Le Gargantua de Rabelais illustré
par Charles Humbert (1925).
Originalité d’une enluminure moderne
- Marianne Gendre Loutsch
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Fig. 1. C. Humbert, Gargantua, 1925
Fig. 2. C. Humbert, Gargantua, 1925
Fig. 3. C. Humbert, Gargantua, 1925
Fig. 4. C. Humbert, Gargantua, 1925
Fig. 5. C. Humbert, Gargantua, 1925
Fig. 6. C. Humbert, Gargantua, 1925
Fig. 7. C. Humbert, Gargantua, 1925
Résumé
De 1922 à 1925, Charles Humbert, peintre suisse, originaire de La Chaux-de-Fonds, a entièrement calligraphié et enluminé sur 39 planches le Gargantua de Rabelais. Puisant dans l’œuvre de Rabelais qu’il considère comme un grand réservoir d’images, il développe une rhétorique de l’ornementation en lien étroit avec le texte. Il met en scène les aventures de Gargantua au travers de décors floraux, animaliers et architecturaux. Créant une véritable fresque humaine, jouant sur le télescopage de l’espace et des temporalités, il crée une planche pleine de vie et cornucopique et développe une approche originale du gigantisme dans un jeu des échelles inattendu. Saisissant les multiples enjeux de sens, il se fait à la fois interprète et créateur pour nous offrir une illustration ludique et joyeuse, érotique et pleine de fantasmes et donner à l’imaginaire que suscite la poétique de Rabelais toute l’étendue de son pouvoir.
Mots-clés : enluminure moderne, Art nouveau, imaginaire, gigantisme, copia
Abstract
From 1922 to 1925, the Swiss painter Charles Humbert from La Chaux-de-Fonds fully calligraphed and illuminated Rabelais’ Gargantua across 39 plates. Inspired by Rabelais’ work, which he regarded as a wellspring of imagery, he developed an ornamental rhetoric that was intimately connected to the text, depicting Gargantua’s adventures with the aid of floral, animal and architectural decorations. By crafting a genuine human fresco which plays with the reader’s perceptions of space and time, he creates a cornucopia brimming with life, and develops an original approach to gigantism via unexpected differences in scale. His mastery of the multiple challenges of meaning enables him to act both as performer and creator not only by offering the reader a playful, joyful, erotic and fantastical illustration of Gargantua, but also by deploying his full powers to amplify the imagination as stimulated by Rabelais’ poetics.
Keywords: modern illumination, Art Nouveau, imagination, gigantism, copia
Rabelais est un enchanteur…, on l’oublie parfois. Mettre en image la copia, la faire jaillir, rêver la puissance libératrice du verbe rabelaisien pour mieux l’illustrer : ainsi naissent, à fleur de mots, sous le pinceau du peintre Charles Humbert des paysages, des voyages, des couleurs, tout un monde merveilleux, tout un imaginaire. Les bien ivres chancellent tandis qu’Adonis écarte l’écorce de la myrrhe (fig. 1) [1] ; un pélican croise un éléphant, le pharaon Necepsos côtoie un loup-garou (fig. 2) ; dans la douceur des nuages, Tobie veut revoir la lumière, une grande fleur de lys abrite des anges (figs 3 et 4) ; gouvernantes et femmes-papillons veillent sur le petit géant (fig. 5) ; Paris émerge des buissons (fig. 6) ; des pêches et des poires sensuelles poussent dans le verger de Thélème (fig. 7)… C’est sans doute cette part, sensible et personnelle à la fois, si proche d’Alcofribas et si propre au peintre, où se mêlent joie et beauté, rire et esthétique, vin et érotisme qui a dû charmer le sculpteur Antoine Bourdelle : « J’ai parlé de votre œuvre, de votre Rabelais à un éditeur qui en est pris de grande curiosité, … [un] très, très beau, très grandiose travail. Souvenez-vous, ami, que l’homme qui a reçu les grands dons, très rares que vous avez, se doit à son destin » [2]. C’est en ces termes pleins d’admiration, d’enthousiasme et de chaleur que Bourdelle écrit en 1927 à Charles Humbert, alors jeune peintre chaux-de-fonnier plein de fougue, à propos de son illustration du Gargantua que le sculpteur avait eu l’occasion d’admirer lors de son séjour à La Chaux-de-Fonds, lorsqu’il officiait en qualité de membre du jury chargé de choisir l’œuvre qui devait orner le hall du nouveau Musée des beaux-arts de cette ville située dans les montagnes neuchâteloises. Mais, pour diverses raisons – entre autres la longue maladie et le décès tragique en 1929 de l’épouse de Charles Humbert, Madeleine Woog, peintre également, ainsi qu’en 1929 encore, la mort du célèbre sculpteur –, le projet d’édition n’aboutit finalement pas [3]. C’est pourquoi, le Gargantua de Rabelais illustré par l’artiste Charles Humbert est un chef-d’œuvre trop peu connu, hélas, au-delà des frontières helvétiques.
