Le Gargantua de Rabelais illustré
par Charles Humbert (1925).
Originalité d’une enluminure moderne

- Marianne Gendre Loutsch
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Fig. 17. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 18. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 19. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 20. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 21. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 23. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 24. C. Humbert, Gargantua, 1925

De l’ivresse aux propos d’Alcofribas : la parole mise en image

 

Pour mieux apprécier comment le peintre, par cette rhétorique de l’ornementation, s’inspire de près de la poétique rabelaisienne, on peut prendre pour exemple la planche 5 où Humbert a retranscrit la fin du chapitre V (« Les propos des bienyvres ») [21] et le chapitre VI (« Comment Gargantua nasquit en façon bien estrange »). Par le biais de la couleur, il y fait coexister peinture figurative et forme abstraite et accorde la première place à une nature pourvoyeuse et généreuse en plaçant la naissance de Gargantua non pas dans un palais mais – comme le texte le suggère –au milieu des bien ivres. Enfin, le rapport au temps nous surprend : la Renaissance cède la place à une forme d’atemporalité où se glisse le vingtième siècle d’Humbert. On peut dire que le peintre a pressenti cette réflexion de M. Jeanneret à propos de la venue au monde du géant : « Le récit et la vie s’ouvrent dans une atmosphère de début du monde : une version populaire de l’âge d’or » [22].

Il faut d’abord considérer la planche 5 dans son ensemble (fig. 17) : d’un point de vue formel et chromatique, l’artiste a organisé celle-ci en distinguant les parties dialoguées dans des tons verts disposés aux quatre angles (les propos échangés par les bien ivres et les premières paroles de Gargantua) de la partie réflexive qui forme presque un losange dans les tons ocres, couleur terre de Sienne.

Le peintre devait relever un premier défi : rendre par l’image la polyphonie des voix du chapitre V où les paroles jaillissent de toute part, où l’on ne sait plus qui parle, où le vin joue le premier rôle, puisque c’est autour du pouvoir et des effets de cette boisson emblématique que s’articule tout ce chapitre. C’est la fonction symposiaque et libératrice du vin qu’Humbert a interprétée en image (figs 18 et 19). Il a mis en scène une foule d’hommes et de femmes nus ou en vêtements du vingtième siècle qui sont saisis dans le geste de verser, de boire. Le vin est bien représenté : des bouteilles de toutes les formes, des flacons, des pichets, des cruches, des tonneaux, des caisses de vin jonchent le sol. On court une bouteille à la main, on chevauche les barriques, on s’assoupit tout en buvant, on chante, on danse, on enlève ses vêtements, on s’accouple… Le vin libérateur est traduit non seulement par l’acte de boire, mais surtout, par une humanité qui se trouve comme en état d’apesanteur, télescopant le vingtième siècle et un temps mythique. De même que l’enchaînement des propos des bien ivres, dont il est difficile d’identifier les locuteurs, fait fi de toute logique, de même la mise en image va reproduire cette confusion. Le peintre traduit l’ivresse du vin en jouant avec la cinétique des corps. Ces hommes et ces femmes tout en souplesse sont pris dans un mouvement, comme dans une chorégraphie où les corps se libèrent. Le vin défie les lois de la gravité : on perd l’équilibre, on chancelle, on marche sur la tête, on glisse. Le précieux nectar agit sur les sens et Humbert marque cette emprise en diluant la couleur et les formes, brouillant ainsi nos repères. Il suffit de comparer ces buveurs à ceux de la planche précédente (pl. 4) où le banquet bat son plein mais où l’ivresse n’est pas encore à son comble : on voit une nature figurative, on peut identifier le cadre naturel avec ses arbres, ses buissons (fig. 15). Au contraire, à la planche 5 (figs 18 et 19), la nature est devenue abstraite, plus rien n’a de forme fixe, on ne reconnaît plus ni arbres, ni clairière. Seule la couleur verte demeure, déclinée dans un camaïeu, elle ne fait que suggérer à notre souvenir le cadre naturel dans lequel la ripaille a lieu. Il n’y a plus de lignes droites, tout est ondulant, courbe. Même les ombres des buveurs sont serpentines et évoquent la démarche vacillante. A la parole en roue libre d’Alcofribas répond le corps en apesanteur d’Humbert.

C’est précisément au milieu de ces bien ivres à la parole libérée que le peintre a choisi de placer en plein air la naissance de Gargantua (chapitre VI), ce « poupon bachique » [23], et dans le geste symbolique du pantagruélisme (fig. 20).

 

Soubdain qu’il fut né, ne cria comme les aultres enfans, « mies, mies ». Mais à haulte voix s’escrioit, « à boire, à boire, à boire », comme invitant tout le monde à boire, si bien qu’il fut ouy de tout le pays de Beusse et de Bibaroys.

 

Le geste de l’ouverture à l’autre que souligne M. Jeanneret [24] dans les premières paroles de Gargantua se retrouve aussi dans l’illustration. En effet, on voit sur une couverture ou une toile tendue, le petit géant déjà capable de se dresser, des bouteilles en mains, dans le geste d’offrir alors que d’autres flacons attendent à ses pieds.

