L’artiste ne s’adonne pas seulement à la peinture de chevalet, il réalise des mosaïques (il s’était formé à cet art durant un séjour à Ravenne), des fresques, enfin – et c’est ce qui justifie sa présence dans ce numéro – il illustre plusieurs chefs-d’œuvre de la littérature, comme par exemple l’Enfer de Dante, le Gargantua de Rabelais, Le Retour de l’enfant prodigue de Gide ou encore L’Après-midi d’un faune de Mallarmé. Il faut rappeler ici la passion pour le livre qui habite Humbert.
Lecteur infatigable, il dévore les classiques mais aussi les contemporains, Proust, Gide, Giraudoux, il acquiert des éditions illustrées de Breton, Soupault, Cocteau, Apollinaire… Tous les aspects du livre le retiennent : le livre comme source de savoir ou d’évasion, mais aussi le livre en tant qu’objet matériel. Passionné par l’histoire du livre, il devient un bibliophile averti et entretient des contacts étroits avec des libraires de Paris, Lyon ou Florence qui lui proposent des ouvrages susceptibles de l’intéresser [10]. Il tient un registre de tous ses livres, sa bibliothèque contient plus de 5 000 volumes. La typographie le fascine et il recopie les pages de titre de nombreux livres anciens. Les auteurs de la Renaissance l’intéressent tout particulièrement, il possède plusieurs incunables, de belles éditions anciennes du XVIe siècle, notamment des traités d’architecture de Vitruve, d’Alberti, les Vies des peintres de Vasari, une édition du Songe de Poliphile. Pour se donner une idée du collectionneur qu’il était, relevons qu’il possédait au moins 31 éditions différentes des œuvres de Rabelais parues entre 1558 et 1933 [11].
Le Gargantua illustré de Charles Humbert
De toute la carrière du peintre, la décennie 1920 à 1929 a été sa période créatrice la plus originale, la plus novatrice. La réalisation du Gargantua a duré presque trois ans, du 9 mars 1922 au 12 janvier 1925. L’artiste travaillait à ses toiles la journée et consacrait ses soirées à son Rabelais. Le manuscrit est constitué de 39 planches. Même si c’est le travail de l’enlumineur qui nous séduit en premier lieu, il faut tout de même dire quelques mots du copiste qui force l’admiration. Le texte est calligraphié à l’encre de Chine dans un cartouche (39 x 26 cm) et l’ensemble de l’enluminure (de l’aquarelle principalement, mais aussi de la gouache) mesure 69 x 44,5 cm. Humbert a choisi des capitales pour la transcription : la capitale monumentale pour les titres de chapitres et, pour le texte même, une capitale plus sobre, proche de la capitalis elegans de l’Antiquité tardive. A l’instar des manuscrits médiévaux, il ne distingue pas le u du v, les deux étant transcrits par V. Il adopte un autre trait antiquisant, la scission d’un mot en fin de ligne n’obéit pas aux règles modernes du découpage syllabique, mais les deux parties du mot sont réparties sur les deux lignes sans aucune marque de séparation. Le travail de calligraphie est remarquable d’exactitude, on décèle très peu d’erreurs : quelques rares omissions ou parfois un saut du même au même.
Humbert reproduit le texte du Gargantua établi par Louis Moland et réédité en 1920 par Henri Clouzot [12]. L’exemplaire du peintre conservé à la Bibliothèque de La Chaux-de-Fonds (cote : CH 1071) porte des traces discrètes de son utilisation : ainsi, à partir du chapitre XXIII (p. 69 éd. Moland), le peintre marque régulièrement au crayon d’un demi-crochet inférieur droit les derniers mots transcrits sur une planche. Parfois, il corrige très discrètement, au crayon ou à l’encre de Chine, des coquilles qui se sont glissées dans cette réédition [13]. Dans l’ensemble, l’édition de Louis Moland reprend le texte, le titre et la division en 58 chapitres de l’édition de 1542 (la scission du chapitre IV en deux avec l’insertion d’un chapitre à part intitulé « Les propos des beuveurs », l’ajout de cinquante-neuf proverbes dans le chapitre « De l’adolescence de Gargantua », ainsi que la création d’un chapitre consacré entièrement à la liste des jeux, disposée en deux colonnes verticales [14]), mais des traces de l’édition de 1535 subsistent avec, par exemple, le maintien des termes de théologiens, sorbonistes et sorbonagres remplacés à partir de 1542 par sophistes ! Ou encore au chapitre VII, à propos de l’allaitement de Gargamelle, où L. Moland garde à la fois le texte de 1535 et celui de 1542 et transcrit « Et a esté la proposition declairée par Sorbonne mammalement scandaleuse ». De même, il reproduit au chapitre XIII le texte des premières éditions et écrit « un moyen de me torcher le cul, le plus royal, le plus seigneurial » alors que Rabelais avait jugé plus prudent de supprimer « le plus royal » dans l’édition de 1542 ! Par ailleurs, Humbert a dû travailler avec une édition annotée, probablement celle d’Abel Lefranc [15]. Plusieurs « vignettes ou séquences » en attestent, telle par exemple la présence à la planche 14 d’un buste de Valère-Maxime dont le nom n’apparaît pas dans le texte, mais auquel il est référé dans une note de l’édition d’Abel Lefranc.
