Le Gargantua de Rabelais illustré
par Charles Humbert (1925).
Originalité d’une enluminure moderne

- Marianne Gendre Loutsch
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7 8

Fig. 30. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 31. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 32. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 33. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 34. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 35. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 36. C. Humbert, Gargantua, 1925

D’autre part, la réussite du portrait tracé par le narrateur d’un enfant qui découvre à la fois le monde environnant ainsi que son corps tient avant tout au rythme, à la vitesse que prend le récit pour nous faire vivre en direct l’énergie sans limite qui anime Gargantua. Liberté totale, nécessité de tout expérimenter, cet appétit de découvrir la vie se traduit par une série d’activités en chaîne qui se marquent surtout d’un point de vue stylistique : des propositions très courtes (un verbe d’action et son complément) sont juxtaposées les unes aux autres, puis, sans transition, elles prennent une forme gnomique et s’ensuivent plusieurs proverbes où Alcofribas joue sur le sens propre et le sens figuré. A la différence de la planche hors-texte, l’enluminure qu’Humbert a choisie offre, par sa forme et la multiplicité des scènes qu’elle permet, la possibilité d’exprimer picturalement le mouvement et le tempo effréné du texte. De sa lecture, Humbert a mis en évidence trois aspects : la plasticité du personnage de Gargantua qui se comporte comme les autres enfants, le rythme soutenu par la multiplicité des actions accumulées et le riche lexique des proverbes en lien avec la nature – dans tout cet éveil de l’enfant, aussi bien sur le fonctionnement de son être que sur le monde qui l’entoure, il est question de papillons, d’oiseaux, de nuages, de fleurs, de buissons, de chiens, de foin, de soleil, de pluie :

 

[…] et couroit voulentiers aprés les parpaillons, desquelz son pere tenoit l’empire. Il pissoit sus ses souliers, il chyoit en sa chemise, il se mouschoyt à ses manches, il mourvoit dedans sa soupe. Et patroilloit par tout lieux, […] pissoyt contre le soleil. Se cachoyt en l’eau pour la pluye. […] Retournoit à ses moutons. Tournoyt les truies au foin. Battoyt le chien devant le lion. Mettoyt la charrette devant les beufz. [...] Ferroyt les cigalles. […] Battoyt les buissons, sans prandre les ozillons. Croioyt que nues feussent pailles d’arain, et que vessies feussent lanternes. […] Prenoit les grues du premier sault. […] Si les nues tomboient esperoyt prandre les alouettes […].

 

Tout un décor se crée et l’artiste sensible à la joie de vivre et à la dynamique qui émanent du texte donne la part belle à une nature qu’il rend complice (prés, herbes des champs, papillons, fleurs, nuages unifient les différentes séquences) et dont il fait le principe organisateur de sa planche, le cadre décoratif où s’enchaînent les différentes images de Gargantua.

Il va jouer sur le jeu des échelles en changeant non seulement les dimensions du personnage mais aussi celles de la nature qu’il enchante : s’il fait varier la taille de Gargantua, il introduit en contrepartie le merveilleux dans ce paysage naturel, notamment au travers de papillons qui grandissent ou rétrécissent. En modifiant ainsi la nature, le peintre rend non seulement la part ludique du jeu sur la langue, mais aussi la part d’imaginaire et la quête de l’impossible que contiennent les proverbes appliqués à décrire la vitalité de l’enfant qui n’obéit qu’à la loi du désir, qu’au principe de plaisir et pour qui rien n’est irréalisable, rien n’est inaccessible. Le cadre gigantal se déplace du côté d’une nature enchantée : ce n’est pas seulement Gargantua qui est le géant qui domine et dépasse tout, mais la nature environnante se met à grandir autour de lui : des petits comme des grands papillons, certains hybrides, moitié femmes moitié insectes (fig. 29 ), entourent l’enfant. De hautes herbes folles ou les grandes ailes du papillon (fig. 30) vont même parfois jusqu’à nous dissimuler le héros ou nous le montrer de loin. Ce constant travail du regard obligé de jongler entre le proche et le lointain contribue à créer le jeu et l’illusion et à nous faire percevoir ainsi le monde avec des yeux d’enfant.

