Le Gargantua de Rabelais illustré
par Charles Humbert (1925).
Originalité d’une enluminure moderne

- Marianne Gendre Loutsch
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Fig. 8. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 10. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 12. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 14. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 15. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 16. C. Humbert, Gargantua, 1925

Il s’en dégage en même temps une grande fidélité au texte et une grande indépendance. L’artiste est au service de la fiction tout en la faisant sienne, en se l’appropriant dans un esprit totalement novateur. Recourant à des schèmes architecturaux qu’il emprunte à l’architecture tantôt antique, médiévale ou renaissante, il joue avec la temporalité faisant se rencontrer, au détour des planches, le temps mythique de l’âge d’or (fig. 8), le Moyen Age, la Renaissance (fig. 9 ) et le vingtième siècle.

Autre particularité d’Humbert, il a illustré le Gargantua en créant une véritable fresque humaine, rendant compte de la polyphonie du texte rabelaisien. On y trouve bien sûr les personnages du Gargantua (Grandgousier, Gargamelle, Frère Jean, Eudémon, Ponocrates, Gymnaste et Picrochole), mais autour d’eux gravitent une foule d’individus et principalement des femmes ! Voilà qui surprend dans ce roman où, mises à part Gargamelle, les gouvernantes et les religieuses de Thélème, les figures féminines sont inexistantes. On peut dresser trois grandes catégories de personnages chez le peintre : tout d’abord, les héros de la fiction, puis une humanité grouillante où la femme assure, en quelque sorte, la fonction de spectateur créant une mise à distance avec la diégèse et enfin, au détour de l’une ou l’autre planche, le dernier groupe, constitué par le peintre lui-même, sa femme ou ses proches [18]. Cet incessant va-et-vient entre les héros de la fiction et les personnages extérieurs crée souvent une mise en abyme du roman dans la planche. Ces figurantes regardent à leur tour l’histoire des aventures du géant, parfois même s’immiscent dans la fiction, mais elles servent aussi de cloison entre les différentes séquences remplissant alors une fonction ornementale.

L’ornementation n’est pas simplement un décor stylisé, réminiscence des rinceaux de l’enluminure médiévale ou fruit d’un caprice artistique. Humbert a véritablement créé une rhétorique de l’ornementation en lien étroit avec le roman.

Chaque planche s’organise selon deux principes : une unité thématique et une unité chromatique. L’unité thématique résulte d’une structure organisatrice, d’un thème ornemental qui, s’il relie entre elles toutes les unités narratives ou les séquences réflexives, n’est pas dû au hasard de la décoration ou aux seuls impératifs esthétiques, mais fait véritablement écho au texte : le choix du thème est généralement suggéré par une phrase du chapitre en question qui donne une indication de lieu, ou est motivé par le sujet, l’atmosphère qui s’en dégage. De là découle une ornementation qui, dans la majorité des cas, est d’inspiration soit végétale (la vigne (fig. 10), le jardin, les champs, l’arbre, la forêt (fig. 11 ), le potager, le verger…), soit minérale (des schèmes architecturaux évoquant l’Antiquité, le Moyen Age ou la Renaissance (fig. 12), ou encore la grotte), mais aussi parfois imaginée à partir d’une idée, d’une abstraction géométrique comme le losange, l’ovale, le plateau de jeu, les drapeaux ou la carte de géographie (fig. 13 ).

Quant à l’unité chromatique – généralement un, voire deux tons dominants, déclinés dans un camaïeu ou dans leur contraste –, elle est, elle aussi, souvent suggérée par les indications du texte (le lieu, le moment de la journée, la saison ou la question des couleurs avec les chapitres VIII à X autour de la livrée de Gargantua - fig. 14) ou tout simplement par l’ambiance, les émotions que procure la lecture, par exemple, les différents moments joyeux (les banquets, le voyage à travers la Beauce (fig. 11 ), les retrouvailles avec Grandgousier…) qui appellent des teintes chaudes et vives, ou encore les passages plus mélancoliques (les incertitudes de la guerre, la prière de Grandgousier…) qui induisent des couleurs plus retenues. Une symbolique des couleurs, issue de la rencontre entre Alcofribas et le peintre, se met en place tout au long des 39 planches, prolongeant et illustrant ainsi de manière concrète et sensible la réflexion initiée aux chapitres VIII et suivants.