Mais laissons à présent le copiste pour revenir à l’artiste. On admire le Gargantua d’Humbert avant tout pour son travail d’enluminure. Une des originalités de cet ouvrage tient au fait que le peintre a voulu faire une œuvre totale. Alors que beaucoup d’autres illustrateurs pratiquent une grande sélection et que, la plupart du temps, seules les scènes à caractère narratif sont représentées dans des planches hors texte, Humbert par le choix même de l’enluminure n’a pas eu peur d’illustrer l’ensemble du roman, y compris les passages réflexifs – ces interventions du narrateur qui interrompent brusquement le fil de l’action, notamment dans les premiers chapitres – et les passages descriptifs comme par exemple l’épisode thélémite ou encore le genre poétique particulier des deux énigmes qui encadrent les aventures du géant. Cette ambition de rendre compte de la totalité du roman tient bien sûr au rapport étroit que le peintre tisse avec le texte en le calligraphiant.
Si le Gargantua de Rabelais surprend nos habitudes de lecture, nous déconcerte, la planche d’Humbert étonne à son tour et se présente comme « un écran » [16]. Autant la planche est construite comme un tableau et s’offre à nous dans son entier, autant elle se compose d’un ensemble de séquences, d’une foule d’images qui grouillent et fourmillent de toute part de détails. Au premier coup d’œil, le lecteur de la planche est saisi par l’abondance, le foisonnement qui jaillissent de chaque page et on peut bien parler de planche cornucopique [17]. Humbert a saturé l’espace, comme s’il avait horreur du vide. On est emporté par une dynamique, un mouvement, avant même de comprendre les passages qui sont représentés. Le peintre joue à cache-cache avec le spectateur qui, dans une vraie gymnastique de l’œil, est sollicité partout où son regard se pose, chaque séquence fonctionnant comme un système ouvert, permettant un jeu d’associations multiples, véritable combinatoire d’images.
[10] F. Frey-Béguin, « Le livre, objet de collection et source d’inspiration : la bibliothèque du peintre Charles Humbert », art. cit., pp. 150-174 ; Ph. Kaenel, « Gustave Doré, Don Quichotte et l’Espagne : à propos d’un album de dessins inédits », Librarium 38, 1995, p. 86 ; F. Colin, La bibliothèque d’art de Charles Humbert, artiste bibliophile chaux-de-fonnier, Travail de diplôme présenté à l’Association des bibliothécaires suisses, La Chaux-de-Fonds, 1991. Pour l’illustration de l’Enfer de Dante, voir aussi l’étude fouillée de Ph. Kaenel, « “Nous aimons voir Giotto dessinant Dante” : Charles Humbert et le livre enluminé vers 1920 », dans Survivals, revivals, rinascenze : studi in onore di Serena Romano, a cura di N. Bock … [et al.], Roma, Viella, « Etudes lausannoises d’histoire de l’art, 23 », 2017, pp. 279-292.
[11] D’après le catalogue de sa bibliothèque rédigé par Humbert lui-même au fur et à mesure de ses acquisitions. Ces cahiers sont conservés dans le fonds Charles Humbert de la Bibliothèque de La Chaux-de-Fonds (sans cote).
[12] Œuvres de Rabelais, collationnées … par Louis Moland ; nouvelle édition … par Henri Clouzot. T. 1, Paris, Garnier, « Selecta », 1920. A noter que le texte imprimé dans cette réédition s’écarte sensiblement du texte des éditions publiées par Louis Moland de son vivant chez le même éditeur (en 1873, avec les illustrations de Gustave Doré, ou encore sans ces dernières en 1884).
[13] Ainsi au chap. XXXIX, il corrige ciceromane en ciceroniane ; au chap. LV dond en dont ; au chap. XLVI gouuvernant en gouvernant ; au chap. XLVII conseilfoit en conseilloit ; au chap. LV un peu peu en un peu plus.
[14] R. Cappellen et P. J. Smith, « Entre l’auteur et l’éditeur : la forme-liste chez Rabelais », L’Année rabelaisienne n° 1, 2017, pp. 121-144.
[15] Œuvres de François Rabelais, éd. critique publiée par Abel Lefranc … [et al.], T. 1, Gargantua, Prologue, Chapitres I-XXII, 2e éd., Paris, Champion, 1913, p. 176, note 2. Humbert possédait les quatre volumes de cette édition (le tome 1 en 2e éd.). Le renvoi à Valère-Maxime se trouve déjà dans l’édition de Jacob Le Duchat, Œuvres de Maître François Rabelais. Nouvelle édition, T. 1, Paris, Prault, 1732, p. 140 n. 2 (1ère éd. : Amsterdam, Desbordes, 1711).
[16] Pour reprendre l’expression d’A. Gendre dans l’introduction au Gargantua de Rabelais illustré par Charles Humbert, Op. cit.
[17] On peut relever que la représentation de la corne d’abondance intervient à plusieurs reprises, notamment aux planches 4 (une magnifique corne d’abondance érotisée) et 18. Voir la reproduction en ligne.