Les illustrations de Rabelais
au XVIe siècle

- Richard Cooper
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Fig. 15. Pantagruel, 1537-1538

Fig. 17. Le Disciple de Pantagruel, 1538

Fig. 19. Gargantua, 1537-1538

Fig. 21. Gargantua, 1537-1538

Fig. 23. Pantagruel, 1537-1538

Fig. 25. Gargantua, 1537-1538

Fig. 27. Pantagruel, 1537-1538

Fig. 29. Pantagruel, 1537-1538

Fig. 31. Pantagruel, 1537-1538

Qu’en est-il des droits de Juste sur Rabelais ? On sait que Marot et Rabelais constituaient 64% des ventes chez Juste dans les années 1534-1535 [20], ce qui est une source probable de motivation pour Harsy, qui pouvait vouloir collaborer avec Juste ou le concurrencer [21]. En 1537, les deux presses mirent sur le marché des éditions concurrentes de Rabelais d’aspect totalement différent. Chez Juste, Pantagruel et Gargantua parurent en caractères gothiques (NRB 11, 22, avec la gravure du scribe assis et une autre dans Gargantua, f° 2, représentant un maître et son disciple) ; en revanche Harsy imprima pour la première fois des éditions en caractères romains avec vingt-six bois pour Pantagruel et quatre pour la Pantagrueline Prognostication (NRB 10) [22] et vingt-huit pour Gargantua (NRB 21) [23], suivies l’année d’après par une édition du Disciple de Pantagruel (NRB 131) [24] – peut-être de Jehan d’Abundance – ornée de vingt-deux bois, dont dix-huit avaient déjà figuré dans Pantagruel et Gargantua [25]. Le Disciple allait être copié (ou piraté) à Paris par Denis Janot avec vingt-neuf bois retravaillés à partir du matériel de Harsy (NRB 132). Les images utilisées par Harsy pour Rabelais sont des gravures génériques, déjà insérées dans des impressions antérieures, dont Marot (1534-1537) [26], l’Hecatomphile (1536) [27], La Penitence d’amour par René Berthault de la Grise (1537) [28] et l’Hystoire delectable de Pie II (1537) [29]. Ce stock important de gravures utilisées dans les années 1535-1538 allait servir plus tard chez Harsy pour son Jeanne de Flore (vers 1542) et ses Droictz nouveaux (1541), par exemple. On peut se demander si Harsy agissait de sa propre initiative et de façon opportuniste, ou s’il avait l’accord des auteurs vivants pour remplir leurs livres d’images.

La cinquantaine de bois qui figurent dans les Rabelais de Harsy, souvent les mêmes et répétés, sont des exemples de remploi, de bois passe-partout : ils proviennent de sources diverses, dont des scènes de théâtre empruntées à quelque édition de Térence, et certains gravés spécialement pour les éditions de Marot. On voit partout le scribe assis avec son chien (fig. 15), qui représentait déjà l’auteur dans les éditions de Marot, de l’Hecatomphile et de l’Hystoire delectable [30], et qui revient maintenant dans les prologues de Pantagruel, de la Pantagrueline prognostication, de Gargantua et du Disciple. Ce bois – qui sera imité par François Juste – accompagne également le chapitre où apparaît Janotus, pour se moquer du pédant (Garg. 17), ou celui de la lettre de Grandgousier à son fils (Garg. 27-29), mais il paraît inapproprié pour introduire le chapitre de la défense de clos de Seuilly (Garg. 25).

On trouve aussi des scènes d’intérieur. Un bois, probablement gravé pour la « Petite Epistre au Roy » de Marot [31], représente un roi assis qui reçoit une lettre : il illustre le chapitre premier de la Pantagrueline prognostication sur « le gouvernement et seigneur de ceste année » (fig. 16 ). Il y a aussi un bois représentant un autre roi avec ses courtisans (Disciple 1) (fig. 17). Si les héros de Rabelais sont des rois, ces derniers figurent pourtant moins souvent dans les vignettes de Harsy que les avocats. Un bois met en scène un juge entre quatre avocats (fig. 18 ), image polyvalente gravée probablement pour le « Jugement de Minos » de Marot et réutilisée pour la Penitence d’Amour [32] : elle sert pour la harangue de Janotus (Garg. 18), pour le chapitre consacré aux récompenses des « victeurs Gargantuistes » (Garg. 49), pour le plaidoyer de Baisecul (Pant. 10) et pour ouvrir le débat avec Thaumaste (Pant. 17) [33].

