Le Gargantua de Rabelais illustré
par Charles Humbert (1925).
Originalité d’une enluminure moderne

- Marianne Gendre Loutsch
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7 8

Fig. 44. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 46. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 48. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 51. C. Humbert, Gargantua, 1925

La lourde et imposante chaîne de Gargantua fait elle aussi l’objet d’une mise en scène :

 

Pour porter au col, eut une chaine d’or pesante vingt et cinq mille soixante et troys marcs d’or, faicte en forme de grosses bacces, entre lesquelles estoient en œuvre gros Jaspes verds, engravez et taillez en Dracons tous environnez de rayes et estincelles, comme les portoit jadis le roy Necepsos.

 

Le peintre prend prétexte de cette chaîne pour effectuer une réinterprétation moderne de la forge de Vulcain (fig. 44). La chaîne forme un ovale à l’intérieur duquel on pénètre dans l’univers de la forge : à l’arrière-plan le four et, au premier plan, sous un grand soufflet, un forgeron, secondé par deux assistantes en tenue d’Eve, façonne le métal sur l’enclume. La transformation de la matière par le travail de l’homme fascine Humbert et on peut rapprocher la présence de la forge du pressoir de la vigne et de la presse à imprimer que l’on trouve ailleurs dans les planches [35]. Mais la chaîne de Gargantua donne lieu encore à un autre imaginaire à travers la mention du roi Necepsos [36] (fig. 2 ). C’est un paysage égyptien sous un ciel étoilé qui prend naissance pour évoquer les qualités d’astrologue du roi : avec une pyramide en arrière-plan, le pharaon en galante compagnie observe les astres. Mais à partir des astres s’effectue un autre glissement : les astres blancs dans le bleu du ciel offrent les mêmes tons que les fleurs de lys blanches sur fond bleu qui servent de trait d’union entre les différentes séquences de la planche et par association chromatique notre œil réunit dans une même atmosphère la royauté et le ciel. Ce lien de couleur se rattache subtilement à la réflexion de Grandgousier en début du chapitre IX sur la joie céleste que procurent le blanc et le bleu.

Le voyage ne se termine pas là, les gants de Gargantua ont à leur tour fait surgir un paysage : « Pour ses guands furent mises en œuvre seize peaulx de lutins, et troys de loups guarous ». Humbert n’a pas représenté les gants eux-mêmes, mais à partir du mot loup-garou il imagine une scène de chasse dans un paysage hivernal avec un trappeur muni de son arbalète en train de traquer les loups (fig. 45 ).

Peu à peu cette livrée devient prétexte à l’évasion, au voyage, à la création de paysages où fusionnent les espaces : terres du Nord et terres du Sud se trouvent ainsi réunies. Le texte fonctionne comme un réservoir d’images qui fermentent dans l’imaginaire du peintre. Se mêlant au luxe des matières et à l’exotisme, la féerie et la magie s’invitent dans la planche : on y rencontre de magnifiques roses, de beaux pélicans, des lapins, un éléphant, une femme surgit de la hotte du vendangeur, de hauts bonnets sont perdus dans leur grimoire, une nymphe, telle une acrobate ou une danseuse, s’envole et passe au travers d’une des bagues de Gargantua. Mais pour autant le merveilleux n’empêche pas l’humour et l’érotisme de se glisser : des femmes ailées emportent fièrement, tel un trophée, la fameuse braguette de Gargantua (figs 46 et 47 ) ! Il en va de même pour les magnifiques bagues que Gargantua porte à ses doigts et qui se trouvent plaisamment détournées de leur emploi pour laisser place à la paillardise : à la fin du chapitre, à propos de la dernière bague que Gargantua porte au « doigt medical », Humbert nous offre un joli développement où la mise en image pleine d’équivoque se réclame d’un esprit gaillard : Alcofribas, après avoir détaillé cet anneau tout à fait exceptionnel, serti d’un rubis, d’un diamant et d’une émeraude, et pour insister sur l’importance de sa valeur, nous dit qu’il a fait l’objet d’une expertise par un célèbre lapidaire : « Car Hans Caruel grand lapidaire du roy de Melinde les estimoit à la valeur de soixante neuf millions huyt cens nonante et quatre mille dix et huyt moutons à la grand laine ». Humbert, qui travaille avec une édition annotée ou – ce qui est aussi fort probable – qui se remémore un passage du Tiers livre (chap. XXVIII), rebondit sur le nom d’Hans Carvel et met en image le conte grivois que Frère Jean raconte à Panurge si angoissé à l’idée de devenir cocu : Hans Carvel qui a épousé une femme plus jeune vit dans la peur d’être trompé. Un soir, dans le lit conjugal, il reçoit la visite du diable qui lui assure un moyen de se prémunir contre l’infidélité de son épouse. Le diable lui met une bague au majeur dont il ne doit jamais se départir. Le diable une fois parti, le mari se réveille et s’aperçoit qu’il a le doigt dans le sexe de sa femme.

