François Juste
Le travail éditorial de Harsy peut servir d’étalon pour juger les choix tactiques du grand éditeur de Rabelais qu’est François Juste : si ce dernier n’adopte pas immédiatement les caractères romains comme l’avait fait Harsy, il commence à la fin des années 1530 à illustrer ses livres. C’est le cas pour son Sénèque, Les Tragedies treseloquentes (1539), avec diverses vignettes qu’on trouvera plus tard chez Rabelais ; ou encore pour son Jeanne de Flore, La Pugnition de l’Amour contempné (1540). Or en 1537 Juste ne mit que deux bois dans Pantagruel (NRB 11), Gargantua (NRB 22) et la Pantagrueline prognostication [78] : la gravure du maître avec son disciple (fig. 57 ) et celle du scribe assis (fig. 58), celle-ci utilisée également dans le Triumphe de dame Verolle (1539, f° Aiiii), dans la Pugnition de Jeanne de Flore (1540) [79] et plus tard dans le Quart livre de 1548.
Mais dès 1542, dans son édition toujours en caractères bâtards, on voit Juste basculer dans le camp de son rival, avec huit bois dans le Pantagruel (NRB 12), et neuf dans le Gargantua (NRB 23), dont six répétés dans les deux éditions. A première vue, un seul bois (fig. 59), celui qui accompagne l’épisode des chevaux factices de Gargantua [80], paraît avoir été gravé pour Rabelais. Il est réutilisé pour l’enfance de Pantagruel [81]. Cependant, je n’ai pas trouvé dans des éditions antérieures de Juste la vignette du glouton à table (fig. 60 ), qui a peut-être été gravée elle aussi pour Pantagruel et Gargantua, où elle illustre la chasse de Carpalim, le repas de tripes et la naissance du géant au grand gosier [82].
Les autres vignettes, inspirées en partie par celles de Harsy, sont des images passe-partout : à une seule exception près, ce sont des scènes d’intérieur. Comme Harsy, Juste a besoin d’une certaine flexibilité. Ainsi, l’image d’une dame au lit (fig. 61) peut servir pour les naissances des deux géants [83]. Une autre sur fond noir (fig. 62), provenant sans doute de la même série de bois, montre trois personnes assises à table : elle se révèle utile pour le géant qui mange les pèlerins [84], mais paraît inappropriée pour l’énigme en prophétie [85]. Une autre vignette très simple, sur fond noir, montre une scène d’amour (sujet peu fréquent chez Rabelais) dans laquelle un couple s’étreint (fig. 63 ) : Juste utilise ce bois pour illustrer la première rencontre de Panurge et Pantagruel, ce qui donne une nouvelle tournure à la phrase « lequel il ayma toute sa vie » [86], mais il reparaît pour le tour que joue Panurge contre la dame parisienne [87]. Harsy se sert de plusieurs scènes de couples, mais Juste n’en emploie qu’une seule (fig. 64) : la dame assise, en train d’écrire, avec un soupirant ou un messager qui entre. Il l’utilise deux fois pour Panurge courtisant la « haulte dame de Paris » [88], puis tout à la fin de Pantagruel, de manière assez inexplicable, après une série de chapitres sans image, pour accompagner la conclusion de l’auteur [89]. Juste met également à profit cette scène dans la Pantagrueline prognostication [90], ainsi que dans le Sénèque de 1539 pour illustrer un poème sur le « fol amour » [91].
