Le Gargantua de Rabelais illustré
par Charles Humbert (1925).
Originalité d’une enluminure moderne

- Marianne Gendre Loutsch
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Fig. 25. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 27. C. Humbert, Gargantua, 1925

Fig. 28. C. Humbert, Gargantua, 1925

En s’emparant du commentaire, Humbert se l’approprie et s’y arrête pour en révéler la part esthétique et poétique, mais aussi pour stimuler l’imaginaire du lecteur par de nouvelles associations d’images. En prenant un tout autre chemin qu’Alcofribas, le regard de l’artiste amène, pourtant, lui aussi le lecteur à prendre la responsabilité de ses interprétations et à s’interroger : l’accent n’est plus mis sur la crédulité de ce dernier, mais se déplace légèrement pour glisser de la naissance extraordinaire vers le phénomène de la naissance vue comme une métamorphose naturelle.

Avant de quitter cette planche, arrêtons-nous encore sur deux séquences qui frappent notre regard.

Comme plaqués par-dessus ce fond géométrique aux tons verts et ocres, deux grisailles, un médaillon ainsi que l’imitation d’une gravure (fig. 25) retiennent immédiatement notre attention. Dans le médaillon, sont représentés deux ivrognes qui titubent, deux inconnus, ou bien l’un des deux serait-il Grandgousier ? Quant à l’imitation de la gravure, elle illustre l’accouchement de Gargamelle prise en main par une armée de sages-femmes.

Comment comprendre ces grisailles qui semblent se détacher et rompre l’harmonie de l’ensemble ? De même que l’écriture d’Alcofribas procède par rupture [29] et déjoue nos attentes, Humbert dans sa mise en image se plaît à nous surprendre, à nous bousculer. On s’interroge : alors que le temps suspendu des bien ivres et le temps mythologique s’imbriquaient harmonieusement, l’artiste choisit de marquer une rupture en imposant un retour à une réalité, en isolant des personnages qu’il place, par le choix de ces deux supports (le médaillon et la gravure) et par le ton de la grisaille, dans un temps historique. Il fait se rencontrer deux temporalités, le siècle de la Renaissance pour l’accouchement, celui du début du vingtième siècle pour les ivrognes comme pour suggérer la réflexion suivante atemporelle : « pendant que madame accouche, monsieur boit » [30].

Mais la gravure est aussi un clin d’œil à l’histoire de l’illustration avec une mise à distance, voire une mise en abyme. Humbert se positionne face à ses prédécesseurs, face à la tradition iconographique. On peut sans doute trouver une inspiration de cette gravure dans un bois gravé de l’édition de F. Juste de 1542 (fig. 26 ), certes beaucoup plus primitif et, conformément à l’usage au début de l’imprimerie [31], probablement non conçu spécifiquement pour le Gargantua : on y voit une femme couchée dans un lit, recouverte d’un drap. La scène est encadrée par deux colonnes. Dans la mise en image du peintre chaux-de-fonnier, on retrouve Gargamelle, le lit et les deux colonnes. Allusion avant tout aux livres anciens, mais aussi à la mémoire iconographique des illustrateurs qui l’ont précédé comme Doré ou Robida où l’image de Gargamelle, alitée et entourée des sages-femmes, reste un épisode incontournable. Dans sa mise en image de la naissance de Gargantua, à la différence de Gustave Doré, Humbert dissocie le couple et fait de Grandgousier d’abord la figure du bon buveur avant d’être un mari, un père ou un souverain.

Cela correspond à l’interprétation que l’artiste fait des chapitres liminaires du roman. Dans les premières planches, Humbert ne définit pas avec précision l’identité de ses personnages, il diversifie leurs physionomies sans les fixer dans un corps unique, sans entrer véritablement ni dans le monde de géants, ni dans le temps historique de la Renaissance. Il le fera bien entendu, mais plus tard ; comme si, pour lui, la fête, le banquet, ces circonstances symposiaques et gaillardes dans lesquelles naît le petit Gargantua avaient quelque chose d’atemporel. Peu importe, à ce moment, qui est vraiment Grandgousier : il se fond dans le peuple, ce peut être l’un ou l’autre des participants au banquet. Mais, avant tout, il fait partie de la communauté des ripailleurs et des buveurs.