Enfin, la planche d’Humbert obéit à deux principes chers à la Renaissance, la varietas et la copia. Comme nous l’avons déjà relevé, elle est cornucopique et se réinvente sans cesse. Prenons l’exemple des deux planches consacrées au thème du costume : la planche 7 avec la mise en image de la livrée de Gargantua (fig. 14) est très fidèle à la poétique rabelaisienne [19], alors que, à la planche 38 avec la description des vêtements des Thélémites, Humbert prend le contrepied du texte et se plaît à déshabiller les religieuses plutôt qu’à les vêtir (les religieuses ont des allures de cocottes ou de demi-mondaines, la planche faisant davantage penser à l’univers du cabaret des affiches de Toulouse-Lautrec qu’à une abbaye empreinte de l’idéal d’amour courtois). On voit ainsi qu’un thème commun, celui des vêtements, est abordé de manière complètement différente par le peintre.

De manière générale, les 39 planches forment un ensemble très éclectique, le peintre se renouvelle d’une planche à l’autre et il est très difficile de les rattacher à un genre et à un style précis.

En considérant les planches indépendamment les unes des autres et en acceptant de se livrer à un inventaire à la Prévert, on est tenté d’y voir plusieurs influences d’origines très différentes. La part ludique et onirique (Humbert était fasciné par ses rêves qu’il notait ou dessinait dans des carnets) qui se mêle aux séquences de la fiction, la présence d’objets fétiches qui reviennent au fil de l’ouvrage et les compositions hétéroclites sont des éléments que l’on peut rapprocher du courant surréaliste. A d’autres moments, avec ces petits personnages, cet art du détail et de l’étrange, ces corps hybrides, la planche nous fait penser au monde de Jérôme Bosch, sans toutefois prendre l’aspect terrifiant ou inquiétant que l’on peut trouver chez le peintre flamand. Par contre, dans les scènes de banquet, on croit reconnaître la joyeuse ambiance du monde paysan qui émane des toiles de Breughel (fig. 15). Et, dans d’autres planches encore, Humbert s’inspire du style Art nouveau en utilisant l’arabesque, la ligne ondulée et les stylisations florales ; il évoque aussi l’importance de ce courant dans les arts appliqués et recourt par exemple à une ornementation imitant le travail de la marqueterie, rappelant l’essor du papier peint ou le travail du verre avec le vitrail. Dans cette réflexion autour de l’ornementation, les lignes ondulantes de l’Art nouveau croisent la passion du peintre pour la Renaissance et pour le décor de style maniériste, notamment l’art des grotesques – plusieurs planches regorgent de guirlandes, de rinceaux, de nymphes, de satires, de drapés, de candélabres, de putti (fig. 9 ). Cet intérêt de Charles Humbert pour la Renaissance recoupe sa passion pour l’histoire du livre, de la typographie et des débuts de l’imprimerie. De la tradition du livre enluminé, il reprend non seulement la forme mais aussi l’esprit des marginalia qui ornent les manuscrits gothiques (fig. 16) avec ses « drôleries », ses musiciens, ses jongleurs, ses prêtres baise-cul, ses scènes d’accouplement. Il s’inspire aussi des ouvrages anciens, de leurs bois gravés et de la tradition décorative qui orne les pages de titre.

On le voit, les planches d’Humbert rappellent…, font penser à… mais échappent à toute tentative de catégorisation. Nous n’aurons malheureusement pas la possibilité de montrer toutes les facettes de l’œuvre d’Humbert qui a aussi été l’occasion pour le peintre de donner libre cours à ses rêves architecturaux, à son amour de la métamorphose, à ses fantasmes en donnant naissance à un imaginaire érotique joyeux, plein de vie et de malice. Seules les planches 5, 9, 6 et 7 feront ici l’objet d’une analyse plus approfondie [20].

 

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[18] Un exemple : la femme du peintre, Madeleine Woog, dans la lettrine en tête du titre de la planche 1 (fig. 8 ).
[19] Nous aurons l’occasion de l’étudier en détail ci-après pour la planche 7. Pour la planche 38, non reproduite ici, voir la reproduction en ligne.
[20] Pour une interprétation complète de cette œuvre, nous renvoyons à notre étude à paraître aux Editions Alphil (Neuchâtel).