Pour autant, dans ce monde au temps suspendu [25] qui est celui des bien ivres, Humbert a trouvé le moyen de traduire picturalement le dialogue et la polyphonie des voix.

Mais, au chapitre VI, il ne s’agit plus d’illustrer un passage narratif ou des dialogues mais une réflexion puisque le narrateur suspend l’action, entre en scène et interpelle son lecteur. Par le biais du commentaire d’Alcofribas – qui, en évoquant les naissances extraordinaires, remet en cause les fondements de notre crédulité et notre rapport à l’autorité [26] – le peintre va faire se rencontrer deux temporalités : le temps suspendu et le temps de la légende.

La mise en image du commentaire, toujours à la planche 5, offre une tout autre approche que la lecture : de la démarche intellectuelle, de l’enchaînement argumentatif, on glisse vers la part esthétique que contiennent les parties réflexives du roman et qui, presque à notre insu, engage notre imagination. Humbert a été arrêté par le réservoir d’images que recèle l’évocation des différentes métamorphoses retenues dans cet extrait :

 

Bacchus ne fut il engendré par la cuisse de Jupiter ?
Rocquetaillade nasquit il pas du talon de sa mere ?
Crocquemouche de la pantofle de sa nourrice ?
Minerve, nasquit elle pas du cerveau par l’aureille de Jupiter ?
Adonis par l’escorce d’un arbre de myrrhe ?
Castor et Pollux de la cocque d’un œuf pont et esclous par Leda.

 

Il a laissé de côté les références, probablement folkloriques de Roquetaillade et Crocquemouche, pour se concentrer sur les témoignages mythologiques.

Pour relier entre elles ces légendes, il les a rassemblées autour d’un arbre (le motif de l’arbre revient à quatre reprises dans les planches [27]). Dans la partie inférieure du losange, le tronc de l’arbre s’ouvre et laisse passer Adonis que l’on voit écarter l’écorce, faisant alentour l’admiration des nymphes des bois (fig. 21). Les ramifications des branches de l’arbre s’élancent et s’élèvent sur les côtés. Dans la partie gauche du losange, on reconnaît non pas Castor et Pollux, mais Jupiter transformé en cygne en train de s’accoupler avec Léda (fig. 22 ). Dans la partie droite, on assiste à une double métamorphose ou plutôt à une double naissance : Jupiter est assis, (à ses pieds se dresse l’oiseau emblématique du dieu, l’aigle noir) ; de sa cuisse jaillissent Bacchus, une coupe en main, et de son oreille Athéna casquée, munie d’une lance (fig. 23). Le losange se termine dans la partie supérieure avec un grand papillon comme protégé dans un écrin qui reprend en miniature la forme du grand losange (fig. 24). La présence du papillon est un ajout personnel du peintre : il rappelle à la fois l’empire des papillons que détient le père de Gargamelle [28], mais aussi le thème plus général de la métamorphose naturelle si l’on songe aux transformations de la chenille pour devenir papillon.

 

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[21] A partir d’ici, le texte de Rabelais est cité d’après l’édition de M. Huchon (F. Rabelais, Gargantua, édition présentée, établie et annotée par M. Huchon, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2007).
[22] M. Jeanneret, Des mets et des mots : banquet et propos de table à la Renaissance, Paris, J. Corti, 1987, p. 25.
[23] L’expression est d’A. Gendre, « Le vin dans Gargantua », Etudes rabelaisiennes, XXI, Rabelais en son demi-millénaire : actes du colloque international de Tours, 24-29 septembre 1984, Genève, Droz, 1988, p. 180.
[24] M. Jeanneret, Des mets et des mots banquet et propos de table à la Renaissance, Op. cit., pp. 27-30.
[25] Relevons que la mise en image d’Humbert rejoint l’observation de G. Demerson sur l’absence d’ancrage du buveur dans une temporalité définie : « Les adverbes toujours, jamais, traduisent l’impression de planer dans une intemporalité insouciante : courrez tousiours après le chien, jamais ne vous mordera, beuvez tousiours avant la soif, et jamais ne vous adviendra. Beuvez tousiours vous ne mourrez jamais. Comme le remarquent les psychiatres, les tentatives de l’alcoolique pour situer son énoncé et son état par rapport à des repères temporels ne parviennent pas à définir sa situation réelle » (G. Demerson, « Dr Rabelais : observation linguistique et littéraire », Etudes rabelaisiennes, XLVIII, La Langue de Rabelais – La langue de Montaigne : actes du colloque de Rome, septembre 2003, Genève, Droz, 2009, p. 50).
[26] M. Screech, Rabelais, Paris, Gallimard, 1992 (traduction française), pp. 181-185 ; M. Jeanneret, Le Défi des signes : Rabelais et la crise de l’interprétation à la Renaissance, Orléans, Paradigme, 1994.
[27] Planches 2, 5, 25 et 28. Voir la reproduction en ligne.
[28] Chap. III : « En son eage virile [Grandgousier] espousa Gargamelle fille du roy des Parpaillos … ».