Claude La Ville
Rabelais est désormais loin de Lyon, et Pierre de Tours paraît agir en toute indépendance : ses Rabelais, copiés sur les dernières parutions parisiennes, sont confectionnés comme des romans de chevalerie, avec une image pour presque chaque chapitre, puisée à chaque fois dans son stock ; cette pratique devient une exclusivité lyonnaise, car les éditions parisiennes conservées des années 1540 ne sont pas illustrées. De Tours met la main, par exemple, sur une édition parisienne du Tiers livre, dont certains exemplaires portent le nom du libraire toulousain, Jacques Fournier (NRB 31), et il la copie. Mais il est de mèche, me semble-t-il, avec le libraire lyonnais Claude La Ville.
Ce dernier n’avait publié sous son nom à Lyon que les paraphrases de Saint Paul par Erasme, imprimées vraisemblablement par Arnoullet ou Bonhomme, chez qui La Ville aurait travaillé comme correcteur [138], avec la date (peut-être fausse) de 1543 ; puis, en 1549, deux autres ouvrages de vulgarisation [139]. En 1549, ce libraire possède une belle marque personnelle, qui ne figure pourtant pas sur l’édition de Rabelais sortie sous son nom en 1547, prétendument à Valence (NRB 38). On ne connaît aucun autre imprimeur ni libraire à Valence depuis 1522, et il n’y en aura pas d’autre après 1548 [140]. Cette édition est donc la seule sortie à Valence par La Ville, et son existence pose problème (ainsi que son imprimeur : Macé Bonhomme ou Pierre de Tours ?). En quelles circonstances La Ville est-il allé s’établir pour un an ou deux à l’adresse à Valence qu’il indique dans le colophon de son Gargantua [141] ? A en juger par le nombre d’exemplaires de cette édition et de sa contrefaçon (NRB 39), le livre a dû connaître un certain succès. Or, il est acquis que, pour Pantagruel et Gargantua, La Ville suit le texte de Dolet et non celui de Pierre de Tours ; pour le Tiers livre, il suit une édition parisienne [142] (NRB 31). On ignore qui a pu réimprimer Dolet pour La Ville, lequel y affiche son nom de libraire. Quoi qu’il en soit, l’imprimeur qui œuvre pour Claude La Ville, ou La Ville lui-même, tient à ce que son édition soit copieusement illustrée, à tel point qu’on signale sur la page de titre du Tiers livre que ce volume a été « Nouvellement imprimé, revu et corrigé, et de nouveau istorié ». En fait, La Ville est le premier éditeur à illustrer le Tiers livre, tâche difficile étant donné la part très importante occupée par les dialogues ; on peut supposer que le fait d’afficher qu’il y a des images est un instrument de promotion. Et La Ville d’ajouter des éléments de son cru en changeant la date de la Pantagrueline prognostication, qui devient « Pour l’An Mil cinq cens quarante, et sept », et en désignant comme auteur non pas Alcofribas mais Rabelais [143].
Mais en ce qui concerne l’illustration de son édition ambitieuse, pour laquelle il investit beaucoup, il emprunte (ou copie carrément) le matériel de Pierre de Tours et de Dolet. On trouve dans son édition des trois livres, plus la Pantagrueline prognostication, une trentaine de gravures différentes qui proviennent du matériel lyonnais. La Ville a eu accès à des bois illustrant une édition non encore retrouvée d’Esope [144]. La vignette la plus fréquente met en scène deux personnages devant un édifice avec perron et inscription classique (fig. 85) : elle imite un bois figurant dans les éditions lyonnaises successives des Subtilles Fables d’Esope, depuis l’incunable de Huss et Schabeler (1484) [145]. Chez La Ville, il sert pour l’édification de Thélème et l’inscription sur la grande porte, pour les murailles de Paris, pour Saint-Victor, et pour diverses scènes d’interprétation dans le Tiers livre [146]. D’autres scènes ésopiques (figs. 86 et 87 ) représentent une famille de singes qui illustre l’origine des procès (TL. 40), et trois singes couronnés (deux fois pour Nazedecabre, TL. 19). On y trouve aussi des images de chasseurs (figs. 88 et 89), qui accompagnent le chap. 26 de Pantagruel et le chap. 12 du Tiers livre ; l’image ésopique d’un groupe avec un homme qui vomit pour l’écolier limousin ; et une reine et un paon pour les danses en Lanternoys [147].