Par exemple, dans la vignette gauche de la bordure inférieure (fig. 31), Gargantua est bien représenté en géant si l’on compare sa taille à celle de la gouvernante qui l’observe ou à celle de la maison qui est derrière lui. Mais le gigantisme du personnage dans cette séquence est surtout prétexte à se focaliser sur le héros pour nous montrer son émerveillement : assis dans l’herbe, ayant perdu une chaussure, le petit géant dont les sens sont en éveil, notamment ceux de la vue et du toucher, expérimente tout par lui-même. Il a décoré son chapeau de coquelicots et de campanules, tient dans une main un bouquet de ces mêmes fleurs, s’émerveille d’un papillon posé sur l’autre main. Le caractère gigantal qui apparaît ici n’a rien d’écrasant ni de déterminant pour le personnage, comme l’attestent d’autres séquences de la planche où Gargantua est de taille humaine (figs 32 et 33) : par exemple lorsqu’il mange dans l’écuelle des chiens ou qu’il court dans l’herbe pour attraper les alouettes. N’étant pas caractérisé par son appartenance au monde des géants, il est redevenu un petit garçon ordinaire auquel chacun de nous peut s’identifier.

Ce jeu des échelles en étroite relation avec la poétique est encore plus sensible dans la suite du chapitre si l’on s’arrête sur le délicieux passage qui concerne l’éveil à la sexualité de Gargantua avec la joyeuse complicité de ses gouvernantes :

 

Et sabez quey hillotz, que mau de pipe vous byre, ce petit paillard tousjours tastonoit ses gouvernantes cen dessus dessoubz, cen devant derriere, harry bourriquet : et desjà commençoyt exercer sa braguette.

 

Dans la lettrine qui ouvre le chapitre XII (fig. 34), Humbert va même prendre le contre-pied du gigantisme : le petit géant que l’on devine nu hormis son beau chapeau à plume bleue (tout ce qui lui reste de sa belle livrée) est en train de trousser une plantureuse gouvernante. Ses petits bras ont de la peine à en faire le tour ! C’est l’expression « petit paillard » qu’Humbert va mettre en image en déjouant nos attentes afin d’en rendre le comique : un Gargantua qui sous son pinceau s’avère même un anti-géant et pour mieux exploiter le caractère précoce et porté sur la chose, l’artiste insiste avant tout sur l’esprit d’entreprise du tout jeune Gargantua qui ne doute de rien et n’a pas peur de se mesurer à cette nourrice bien en chair. Dans l’enluminure de la planche, Humbert poursuit sur la même lancée en insistant sur l’aptitude du jeune héros à lutiner en tous sens ses gouvernantes. Dans l’une des séquences (fig. 35), l’enfant doit même monter sur un tabouret pour parvenir à ses fins.

La lecture d’Humbert, toujours attentif à la poétique, rétablit tout soudain le cadre gigantal, non pas tant pour traduire un retour à la figure du géant que pour mettre en image la fascination qui anime ses gouvernantes et la fixation qu’elles font, à la fin du chapitre XI, sur le phallus de Gargantua (fig. 36). Les nourrices jouent avec son sexe qu’elles se disputent joyeusement, qu’elles décorent de rubans, de fleurs, qu’elles couvrent affectueusement de petits noms évocateurs :

 

Laquelle [la braguette] un chascun jour ses gouvernantes ornoyent de beaulx boucquets, de beaulx rubans, de belles fleurs, de beaulx flocquars : et passoient leur temps à la faire revenir entre leurs mains, comme un magdelon d’entraict. Puis s’esclaffoient de rire quand elle levoit les aureilles, comme si le jeu leurs eust pleu.

 

Tout comme la fin du chapitre dont le membre viril du géant constitue le climax, le peintre illustre ce passage plein de sensualité en se focalisant sur la braguette de Gargantua et en ne faisant ressortir des buissons que son organe géant orné de rubans autour duquel de petites gouvernantes dansent et s’émoustillent à qui mieux mieux.

 

>suite
retour<
sommaire