Lorsqu’il s’agit d’un cadre scolaire ou universitaire, on recourt à des vignettes qui paraissent avoir servi pour illustrer Térence, à l’instar de celle qui représente un homme assis devant un rideau, un enfant debout et deux serviteurs dont l’un apporte une lettre (fig. 19) : déjà utilisée dans la Penitence d’Amour [34], elle sert pour la description de la journée selon Ponocrates (Garg. 21), pour l’apparition d’Ulrich Gallet (Garg. 28), pour l’inscription sur la grande porte de Thélème (Garg. 52), pour la lettre de Gargantua (Pant. 8), pour le plaidoyer de Humevesne (Pant. 13) – l’ensemble de l’épisode affiche quatre bois différents – et enfin pour la lettre de la dame de Paris (Pant. 22). Dans une autre vignette théâtrale (assemblage de deux bois) (fig. 20 ), inspirée par le Térence des Trechsel et déjà vue dans la Penitence d’Amour [35], on voit quatre hommes, ainsi qu’une femme dans le fond devant un rideau. La vignette illustre l’origine de Pantagruel (Pant. 1), Baisecul et Humevesne (Pant. 11), Thaumaste (Pant. 18), la généalogie de Gargantua (Garg. 1), l’éducation dispensée par les pédagogues théologiens (Garg. 13), la fin de l’épisode de Janotus (Garg. 19) et la vie des Thélémites (Garg. 56) – ce dernier chapitre étant le seul où figurent des femmes !

D’autres femmes apparaissent sur les vignettes : un groupe de trois femmes debout par exemple (fig. 21), déjà imprimé dans l’Hecatomphile et la Penitence d’Amour [36], sert à illustrer les « Fanfreluches antidotées » (Garg. 2), le premier chapitre consacré à Thélème (Garg. 50), ainsi que Panurge gagnant les indulgences et mariant les vieilles (Pant. 16) [37] ; un autre bois avec deux femmes élégantes discutant assises (fig. 22), probablement gravé pour le « Dizain de Barbe et de Jaquette » de Marot et utilisé aussi dans la Penitence et l’Hystoire delectable [38], illustre le chapitre sur les vêtements des Thélémites (Garg. 54) ; et un troisième avec cinq femmes (fig. 23) accompagne les sages-femmes présentes à la naissance de Pantagruel (Pant. 2) [39].

D’autres bois mettent en scène des hommes et des femmes : la gravure de trois femmes assises avec un chien, faisant face à un homme qui sort (fig. 24 ), illustre les onze mois de grossesse de Gargamelle (Garg. 3) ; une vignette hachurée représentant un couple assis avec l’homme qui lève le bras (fig. 25), déjà mise à profit dans l’Hecatomphile et la Penitence d’Amour [40], sert ici pour les couleurs blanche et bleue (Garg. 9) et pour le tour que fait Panurge à la dame parisienne (Pant. 20) [41]. L’image d’un autre couple assis, la femme joignant les mains et l’homme levant le bras (fig. 26 ), déjà utilisée diverses fois dans les Marot de 1535-1537 et deux fois dans l’Hystoire delectable [42], sert ici – on se demande pourquoi – à illustrer les chapitres de la prise de La Roche-Clermault (Garg. 26) et de la maladie de Pantagruel (Pant. 31) [43]. L’image d’une dame qui écrit, assise à une table avec un homme debout (fig. 27), probablement gravée pour Marot qui « envoye le livre de son Adolescence à une Dame », et incluse dans l’Hecatomphile et la Penitence d’Amour [44], sert ici pour la Dame de Paris (Pant. 19) [45] ; celle d’un couple assis, la dame lisant une lettre et l’homme tenant une épée (fig. 28 ), déjà dans l’Hecatomphile, l’Hystoire delectable et la Penitence et peut-être gravée pour les Epistres de Marot [46], accompagne sans grand rapport le rondeau de Panurge (Pant. 20) [47] ; il en va de même pour la vignette d’un homme assis à qui une dame donne une lettre (fig. 29), déjà dans l’Hecatomphile [48], qui illustre ici le monde dans la bouche de Pantagruel (Pant. 30) [49].

On trouve par ailleurs deux scènes dans une chambre à coucher. La première représente une dame éclairant Cupidon en train de dormir avec son carquois (fig. 30 ) : déjà présente dans l’Hecatomphile [50], elle sert pour la naissance de Gargantua (Garg. 5). La seconde représente un mourant entouré de deux endeuillés (fig. 31) : déjà utilisée chez Marot pour des épitaphes et dans la Penitence d’Amour [51], elle accompagne la mort de Badebec (Pant. 3) et sera copiée par d’autres graveurs. Une autre vignette qui fera fortune plus tard met en scène un groupe de chanteurs autour d’un pot (fig. 32 ) : probablement gravée pour les chansons de Marot [52], elle sert ici pour le géant qui hume le piot (Garg. 6) et pour les occupations de Gargantua quand il pleut (Garg. 22) [53].