D’autres images proviennent de livres d’emblèmes, comme celle qui représente un homme armé et un écrivain (fig. 90) et qui sert chez La Ville à illustrer toutes sortes de scènes : l’éducation sous Ponocrates, la lettre de Grandgousier, le banquet du Tiers livre et le blason du couillon [148] ; elle dérive de l’emblème « Noblesse de science » dans l’Hecatomgraphie chez Janot (1540) représentant Homère et Achille [149] (fig. 91 ) : l’image est inversée chez La Ville et agrémentée de plusieurs autres personnages. Il en va de même pour la gravure d’un noble et d’un chien devant un palais (fig. 92), qui sert à illustrer la vie des Thélémites ou le comportement de Panurge à Paris [150] : elle dérive également de l’Hecatomgraphie, plus précisément de l’emblème « Insuffisance » (fig. 93 ) ; la même image sera copiée à Rouen en 1547 dans une édition d’Esope chez Du Gord [151].
D’autres bois chez La Ville dérivent du matériel lyonnais de Harsy ou de Dolet. C’est le cas en particulier du soupirant qui joue du luth [152] (fig. 94 ). L’image servira pour toute une gamme de sujets : la livrée de Gargantua, les habits de Thélémites, Panurge amoureux, les danses de la Reine des Lanternes, et jusqu’à la sibylle de Panzoult [153]. De même, l’image du juge entouré de ses avocats (fig. 95) servira pour toute une série de consultations [154]. Une des vignettes favorites de La Ville, le groupe de chanteurs autour d’une partition (fig. 96 ), sert à accompagner la page de titre, les études de Gargantua, la discussion sur les grands nez des moines, l’énigme de Thélème, l’expédition dans la bouche de Pantagruel, le sort des dés (le pot fait ici office de cornet à dés), Bridoye et les dés, la dive bouteille [155] ; c’est une libre interprétation des chanteurs de Harsy et de Dolet [156] (fig. 32 et 69 ).
La Ville a encore plein d’autres bois, dont certains restent à identifier. L’un d’eux, avec Esope bossu qui s’adresse à un roi (fig. 97), provient clairement d’une édition des Fables, et a déjà figuré dans ses éditions précédentes, par exemple pour la harangue de Gallet (Garg. 29) et Raminagrobis (TL. 21) ; le médecin au chevet du malade (fig. 98) s’avère utile pour la divination par les songes (TL. 14) ; un groupe de sept vieillards dans la rue (fig. 99 ) paraît reprendre les scènes de théâtre de Térence (fig. 20 ) et illustre divers débats du Tiers livre ; une scène de bataille (fig. 100) reprend celles qu’on a vues chez Harsy (figs. 33 et 34 ), et illustre très à-propos les hommes de guerre armés de braguettes.
Les critiques s’accordent à dire que les gravures utilisées par La Ville « ne s’appliqu[ent] pas au texte, pas plus d’ailleurs que celles des éditions de François Juste et Pierre de Tours » [157]. Après avoir passé en revue ces images, il nous semble que le libraire a souvent cherché à mettre en relation texte et images, mais qu’il s’agit d’images polyvalentes, qui peuvent s’appliquer à divers chapitres, à l’instar de la gravure des chanteurs ; il s’agit également d’images récurrentes, qui imitent les techniques d’illustration des romans de chevalerie et des Amadis. A Paris, à partir de 1542, les ouvrages rabelaisiens ne sont plus illustrés, à l’exception des Navigations, qui sortent également à Rouen ornées de bois gravés. L’illustration de Rabelais est donc presque une exclusivité lyonnaise, à laquelle l’auteur paraît avoir participé pour les éditions Juste, mais pour laquelle on ne trouve plus sa griffe dans les éditions Dolet, de Tours et La Ville, pour la plupart copieusement décorées. Claude La Ville a le mérite d’avoir été le premier à vouloir illustrer le Tiers livre ; et le Quart livre partiel de 1548 se distingue comme l’épave d’un projet lyonnais d’illustration de la suite de la geste pantagruélique.
