Le Gargantua de Rabelais illustré
par Charles Humbert (1925).
Originalité d’une enluminure moderne

- Marianne Gendre Loutsch
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Fig. 37. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 38. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 39. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 40. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 41. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 43. C. Humbert, Gargantua, 1925

Humbert réinterprète ainsi l’enfance de Gargantua à la lumière de l’Art nouveau. Le jeu des échelles, le cadre décoratif, comme les herbes folles qui révèlent et cachent à la fois ou comme ces papillons hybrides issus de l’univers des fairy tales sont au service de l’écriture de Rabelais. L’empire des papillons sur lequel règne le père de Gargamelle, les coqs-à-l’âne et la vie rurale qu’évoquent les proverbes, la succession des verbes pour mieux rendre la vitalité de la petite enfance, amènent une mise en image fertile et abondante qui démultiplie les actions et qui nous emporte. A présent, si l’on considère l’ensemble de la planche, la légèreté de l’enfance, l’esprit d’insouciance sont relayés par des images aériennes qu’apportent les nombreux papillons, les oiseaux qui s’envolent, les évocations du ciel ou la présence d’un arc-en-ciel, ou encore l’enfant qui « pissoyt contre le soleil ». En s’inspirant de près du texte, Humbert réussit cette performance de pouvoir exprimer à l’aide de l’ornementation tout l’esprit de liberté, toutes les illusions que la poétique éveille en nous. Il mélange sensualité et ludisme tels qu’on les éprouve dans l’herbe qui caresse, cache ou chatouille : les frontières entre le réel et l’imaginaire sautent comme pour mieux nous faire revivre, dans une atmosphère tout empreinte de poésie, l’enfance et le monde fascinant de ses sortilèges.

 

La livrée de Gargantua, ou le pouvoir onirique des mots

 

Si le personnage ou la nature grandit ou rétrécit selon l’imaginaire que véhicule la poétique, les objets et les accessoires s’animent et prennent vie à leur tour, comme on peut s’en rendre compte dans les planches relatives à la livrée de Gargantua.

La mise en image du chapitre VIII (« Comment on vestit Gargantua »), dont le texte calligraphié se déploie sur deux planches consécutives, les planches 6 et 7, révèle un double regard du peintre : Humbert y fait ressortir deux représentations distinctes du géant. A la planche 6, Gargantua est encore presque nu, c’est un petit d’homme, vivant à l’état de nature (fig. 37). A la planche 7, Gargantua a conscience de son rang et acquiert par le vêtement qui lui est attribué un statut social, il devient un petit prince (fig. 38). Le contraste entre les deux planches est parlant : l’enfant, nourri par la vigne et les vaches (fig. 39), qui gesticule lors de la prise des mesures, s’efface à présent devant son destin royal (fig. 40). Ces deux images du héros reflètent l’évolution qui s’opère au cours du chapitre où notre lecture se trouve confrontée à deux aspects différents de la démesure qu’Humbert va reproduire de deux manières : à la planche 6, il met l’accent sur les grands chiffres, à la planche 7 sur la copia textuelle. Les quantités exceptionnellement grandes de tissu nécessaires pour habiller le géant qui se répètent à chaque nouvel élément de la livrée avec une structure formelle toujours identique (« Pour sa chemise, furent levées neuf cens aulnes de toille […] Pour son pourpoinct furent levées huyt cens treize aulnes de satin blanc […] Pour ses chausses feurent levez unze cens cinq aulnes, et ung tiers d’estamet […] ») se trouvent illustrées à la planche 6 dans l’intention de souligner la démesure et d’insister sur le caractère gigantal : des rouleaux de tissu débordent du cadre, il faut des échelles et des tabourets pour vêtir Gargantua. Mais, à côté des grands chiffres, du quantitatif qui initie chaque nouvel élément de la livrée de Gargantua, le texte s’enrichit, se gonfle, se nourrit d’étoffes raffinées, de fils d’or et d’argent, de pierres précieuses, d’accessoires. Pour mieux faire ressortir cette copia rabelaisienne, M. Huchon compare le texte de Rabelais avec celui des Grandes cronicques qui présente « la même structure répétitive. La comparaison des deux textes permet de mettre en valeur les procédés d’amplification utilisés par Rabelais et les nombreuses remarques imputables au narrateur » [33]. C’est précisément ce processus d’amplification qu’Humbert a exploité à la planche 7 en saisissant derrière ce procédé le pouvoir d’évasion et le pouvoir poétique que recèlent le luxe et le raffinement de cette livrée.

