nombres incommensurables, strictement impossibles à représenter rigoureusement. Dubout s’empare de cette tendance ironique en lui répondant sur le même ton. A l’innombrable verbal correspond l’irreprésentable graphique, et donc l’absence de dessin. Dans l’épopée parodique du Pantagruel, les Dipsodes envahissent le pays de Pantagruel, le royaume des Amaurotes. Pantagruel les repousse avec succès et décide de s’emparer de leur territoire pour y établir une colonie. Il lève à cette fin « dixhuyct cens cinquante et six mille, et unze » hommes (PXXXI, 328) pour marcher sur le royaume de leurs envahisseurs. Dubout, féru de représentations populeuses, de foules spectaculaires [14], déçoit avec humour les attentes du lecteur, en traçant en pleine page un grand cadre totalement vide hormis un petit soldat isolé en bas à droite de la planche. Il adjoint à ce dessin ironique une légende soulignant la malice du geste graphique : la mention du nombre invraisemblable d’Utopiens en partance (fig. 12). On pourrait aussi estimer que Dubout joue sur le goût de Rabelais pour l’incongruité de mentions numérales tout à la fois démesurées et extrêmement précises, si bien que le dessinateur représenterait le « dixhuyct cens cinquante et six mille et unz[ième] » combattant de l’armée pantagruélique, marchant droit sur le royaume des Dipsodes, présenté par Pantagruel comme une nouvelle Terre promise pour les Utopiens. Rabelais précise bien dans le texte que Pantagruel n’a nullement besoin d’une armée nombreuse pour conquérir ce territoire, mais qu’il emmène avec lui un tel nombre, afin de coloniser l’espace des Dipsodes, car « ceste ville [la ville des Amorautes, capitale du royaume d’Utopie, sur lequel règnent Gargantua et son fils Pantagruel] est tant pleine des habitans qu’ilz ne peuvent se retourner par les rues ». Cette image de foule et de saturation totale de l’espace est emblématique tant du style de Rabelais que de celui de Dubout. Ce dernier en a bien conscience, lui qui dégonfle avec malice l’horizon d’attente du lecteur.

Ainsi, le registre burlesque, tant en littérature qu’en dessin et peinture, repose sur le renversement, la parodie, l’attribution de traits triviaux à des personnages ou des scènes relevant a priori d’un registre élevé. Le registre grotesque côtoie de près la tonalité burlesque, ces tons se chevauchent souvent.

 

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[13] Wolinski cite librement des paroles que l’éditeur de Dubout lui aurait souvent répétées : « Dites-moi Tonton, quel classique voulez-vous illustrer ? », ibid.
[14] Michel Melat note l’obsession de l’époque pour la foule, occupant l’art des années 1920-1930 : « Les tableaux expressionnistes allemands sont pénétrés par une foule intense, affolée : la rue peuplée revient chez George Grosz (Friedrichstrasse, 1918) et chez Otto Dix (Pragerstrasse, 1920), comme elle nourrira des centaines de dessins de presse dont Dubout sera le représentant le plus significatif », « Dubout années 1930. Un expressionnisme à la française », Albert Dubout, le Fou dessinant, Op. cit., p. 31. L’historien interprète ce motif obsédant comme la trace de l’urbanisation massive des années 1930. Ce pourrait être aussi la rémanence traumatique des massacres de la Première Guerre mondiale, de ces charretées d’hommes massacrées entre les lignes du conflit. C’est explicite dans le tableau d’Otto Dix mentionné par Michel Melat. Le peintre expressionniste y fait le portrait de deux mutilés de guerre au corps rafistolé, une planche à roulette pour l’homme tronc, deux jambes de bois et une prothèse articulée en guise de bras gauche pour l’estropié.