La scène de groupe s’avère utile pour divers scénarios chez Juste − scolaire, juridique ou royal. En 1537, il s’était servi d’un vieux bois usé avec précepteur et élève, qu’il fait remplacer par un décor de salle de classe, avec enseignant, pupitre et élèves (fig. 65). Déjà utilisé pour le Thyeste du Sénèque de 1539 [92], ce bois reparaît dans le prologue et le premier chapitre de Pantagruel [93], puis trois fois pour les pédagogues chargés de l’éducation de Gargantua [94]. Rabelais décrit souvent des scènes de cour de justice, et comme Harsy, Juste possède une vignette pertinente (fig. 66), représentant un juge entre deux avocats : elle sert deux fois pour Baisecul et Humevesne [95], deux fois pour Thaumaste [96], puis de nouveau pour le discours d’un Janotus soûl [97]. Juste met ensuite à profit une seconde scène de groupe, avec un roi, sa cour et un garde armé d’une lance (fig. 67) : on l’avait déjà vue dans le Sénèque [98], et on la retrouve ici pour illustrer Baisecul et Humevesne, puis Thaumaste et la Dame de Paris [99]. C’est également l’une des deux seules images de la Pantagrueline prognostication, dans le chapitre consacré au véritable gouverneur de ce monde [100]. Dans Gargantua, cette vignette sert à représenter Grandgousier qui commande une livrée pour son fils gigantesque [101], ou qui recrute un nouveau précepteur sophiste [102], puis encore pour la lettre qu’il envoie à son fils [103] et pour son entretien avec le prisonnier Toucquedillon [104].
Toutes ces vignettes de Juste sont donc des scènes d’intérieur. Ce constat, surprenant quand on pense au contenu des deux livres, révèle la pauvreté relative de son matériel en comparaison de Harsy. Il faut toutefois signaler une exception (fig. 68 ) : Juste trouve dans son stock la gravure d’un duel, qu’il avait déjà utilisée en 1539 pour son Sénèque [105] et qui lui sert ici pour le combat entre Gymnaste et Tripet et pour la défaite de la patrouille de Picrochole [106].
Il est évident que Juste dispose de moins de matériel visuel que Harsy, mais il tient à illustrer les deux livres, mettant davantage de vignettes dans la première partie de chaque livre. En effet, dans cette courte période de cinq années, entre 1537 et 1542, on constate que les imprimeurs lyonnais entreprennent d’illustrer Rabelais, en puisant dans leur stock et en commandant quelques nouveaux bois, afin d’établir une espèce de dialogue entre texte et images. Les images, vaguement pertinentes, ajoutent au texte une dimension visuelle et théâtrale, tout en évoquant un monde courtisan, martial et universitaire, urbain ou champêtre. Deux des collègues imprimeurs de Juste, Dolet et Pierre de Tours, prendront le train en marche et rempliront leurs éditions d’images. Ils comptent sur de meilleures ventes afin de compenser les frais supplémentaires (papier, travail d’impression, fabrication des planches).
Etienne Dolet
Passons au cas d’Etienne Dolet, qui vers 1540 vient de se brouiller avec ses anciens amis, Marot et Rabelais [107]. Il s’était lancé dans le marché du livre vernaculaire, comme en témoigne son Marot (1538), mais sans inclure d’images dont il n’avait pas de stock [108]. Quelle surprise de le voir publier en 1542 une édition, non autorisée et scandaleuse, copieusement illustrée, des deux premiers romans de Rabelais, à partir d’un exemplaire de l’édition Harsy 1537. Le Pantagruel avec la Pantagrueline Prognostication et les Navigations (NRB 13) [109] contient quarante-neuf bois, dont quatorze différents, et le Gargantua (NRB 24) [110] cinquante-neuf bois, dont quatorze différents [111]. Si beaucoup d’éditions sorties de chez Dolet comportent des lettres ornées, il me semble, sauf erreur, que ces deux volumes de Rabelais sont les seuls de toute sa production à avoir été enjolivés de bois gravés. Je présume que Dolet entendait rivaliser avec Juste, et le surpasser largement [112]. Or la recherche sur ces bois n’a pas été faite, et le mystère reste intact. Où se les est-il procurés ? Comment se fait-il qu’à ma connaissance on ne les trouve recyclés dans aucune autre édition contemporaine [113] ? Deux possibilités peuvent être envisagées. Soit il les a achetés (ou empruntés) dans un seul lot, car les bois se ressemblent stylistiquement (ils sont dépourvus de hachures par exemple) et ils auraient pu servir pour un roman d’amour évoquant les lettres envoyées et reçues par des amants ; soit il les a fait lui-même graver, ce qui représenterait une dépense importante.