Avant d’entrer dans les détails de la mise en image de cette amplificatio, il faut d’abord considérer l’ensemble de la planche 7 (fig. 40) qui se caractérise par une unité chromatique fidèle aux deux couleurs choisies par Grandgousier pour la livrée de son fils, le blanc et le bleu, et d’un thème unificateur constitué de motifs végétaux, des buissons comme recouverts de givre au milieu desquels se glissent des fleurs de lys blanches sur fond bleu rappelant par endroits l’étoffe ou le papier peint.

Dans la bordure inférieure, notre regard est d’abord attiré par l’image du petit géant qui se présente de trois quarts dans son costume en prenant la pose (fig. 38). Notre œil va ensuite opérer un va-et-vient entre le personnage et les autres séquences réparties dans la planche où s’instaure tout un jeu d’échos, Humbert s’amusant à mettre en scène cette description de la livrée : il y a d’un côté le géant vêtu de sa nouvelle tenue et de l’autre un éclatement dans toute la planche des différents accessoires et matières qui constituent son habit. Si de nombreux éléments qui composent son vêtement se retrouvent dans la représentation du géant, comme le pourpoint en satin blanc, les chausses « deschiquetées en forme de colomnes striées et crenelées » ou « ses souliers […] de velours bleu […] deschicquettez mignonement par lignes paralleles joinctes en cylindres uniformes » ou encore la saie de velours bleu, la mise en image éclate et dépasse la figure du géant, les accessoires vont faire concurrence au personnage pour donner lieu à une mise en scène, à toute une rhétorique de l’ornementation.

La bourse que l’on voit autour de la taille de Gargantua « faicte de la couille d’un Oriflant » suggère au peintre un paysage africain (fig. 41) : au pied d’un palmier, debout sur le sable un éléphant porte sur son dos une nymphe.

Le bonnet large et rond en velours blanc orné d’une magnifique plume bleue « prinse d’un Onocrotal du pays de Hircanie la saulvaige, bien mignonement pendente sus l’aureille droicte » se rappelle à nous à travers trois pélicans blancs rosés, dans la partie supérieure de la bordure gauche (fig. 42 ).

Quant à l’image fixée à son bonnet qui lui sert d’emblème, elle fait l’objet d’un agrandissement au centre de la bordure inférieure (fig. 43) :

 

Pour son image avoit […] une figure d’esmail competent : en laquelle estoit pourtraict un corps humain ayant deux testes, l’une virée vers l’aultre, quatre bras, quatre piedz, et deux culz telz que dict Platon in symposio, avoir esté l’humaine nature à son commencement mystic. Et au tour estoit escript en lettres Ioniques AΓAΠΗ ΟY ΖΗΤΕΙ ΤA EΑΥΤΗΣ.

 

Humbert choisit de mettre en avant le raffinement de l’emblème en émail et en souligne la délicatesse et le travail. Il ne donne pas à la figure de l’androgyne un tour burlesque ou comique, au contraire, il met en valeur la grâce de ce corps bipartite en le stylisant, voire en le féminisant. En effet, à observer de près ces deux corps, on peut se demander si, sous le pinceau d’Humbert, l’androgyne ne scelle pas l’union de deux corps féminins [34] enlacés harmonieusement, accompagnés de deux fleurs sur fond d’arabesque.

 

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[33] F. Rabelais, Gargantua, édition présentée, établie et annotée par M. Huchon, Op. cit., p. 92, note 1.
[34] Hypothèse suggérée par le fait qu’Humbert représente souvent l’amour saphique.