Humbert qui n’est pas en reste en matière d’érotisme s’est plu à glisser une touche licencieuse en introduisant dans sa planche une image très différente par sa forme des autres miniatures puisque le conte est évoqué sur un support qui rappelle une gravure dans un livre ancien (fig. 48). Le peintre s’est sans doute inspiré d’une gravure de Charles-Nicolas Cochin le Jeune dans une édition des Contes et nouvelles de La Fontaine, parue en 1743 (fig. 49 ). Pour faire écho à ce conte [37] et rappeler le thème du mari cocu, Humbert insère à la droite de l’image l’anneau mais aussi le buste d’un homme qui porte des cornes de cerf ! Dans cette formidable combinatoire d’images qu’offre la planche, l’humour et le grivois partagent tout naturellement le luxe et le merveilleux.

Pour se replacer dans la vision d’ensemble de la planche 7, Humbert a rendu l’amplificatio d’Alcofribas en exprimant dans cette livrée le caractère prestigieux des étoffes et des matières au moyen d’un imaginaire pictural où tout est possible, où les espaces se brouillent (le sable d’Afrique, les pyramides d’Egypte, le chasseur du Nord), où la rose côtoie le pélican (fig. 50 ), où la fleur de lys et la figure de François Ier (fig. 51), symboles de l’ancrage royal de Gargantua, badinent avec le secret de l’alcôve. Une végétation raffinée et stylisée avec des buissons argentés ou givrés pour rappeler le blanc, mais aussi pour suggérer le caractère magique constitue le cadre ornemental. Derrière la question du vêtement se déploie le pouvoir d’évocation du luxe et de la richesse apportant beauté, exotisme et volupté à la planche. Humbert, par ces éléments tirés de la poétique du texte qu’il développe et prolonge, illustre ainsi la part de rêve, de merveilleux et d’évasion qu’entraîne cet étalage d’étoffes soyeuses, de perles et des pierres précieuses, de bijoux somptueux, de matières venues du bout du monde dans l’imagination du lecteur.

 

De cette trop rapide immersion dans le Gargantua illustré par Humbert, il ressort combien son approche par le choix de l’enluminure, d’une part, et par son attention au texte de Rabelais, d’autre part, nous apporte un regard original et inattendu sur le roman d’Alcofribas. Le peintre est parvenu dans ces planches cornucopiques et joyeuses à mettre les mots en image, mais aussi à ne pas oublier l’âme rabelaisienne, son écriture et son message atemporel pour donner, au-delà du détail de chaque séquence, le souffle et le dynamisme du roman dans un tableau d’ensemble qui restitue à ce chef-d’œuvre de la Renaissance toute la puissance de son jaillissement et tout son pouvoir de transcendance.

On peut établir des correspondances entre les unités chromatiques qui se répondent d’une planche à l’autre dans la similitude ou le contraste de leurs tons, de même un réseau de sens se dessine aussi entre les différents thèmes unificateurs suggérant des interprétations, ouvrant des réflexions sur le Gargantua en rapprochant certains chapitres et en posant de nouvelles questions. L’entreprise du peintre est une interprétation bien sûr, mais qui s’enrichit d’un pouvoir de création et rejoint ainsi la thèse, défendue par G. Bachelard, « des impulsions esthétiques de l’onirisme ». Le discours rabelaisien ne fait pas seulement rire ou réfléchir, il fait aussi rêver. Le philosophe souligne avec justesse le bénéfice que l’on trouve à « doubler l’analyse littéraire par une analyse des valeurs oniriques » [38], et c’est précisément ce que nous offre le regard d’Humbert.

 

>sommaire
retour<

[35] Notamment dans la bordure inférieure de la planche 11 pour la presse à imprimer (fig. 9 ), et sur la planche 25 pour le pressoir. Voir la reproduction en ligne.
[36] Œuvres de François Rabelais, éd. critique publiée par Abel Lefranc … [et al.], T. 1, Gargantua, Prologue, Chapitres I-XXII, 2e éd., Paris, Champion, 1913, p. 91, note 100. Pour ce pharaon, à la fois roi et astrologue, voir R. Menini, « Sur le collier de Gargantua (et deux ou trois autres gemmes) », dans Narrations fabuleuses : mélanges en l’honneur de Mireille Huchon, Paris, Garnier, 2022, pp. 375-378.
[37] « L’Anneau d’Hans Carvel. Conte tiré de R*** » (II, 12).
[38] G. Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, Paris, J. Corti, 1948, pp. 38 et 59.