Les illustrations de Rabelais
au XVIe siècle

- Richard Cooper
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Fig. 109. Le Cinquiesme Livre,
1564

Fig. 110. Cinquiesme Livre
de Pantagruel
, s. d.

Fig. 112. B. Pellerin, frontispice de
l’Ile Sonnante, v. 1562/1575

Fig. 113. B. Pellerin, illustration de l’Ile Sonnante (?),
v. 1562/1575

Fig. 114. B Pellerin, illustration des Chats-fourrés (?),
v. 1562/1575

Fig. 115. B. Pellerin, Le Ouy-dire, v. 1562/1575

Le problème se pose maintenant de la quatrième colonne, qui est la contrefaçon de l’édition La Ville 1547 (Lyon 15-16 : 26303, NRB 39), datée par certains de 1600 et attribuée à une presse genevoise [168]. Je ne vois pas pourquoi on aurait plagié une édition partielle lorsque l’édition complète du Quart livre existait depuis cinquante ans, et je placerais cette édition, un peu grossière, beaucoup plus tôt dans le XVIe siècle. Or la contrefaçon des trois premiers livres copie fidèlement les bois originaux de 1547 ; je ne vois pas de raison de supposer que l’imprimeur anonyme, dans l’édition du Quart livre partiel qu’il greffe sur celle des trois livres, aurait copié une édition préexistante, texte et bois. D’autant plus que la présentation et la mise en page de ce Quart livre singe celle des éditions datées de Pierre de Tours ; mais le texte est légèrement différent, notamment la coquille à la page de titre, quarente, ainsi que certains bois. Je pose donc comme hypothèse que la contrefaçon du Quart livre partiel reproduit un état du texte qui n’a pas été conservé, émis avec l’édition La Ville des livres 1-3 peu après la parution chez de Tours de son Quart livre partiel.

Tout cela rend particulièrement intéressant le choix des bois dans cette contrefaçon. L’imprimeur suit de Tours pour le prologue et les chapitres 1-3 ; pour le chapitre 4, il suit la première édition de Tours, avec Chyron et Thétis (fig. 103 ), plutôt que Neptune. Pour le chapitre 5, il ne paraît plus disposer du bois des dieux marins et ne fait que répéter, assez maladroitement, la scène du banquet (fig. 82 ) : il procèdera de manière assez similaire dans les chapitres 9-10. Mais pour les chapitres 7-8, il fait preuve d’une certaine originalité. Pour Bringuenarilles, il écarte le bois du géant renversé, qu’il possède bien, car il va l’employer pour le chapitre 11 ; et il puise dans le stock de Claude La Ville, où il trouve une gravure d’un vent très fort soufflant sur les plantes, ce qui illustre admirablement l’histoire de l’avaleur de vents (fig. 107 ). Ce bois avait déjà servi deux fois pour Les Navigations de Pantagruel [169] ; La Ville lui-même l’avait hérité d’une édition d’Esope : il figure dans l’édition lyonnaise de 1499 (f° Fii) et dans l’édition contemporaine rouennaise de Dugort (1547). De même, pour le premier chapitre de la tempête, là où de Tours n’avait rien trouvé d’approprié, le supposé faussaire tombe sur une gravure représentant un bateau et une sirène (fig. 108 ). La Ville s’en était servi à la fin du Tiers livre pour le Pantagruelion chargé sur le navire [170], dans le Pantagruel assez mal à propos [171] et deux fois dans les Navigations de Pantagruel, en particulier pour la page de titre [172]. C’est une copie inversée d’un bois gravé pour le Grand Olympe ovidien publié par Harsy en 1532 afin d’illustrer le voyage en mer d’Enée [173]. Dans ces deux cas précis, donc, l’imprimeur de la contrefaçon insère dans son texte du matériel (approprié) de Claude La Ville. Deux explications sont envisageables : soit il agit de son propre chef pour transférer dans le Quart livre partiel deux images de l’édition La Ville des livres 1-3 ; soit il reproduit une édition préexistante, non conservée, où un éditeur, La Ville peut-être, a voulu compléter l’édition de Valence, en enrichissant l’édition Pierre de Tours de matériel de son cru. L’éditeur de la contrefaçon a certainement voulu relier son Quart livre de 1548 au Tiers livre de Pierre de Tours, car la pagination est ininterrompue, et le Quart livre commence à la page 281.

 

Editions posthumes

 

A la fin de sa vie, Rabelais était imprimé à Paris et ne mettait pas d’images dans ses éditions. En revanche, les textes para-rabelaisiens, sous les titres du Disciple, de Bringuenarilles ou des Navigations, continuaient à paraître à Paris et à Rouen, ornés d’une profusion de vignettes tirées d’une variété de sources [174]. Le manuscrit de l’Isle Sonnante, découvert parmi les papiers du Maître, ne fut pas illustré dans l’édition publié à Tours en 1562 par Jean Rousset [175], à la différence du texte complet du Cinquiesme livre, dont la première édition publiée à Paris par Maurice Ménier en 1564 [176] insère une gravure de la Dive Bouteille sur feuille volante (fig. 109) dont la forme paraît imiter la gourde de pèlerin au frontispice de Harsy (fig. 50 ), forme reprise dans l’édition parisienne suivante de 1565 [177], et copiée à Lyon chez Hugues Barbou la même année [178]. Le manuscrit du Cinquiesme livre comporte un dessin de la bouteille (fig. 110) [179], qui peut laisser penser que Rabelais lui-même avait projeté une image à cet endroit. Dès 1565, on fit graver à Paris une nouvelle forme de bouteille pleine page [180], imitée dans toutes les éditions suivantes du XVIe siècle [181] (fig. 111 ).