[138] Paraphrase ou briefve exposition sur toutes les epistres canoniques, Lyon, C. La Ville, 1543 [USTC 7894 ; Lyon 15-16, 31811] ; H. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, Paris, F. de Nobele, 1964-1965, 13 v.,1, pp. 237-239.
[139] La Fleur des Sentences certaines, Lyon, 1549[USTC 3590] ; Guido de Cauliaco, Les Fleurs du grand guidon, Lyon, B. Arnoullet pour M. Bonhomme et C. La Ville, 1549 [Lyon 15-16, 21354].
[140] J.-M. Arnoult, Répertoire bibliographique, 25e livraison, Aureliana, t. LXV, p. 76.
[141] Gargantua, Valence, C. La Ville, 1547, p. 250. « A Valanche chés Claude La Ville, demeurant pour lors en la grant Ruë tyrant à la place des clercs aupres l’enseigne du Dauphin ».
[142] Huchon, Rabelais grammairien, Op. cit., pp. 98, 110.
[143] Pantagruel, Valence, C. La Ville, 1547, p. 215.
[144] R. Brun, Le Livre français illustré, Op. cit., p. 238.
[145] Ainsi que dans les éditions de Pierre Mareschal & Barnabé Chaussard, 1499 et de Cl. Nourry.
[146] Gargantua, C. La Ville, 1547, chap. 2, p. 1 ; chap. 17, p. 73 ; chap. 51, p. 222 ; chap. 52, p. 226 ; Pantagruel, C. La Ville, 1547, chap. 7, p. 38 ; chap. 14, p. 94 ; chap. 29, p. 196 ; Tiers livre, C. La Ville, 1547, chap. 5, p. 41 ; chap. 18, p. 104 ; chap. 34, p. 196 ; chap. 39, p. 223 ; chap. 42, p. 240.
[147] Pantagruel, C. La Ville, 1547, chap. 6, p. 34 ; Navigations, chap. 15, p. 270.
[148] Gargantua, C. La Ville 1547, chap. 21, p. 92 ; chap. 25, p. 114 ; chap. 27, p. 125 ; chap. 33, p. 149 ; chap. 40, p. 178 ; Pantagruel, C. La Ville, 1547, chap. 15, p. 102 ; Tiers livre, C. La Ville, 1547, chap. 8, p. 51 ; chap. 26, p. 150 ; chap. 29, p. 165 ; chap. 43, p. 245.
[149] Hecatomgraphie, Paris, D. Janot, 1540, f° Dii v°.
[150] Gargantua, C. La Ville, 1547, chap. 53, p. 230 ; Pantagruel, C. La Ville, 1547, chap. 16, p. 105.
[151] Hecatomgraphie, D. Janot, 1540, f° Bii v° ; G. Haudent, Trois centz soixante et six Apologues d’Esope, Rouen, R. et J. Du Gord, 1547, f° F.
[152] D’Auvergne, Droictz, f° Gii v° ; Gargantua, E. Dolet, p. 41, chap. 8.
[153] Gargantua, C. La Ville, 1547, chap. 8, p. 38 ; chap. 54, p. 233 ; Pantagruel, C. La Ville, 1547, chap. 19, p. 113 ; Navigations, C. La Ville, 1547, chap. 16, p. 272 ; Tiers livre, C. La Ville, 1547, chap. 16, p. 93 ; chap. 17, p. 100.
[154] Pantagruel, C. La Ville, 1547, chap. 10-11, pp. 64, 71 ; Pant. prog., chap. 1, p. 219 ; Tiers livre, chap. 37, p. 210.
[155] Gargantua, C. La Ville, 1547, page de titre ; chap. 20, p. 83 ; chap. 22, p. 104 ; chap. 38, p. 170 ; chap. 56, p. 240 ; Pantagruel, C. La Ville, 1547, chap. 31, p. 201 ; Tiers livre, C. La Ville, 1547, chap. 11, p. 67 ; chap. 38, p. 219 ; chap. 44, p. 248.
[156] Flore, Comptes amoureux, f° Cviii v° ; Pantagruel, E. Dolet, 1542, p. 30.
[157] R. Brun, Le Livre français illustré, Op. cit., p. 290.