L’originalité de cette œuvre composée de 39 planches se démarque par la forme même que le peintre lui a donnée en choisissant de calligraphier intégralement le texte du Gargantua et de l’enluminer. Humbert se replace dans la perspective de l’époque rabelaisienne où coexistent le manuscrit médiéval, la glose humaniste et les débuts de l’imprimerie. Mais avant d’entrer plus loin dans cet ouvrage, disons quelques mots sur l’artiste.
Charles Humbert [4] est né en 1891 au Locle, ville voisine de La Chaux-de-Fonds. Fils d’un graveur, Humbert montre rapidement des dons pour les arts, plus particulièrement pour la musique et la peinture. Il choisira finalement la peinture et fera sa formation à l’Ecole d’art de La Chaux-de-Fonds, puis, en autodidacte, se perfectionnera au cours de longs séjours à Paris et dans différentes villes italiennes. A l’Ecole d’art de La Chaux-de-Fonds, il fréquente le Cours supérieur d’où sortira une pépinière de jeunes artistes dont le plus connu aujourd’hui est Charles-Edouard Jeanneret dit Le Corbusier [5] avec lequel Humbert développe très tôt des liens d’amitié. Tous deux élèves du peintre Charles L’Eplattenier – qui initie ses élèves à l’Art Nouveau en développant un style décoratif, le style sapin [6], propre aux montagnes neuchâteloises et inspiré de la flore de la région –, Humbert et Le Corbusier sont appelés à travailler ensemble. Ils collaborent pour des notables de la ville : Le Corbusier conçoit une bibliothèque dont il dessine les meubles, alors que Charles Humbert en assure la décoration. Au départ très liés, ces deux têtes dures qui se retrouvent dans leur volonté de se distinguer, qui ont des jugements catégoriques sur l’art et désirent marquer leur ville de leur empreinte forte et personnelle, s’imposent très vite sur le devant de la scène chaux-de-fonnière. Mais leur destin respectif diverge, Le Corbusier choisit Paris et connaît le succès que l’on sait ; Charles Humbert fait le choix de rester à La Chaux-de-Fonds où il sera reconnu et pourra entièrement vivre de son art, en exposant chaque année dans différentes villes de Suisse. Homme entier et paradoxal, au physique imposant, aux jugements sans appel, qu’il ne fallait surtout pas contredire, fier et orgueilleux, il avait le culte de l’amitié et de la fidélité aux siens et à sa ville [7]. Ce travailleur acharné, amateur de bonne chère et de bon vin, joyeux convive au caractère transgressif, ce fort en gueule pouvait avoir quelque ressemblance avec le bon Frère Jean si ce colosse ne cachait pas sous son épaisse pèlerine noire – qu’il arborait durant les longs mois d’hiver – une blessure, une fragilité dont seuls quelques intimes ont peut-être pu parfois percer le secret, et encore ! Il n’empêche que l’homme séduit par sa culture, sa verve. Estimé, il s’impose en société : il est invité à la table des notables, ces patrons d’horlogerie [8] qui ont apporté une vie intellectuelle et culturelle intense à La Chaux-de-Fonds où il côtoie les grands artistes venus se produire dans la ville comme Youra Guller, Arthur Rubinstein ou Dinu Lipati. Son talent, sa personnalité charismatique feront dire de lui qu’il y a eu à La Chaux-de-Fonds « un quart de siècle Humbert » [9].