 

Du géant à l’anti-géant

 

Cette dernière réflexion sur Grandgousier nous conduit tout naturellement à considérer une autre spécificité d’Humbert : son rapport au personnage et au gigantisme. Alors que, pour bon nombre d’illustrateurs, le corps gigantal est une donnée essentielle puisque c’est ainsi que l’on identifie le héros, qu’on le reconnaît et que, grâce à cette caractéristique, le personnage du géant devient la figure centrale à partir de laquelle s’organise toute la scène représentée, il en va tout autrement chez Humbert. Au fil des 39 planches, Gargantua n’est pas toujours représenté en géant. On peut même aller jusqu’à voir une tendance à la miniaturisation du personnage durant quelques planches, notamment quand le héros est pris en main par Ponocrates (fig. 27). Humbert préfère rendre la multiplicité des activités et la transformation de Gargantua qui, sous l’emprise de son nouveau pédagogue, ne fait plus figure de géant mais a la même taille que son maître puisque, tout en recevant l’éducation d’un prince, il se civilise et se socialise. Si l’on considère l’ensemble de l’ouvrage, le peintre illustre ce « gigantisme momentané » – pour reprendre l’expression d’Albert Thibaudet [32] – que l’on éprouve à la lecture du roman où l’on en vient souvent à oublier le caractère gigantal.

Ce jeu des échelles est à mettre en rapport avec le lien étroit qu’Humbert entretient avec la poétique rabelaisienne en ne recourant pas systématiquement à la figure surdéterminée du géant. De plus, dans cette approche du personnage, le peintre ne se soucie pas de rendre cohérente la représentation de Gargantua d’une planche à l’autre, il y a des retours en arrière : jeune adolescent qui part à Paris, il redevient enfant quelques planches plus tard ! A l’intérieur d’une même planche, Gargantua change de physionomie : il ne porte pas les mêmes vêtements ; la couleur ou la coupe de ses cheveux varient, ou seule une partie de son corps est représentée. Cette remarquable plasticité du personnage et ce jeu des échelles sont le reflet d’une grande attention portée au texte de Rabelais qu’il est particulièrement intéressant d’étudier à la planche 9 où est calligraphiée la presque totalité des chapitres XI (« De l’adolescence de Gargantua ») et XII (« Des chevaux factices de Gargantua ») (fig. 28).

Au chapitre XI qui s’ouvre sur une description des activités de Gargantua, âgé de trois à cinq ans, Alcofribas précise que les journées de Gargantua ne sont pas différentes de celles des autres enfants : « […] et celluy temps passa comme les petitz enfans du pays […] ». Le narrateur nous avertit que le récit qui va suivre n’est pas tant une observation de Gargantua qu’un regard porté sur la petite enfance en général.

Cette remarque du narrateur qui ne fait pas de Gargantua un être à part – comme l’est Pantagruel au chapitre IV du premier livre rabelaisien – a inspiré Humbert dans les différentes physionomies qu’il donne au personnage. C’est bien sûr Gargantua qu’il représente, mais cela pourrait aussi bien être n’importe quel petit garçon.

 

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[29] M. Jeanneret, « Gargantua 4-24 : l’uniforme et le discontinu », dans Le Défi des signes, Rabelais et la crise de l’interprétation à la Renaissance, Op. cit., pp. 165-179 (1ère publ. dans R.C. La Charité (éd.), Rabelais’s incomparable book : essays on his art, Lexington, French Forum, 1986, pp. 87-101) ; F. Gray, Rabelais et le comique du discontinu, Paris, Champion, 1994.
[30] Je remercie Nicolas Le Cadet de m’avoir signalé qu’on peut voir ici également une illustration du dialogue entre Gargamelle et Grandgousier au chapitre VI : « Couraige, couraige (dist il) ne vous souciez au reste, et laissez faire au quatre boeufz de devant. Je m’en voys boyre encores quelque veguade ».
[31] V. Duché-Gavet et T. Tran, « Pour un Rabelais sentimental ? », Etudes rabelaisiennes, LVI, Rabelais et l’hybridité des récits rabelaisiens, Genève, Droz, 2017, pp. 227-248 ; R. Cappellen, « Les illustrations des Œuvres de Rabelais parues chez Desoer en 1820 », L’Année rabelaisienne, n° 4, 2020, pp. 187-224.
[32] A. Thibaudet, « L’affaire Ubu », La Nouvelle revue française, n° 106, juillet 1922, pp. 58-72 (cité d’après la réimpression dans A. Thibaudet, Réflexions sur la littérature, Paris, Gallimard, 2007, p. 690).