 

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sommaire

[20] W. Kemp, « Les petits livres français illustrés », art. cit., p. 520.
[21] Ils se sont brouillés en 1538 au sujet du Cortegiano : voir W. Kemp, « Les petits livres français illustrés », Ibid., p. 521.
[22] USTC, 9935 ; Lyon 15-16, 13389, 13399, 18301.
[23] Lyon 15-16, 13388.
[24] Lyon 15-16, 13400.
[25] Harsy imprimait donc indifféremment les textes rabelaisiens et para-rabelaisiens, comme le fera Dolet.
[26] Adolescence clementine, [Lyon, Denis de Harsy], 1534, Lyon 15-16, 13344 ; nouvelles éditions en 1535, Lyon 15-16, 13351, 13352, 24530 ; puis en 1536, Lyon 15-16, 13373, 13374 ; et en 1537, Lyon 15-16, 13383, 13385 ; Premier livre de la Metamorphose d’Ovide, [Lyon, Denis de Harsy], 1535, Lyon 15-16, 13353 ; Jean Marot, Recueil des œuvres, [Lyon, Denis de Harsy], 1534 : Lyon 15-16, 11286. Voir G. Berthon, Bibliographie critique, Op. cit., pp. 429, 431, 447, 449, 453, 456, 468.
[27] Hecatomphile, [Lyon, Denis de Harsy,] 1536, Lyon 15-16, 13367 ; autre édition en 1537, Lyon 15-16, 13378.
[28] La Penitence d’Amour, [Lyon, Denis de Harsy], 1537, USTC 94392 ; Lyon 15-16, 13390 ; M. Thorel, « La Pénitence d’amour ([Denis de Harsy, 1537]), roman lyonnais ? », Réforme, Humanisme, Renaissance, 71, 2011, pp. 91-105.
[29] Pie II, Hystoire delectable et recreative de deux parfaictz amans, Lyon, D. de Harsy, 1537 [USTC 95182 ; Lyon 15-16, 13387] ; W. Kemp, « Des deux amans de Piccolomini. Les éditions de la traduction lyonnaise antérieures à 1540 (J. de Vingle, M. Havard, M. Le Noir, O. Arnoullet et D. de Harsy) », Réforme, Humanisme, Renaissance, 71, 2011, pp. 23-33.
[30] Marot (1537), f° lv v° ; Hecatomphile (1536), f° xxxi ; Hystoire delectable, f° A2, C, C8, G4 v° ; G. Berthon, Bibliographie critique, Op. cit., p. 455.
[31] Marot (1537), f° xlix v° ; Hystoire delectable, f° A8v° ; Jeanne de Flore, f° xii..
[32] Marot (1537), « Eclogues », f° iiii, et f° cvii pour une chanson de Noël.
[33] Voir aussi Droictz nouveaux publiez de par messieurs les Senateurs du temple de Cupido, [Lyon, Denis de Harsy, 1540], f° Hii v° [USTC 57116, 37785 ; Lyon 15-16 : 13410, 13421].
[34] Penitence, f° B7v°, C8, F5v°, G3.
[35] Penitence, f° M ; cf. Hystoire delectable, f° B4, F3v°.
[36] Hecatomphile, f° xv, xxx v° ; Penitence, f° Iv v°.
[37] Cf. Jeanne de Flore, f° vii.
[38] Marot (1537), f° xcii v° ; Hystoire delectable, f° D3 ; Penitence f° H7v°, I3v°.
[39] Cf. Jeanne de Flore, f° Fvii v°.
[40] Hecatomphile, f° viii ; Penitence, f° L3v° ; Hystoire delectable, f° A5v°, Dv°, E4v°, H7.
[41] Cf. Jeanne de Flore, f° lxxxii.
[42] Marot (1537), f° lvi, lxxxix v° ; Elegies, f° Aii ; Rondeaux, f° C ; Hystoire delectable, f° C4 v°, H2 v° ; G. Berthon, Bibliographie critique, Op. cit., p. 448 ; Penitence, f° B2, L2.
[43] Cf. Jeanne de Flore, f° lxxxiii v°.
[44] Hecatomphile, f° xiii ; Marot (1537), f° 1 v° ; Penitence d’amour, f° B8v°, D3v°, Fi v°, G7, K7 v° ; Hystoire delectable, f° A3, C6 v°, E8 v°, G6v° ; G. Berthon, Bibliographie critique, Op. cit., p. 470.
[45] Cf. Jeanne de Flore, f° xi.
[46] Hecatomphile, f° xxiiii ; Marot (1537), f° xlvii v° ; Hystoire delectable, f° G5 v° ; Penitence f° B8v°, D3v°, Fi v°, G7, K7 v°.
[47] Cf. Jeanne de Flore, f° xi.
[48] Cf. Hecatomphile, f° xli.
[49] Cf. Jeanne de Flore f° x v°, et les Droictz nouveaux, f° B.
[50] Hecatomphile, f° xlii.
[51] Marot (1537), f° liii v° pour la Complainte « A la mort » et f° cx pour la mort de Robertet ; Penitence, f° N4 ; Hystoire delectable, f° B3, H v° ; cf. Jeanne de Flore, f° xxxviii ; Droictz nouveaux, f° Fvi.
[52] Marot (1537), f° xcix.
[53] Cf. Jeanne de Flore, f° xxiv v°.