[1] Toutes les images de cet article qui sont tirées du Gargantua illustré par Charles Humbert sont reproduites avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds. J’en remercie vivement Monsieur Joël Jornod, directeur de la bibliothèque. Mes remerciements vont également à Madame Roxane Tharin, collaboratrice scientifique, et au service photographique de la bibliothèque.
[2] Lettre du 14 mai 1927, conservée à la Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds (cote : CH-102.113).
[3] Ce n’est qu’en 1980, 22 ans après la mort de Charles Humbert, qu’une édition luxueuse et tirée à 500 exemplaires a vu le jour : Gargantua de Rabelais illustré par Charles Humbert, introduction par M. Favre et A. Gendre, La Chaux-de-Fonds, Editions Lux, 1980, [8] p., [39] pl. Une reproduction numérisée du manuscrit est disponible en ligne (consulté le 24 mai 2024).
[4] Charles Humbert, tradition et modernité 1891-1958 :[catalogue de l’exposition], avec des contributions de L. Nordmann, M. Favre, C. Schaller, La Chaux-de-Fonds, Musée des beaux-arts, 2001 ; M. Favre, Charles Humbert, 4 mars 1891-30 mars 1958, La Chaux-de-Fonds, 2001 ; Id., « Charles Humbert, artiste peintre (1891-1958) », dans M. Schlup (dir.), Biographies neuchâteloises. T. 4, 1900-1950, Hauterive, 2005, pp. 141-146 ; C. Gfeller, Charles Humbert (1891-1958) : l’Ecole d’art et la vie culturelle à La Chaux-de-Fonds dans la première moitié du XXe siècle, Mémoire de licence, Université de Neuchâtel, 1991.
[5] J. K. Birksted, Le Corbusier and the occult, Cambridge Mass., London, MIT Press, 2009 ; Le Corbusier, Correspondance, 2 vol., Gollion, 2011-2013 ; Fondation Le Corbusier, Paris, Correspondance E2-11-327 à E2-11-336.
[6] H. Bieri Thomson (dir.) Le style sapin à La Chaux-de-Fonds : une expérience Art nouveau, La Chaux-de-Fonds, Ville ; Paris, Somogy, 2006 ; C. Gfeller, « L’essor de l’Art nouveau à La Chaux-de-Fonds ou les débuts de l’Ecole d’art (1900-1914) », Nouvelle revue neuchâteloise n° 34, 1992, pp. 3-47 ; M.-E. Scheurer, « Le mouvement nouveau et l’Ecole d’art de La Chaux-de-Fonds à l’époque de Charles L’Eplattenier », Revue historique neuchâteloise, n° 2, 1998, pp. 65-78.
[7] Voir les témoignages de son ami l’écrivain J.-P. Zimmermann, « Charles Humbert », L’art en Suisse, n° 4-5, 1930, p. 123 ; Id., « [Lettre à Georges Piroué, datée du 3 novembre 1941] », Nouvelle revue neuchâteloise n° 24, 1989, p. 63 ; ou encore J.-M. Nussbaum, « Ce peintre qui avait l’air si dur… », L’Impartial, 17 avril 1958, p. 13.
[8] J.K. Birksted, Le Corbusier and the occult, Op. cit.
[9] L’expression est de J.M. Nussbaum. Voir F. Frey-Béguin, « Le livre, objet de collection et source d’inspiration : la bibliothèque du peintre Charles Humbert », Librarium 34, 1991, p. 151.