L’idée d’une édition illustrée du Cinquiesme livre paraît avoir inspiré l’artiste Baptiste Pellerin [182], dont le Louvre possède un album démembré de sept dessins, récemment découverts [183], plus un frontispice [184]. On sait par ailleurs que Pellerin fit des dessins pour des ouvrages de Ronsard (1580) de Jodelle (1558), de Gohory (1571) et de Dorat (1573) [185], et certains de ces huit dessins paraissent correspondre à un possible projet d’illustration de L’Isle Sonnante. Le frontispice dépeint manifestement la hiérarchie des oiseaux (fig. 112), et un second dessin la visite des compagnons sur l’île, avec les cages et les cloches des oiseaux (fig. 113). Un autre dessin (fig. 114) paraît correspondre à l’épisode des Chatz fourrez (CL 11-15), avec leurs longues griffes, leurs bonnets carrés, leurs gibecières et les dons de gibier. Vu que ces deux épisodes figurent dans L’Isle sonante, on se demande si les autres dessins correspondent au reste du Cinquiesme livre. Le seul qui est plausible (fig. 115) dépeint un monstre à sept têtes et une femme dont l’estomac est une mappemonde, qui pourrait peut-être refléter les sept gueules d’Ouy-dire et l’homme « qui pour lors tenoit une Mappemonde » (CL 30), figurant également sur un autre dessin de Pellerin (RF 54801). Les autres, qui mettent en scène les quatre états (RF 54800, 54803), n’offrent guère d’échos au texte de Rabelais ; mais Pellerin a incorporé dans un dessin eschatologique l’image d’un géant rabelaisien qui tient une longue échelle conduisant une grande foule aux enfers (fig. 116 ).

Ces visions cauchemardesques correspondent de près aux gravures de l’album para-rabelaisien, conçu par François Desprez et publié à Paris en 1565, Les Songes drolatiques de Pantagruel [186]. Desprez le fait passer pour un écrit authentique, oublié dans un tiroir, que le Tourangeau aurait destiné à la postérité. Cet album changea la donne : Rabelais, Bosch et Breughel devenaient désormais indissociables, représentants d’un certain maniérisme nord-européen mêlant grotesque, macabre, difformité, carnaval et fête populaire, monde à l’envers, excès et surabondance.

 

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[168] S. Rawles et M.A. Screech, NRB,p. 211.
[169] Navigations de Pantagruel, Valence, C. La Ville, 1547, chap. 18, p. 282 et chap. 28, p. 306.
[170] Tiers livre, C. La Ville, 1547, chap. 46, p. 259.
[171] Pantagruel, C. La Ville, chap. 23, p. 154.
[172] Navigations, page de titre, p. 234 ; chap. 30, p. 311.
[173] Ovide, Le grand Olympe des histoires poëtiques du prince de poësie Ovide Naso, Lyon, D. de Harsy, 1532, f° lxxiii.
[174] NRB 130-148.
[175] NRB 53 ; R. Cappellen, « A l’enseigne du masque : imprimeurs, libraires et éditeurs de Rabelais de 1552 à 1588 », RHR, 82-83, 2016(1-2), pp. 65-115 (pp. 76-77).
[176] NRB 54 ; R. Cappellen, « A l’enseigne du masque », Ibid., pp. 78-81.
[177] NRB 55.
[178] NRB 56 ; R. Cappellen, « A l’enseigne du masque », art. cit., pp. 77-78.
[179] BnF, Fr. 2156, f° 135.
[180] NRB 57 ; R. Cappellen, « A l’enseigne du masque », art. cit., pp. 79, 81-87.
[181] NRB 57-81.
[182] F. Lestringant, « “L’isle sonante” et la sphère du monde. A propos de sept dessins de “drôlerie” attribués à Baptiste Pellerin », dans Illustrations inconscientes : écritures de la Renaissance, dir. B. Renner et P. Usher, Paris, Garnier, 2014, pp. 93-121 ; D. Cordellier, « Précisions sur quelques “drôleries” rabelaisiennes de Baptiste Pellerin », dans Inextinguible Rabelais, dir. M. Huchon, N. Le Cadet et R. Menini, Paris, Classiques Garnier, 2021, pp. 495-516.
[183] Paris, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques, RF 54797-54803.
[184] Ibid., RF 54899.
[185] Voir M. Grivel, G.-M. Leproux et A. Nassieu Maupas, Baptiste Pellerin et l’art parisien de la Renaissance, Presses universitaires de Rennes, 2014.
[186] Paris, Richard Breton, 1565 (NRB 113).