[78] NRB 11, p. 102, fig. 11.2.
[79] Triumphe de dame Verolle (1539), f° Aiiii ; Jeanne de Flore, Pugnition, 1540, f° Aii.
[80] Gargantua,F. Juste, 1542, chap. 12, f° 33v°.
[81] Pantagruel, F. Juste, 1542, chap. 5, f° 18 ; Gargantua, 1542, chap. 12, f° 33v°.
[82] Pantagruel, F. Juste, 1542, chap. 25, f° 101 ; Gargantua, F. Juste, 1542, chap. 3, f° 10v° ; ch, 7, f° 19v°.
[83] Pantagruel, 1542, chap. 2, f° 10 ; Gargantua (1542), chap. 6, f° 17.
[84] Gargantua, 1542, chap. 38, f° 104v°.
[85] Gargantua, 1542, chap. 58, f° 151v°.
[86] Pantagruel, 1542, chap. 9, f° 35.
[87] Pantagruel, 1542, chap. 21, f° 90v°.
[88] Pantagruel, 1542, chap. 21, f° 86, 91.
[89] Pantagruel, 1542, chap. 33, f° 133.
[90] Pantagrueline prognostication, 1542, prologue, f° 136.
[91] Les Tragedies treseloquentes du grand Philosophe Seneque, Lyon, Juste, 1539, f° Evii v° [Lyon 15-16, 12255].
[92] Ibid., f° Biiii.
[93] Pantagruel, 1542, prologue, f° 2 ; chap. 1, f° 5.
[94] Gargantua, 1542, chap. 15, f° 42 ; chap. 21, f° 54 ; chap. 23, f° 62v°.
[95] Pantagruel, 1542, chap. 11, f° 44v° ; chap. 13, f° 52.
[96] Pantagruel, 1542, chap. 18, f° 74v° ; chap. 19, f° 80.
[97] Gargantua, 1542, chap. 19, f° 49.
[98] Les Tragedies treseloquentes, Op. cit., f° Civ.
[99] Pantagruel, 1542, chap. 12, f° 48 ; chap. 14, f° 54v° ; chap. 23, f° 95.
[100] Pantagruel, 1542, chap. 1, f° 137v°.
[101] Gargantua, 1542, chap. 8, f° 21v°.
[102] Gargantua, 1542, chap. 14, f° 40.
[103] Gargantua, 1542,chap. 29, fol. 83 v°.
[104] Gargantua, 1542, chap. 46, f° 125v°.
[105] Les Tragedies treseloquentes, Op. cit., f° Biii.
[106] Gargantua, 1542, chap. 35, f° 98 ; chap. 44, f° 120.
[107] Sur Dolet et Juste, voir E. Rajchenbach, « L’humaniste et l’imprimeur : les relations d’Etienne Dolet et de François Juste (1536-1539) », dans Etienne Dolet (1509-2009), dir. M. Clément, Genève, Droz, 2012, pp. 309-323 ; sur Dolet et Rabelais, voir M. Huchon, « Dolet et Rabelais », Ibid., pp. 345-359.
[108] R. Brun, Le Livre français illustré de la Renaissance, Paris, F. Alcan, 1930,p. 290 ; S. Rawles et M.A. Screech, NRB, p. 111.
[109] Pantagruel, Roy des Dipsodes, restitué à son naturel : avec ses faictz, et prouesses espouventables, Lyon, Etienne Dolet, 1542 [USTC, 11103 ; Lyon 15-16, 13673, 31839].
[110] La Plaisante et joyeuse histoyre du grand Geant Gargantua, Lyon, Etienne Dolet, 1542 [USTC, 11104 ; Lyon 15-16 : 13672].
[111] S. Rawles et M.A. Screech, NRB, pp. 111, 149 ; C. Longeon, Bibliographie des œuvres d’Etienne Dolet, Genève, Droz, 1980, no 237-238.
[112] On conserve deux fois plus d’exemplaires de l’édition Juste.
[113] Certains seront copiés par Claude La Ville.