Les illustrations de Rabelais
au XVIe siècle

- Richard Cooper
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Fig. 33. Gargantua, 1537-1538

Fig. 37. Gargantua, 1537-1538

Fig. 39. Gargantua, 1537-1538

Fig. 41. Gargantua, 1537-1538

Fig. 43. Gargantua, 1537-1538

Fig. 45. Gargantua, 1537-1538

Fig. 49. Disciple de Pantagruel, 1538

Fig. 53. Gargantua, 1537-1538

Fig. 55. Gargantua, 1537-1538

Pour les scènes d’extérieur, on est frappé par la rareté des vignettes chevaleresques chez Harsy [54]. Un combat de cavaliers (fig. 33) accompagne le chapitre sur les chevaux factices de Gargantua (Garg. 11) et revient pour les scènes d’escarmouche (Garg. 41-42), la convocation des légions de Grandgousier (Garg. 45), le combat contre les 660 cavaliers (Pant. 23) et pour le duel contre Loupgarou (Pant. 27) [55] ; un combat de fantassins armés de lances (fig. 34 ) sert pour les premières offensives des troupes de Picrochole (Garg. 24), pour la reprise de La Roche-Clermault (Garg. 46) et pour la victoire de Pantagruel (Pant. 26) [56]. On voit également des chevaliers qui attaquent un château (fig. 35 ) (Disciple 2).

Parmi les scènes de rue, on note la vignette d’un homme devant une maison avec deux autres personnes (fig. 36 ), déjà incluse dans la Penitence d’Amour [57], et adaptée ici pour illustrer les chapitres sur la livrée de Gargantua (Garg. 7), la journée selon les sophistes (Garg. 20), le déclenchement de la guerre (Garg. 23), Grandgousier et les pèlerins (Garg. 43), mais aussi l’écolier limousin (Pant. 6) et la rencontre avec Panurge (Pant. 9). Un décor de théâtre, assemblage de deux bois, déjà utilisé dans la Penitence d’Amour [58] et paraissant inspiré par le Térence des Trechsel, met en scène un groupe de six acteurs mâles (fig. 37) : ils servent à illustrer les pédagogues de Gargantua (Garg. 14), la harangue de Gallet (Garg. 29), le rêve impérial de Picrochole (Garg. 31), le procès de Baisecul et Humevesne (Pant. 12) et le chapitre conclusif de Pantagruel (Pant. 32). La vignette d’une dame à la fenêtre en conversation avec deux hommes dans la rue (fig. 38 ), déjà dans la traduction d’Ovide par Marot et dans la Penitence d’Amour [59], accompagne (sans rapport évident) l’arrivée de Gargantua dans le château de son père (Garg. 35), l’épisode de frère Jean pendu à un noyer (Garg. 40), la fuite de Picrochole (Garg. 47), le trophée de Pantagruel (Pant. 25) et la « coupe testée » d’Epistémon (Pant. 28) [60].

En revanche, la procession de personnes encapuchonnées portant des cierges (fig. 39), déjà chez Marot [61], convient assez bien au chapitre consacré aux moines fuis par tout le monde (Garg. 38) [62].

Il y a des scènes rustiques qui évoquent un décor pastoral ou mythologique. Une première scène représente un homme assis dehors à une table avec une dame, ainsi qu’un couple d’amoureux (fig. 40 ) : déjà présente dans l’Hecatomphile et pour accompagner un poème de Marot sur une jeune mariée [63], elle illustre l’épisode des cloches (Garg. 16) et les prouesses de Carpalim (Pant. 24) [64] ; un deuxième pique-nique champêtre met en scène une dame versant du vin pour Cupidon et deux amants (fig. 41) : déjà dans l’Hecatomphile [65], elle accompagne l’épisode du repas de tripes (Garg. 4), le premier chapitre du banquet animé par frère Jean (Garg. 37) et, de manière moins pertinente, la harangue de Gargantua aux vaincus (Garg. 48) et les fourberies de Panurge (Pant. 15) [66]. Dans une scène de conversazione (fig. 42 ), on voit une dame assise, un joueur de flûte et un couple qui se promène : la vignette, déjà incluse dans l’Hecatomphile [67],sert ici pour la livrée de Gargantua (Garg. 8), pour les propos de table (Garg. 39) et pour les exploits du jeune Pantagruel (Pant. 5). Une autre idylle rustique avec un bouffon étonné, une dame près d’une fontaine et des amants (fig. 43), déjà utilisée chez Marot [68], accompagne les chapitres sur « l’adolescence de Gargantua » (Garg. 10), les tours de voltige de Gymnaste (Garg. 33) et, de manière plus justifiée, les passetemps des Thélémites (Garg. 53) [69]. Un Cupidon décochant une flèche contre une dame nue allongée dans un décor d’architecture (fig. 44 ), déjà présent dans l’Hecatomphile et chez Jeanne de Floreet probablement gravé pour le Temple de Cupido de Marot [70], sert ici pour le chapitre consacré à la description du bâtiment de Thélème (Garg. 51). Un ruisseau avec un nageur, deux amants nus et un chien (fig. 45), utilisé pour la complainte de Marot « A la mer » [71], illustre le chapitre du torchecul (Garg. 12) et l’enfance de Pantagruel (Pant. 4) ; un paysage avec des amants, un village et des cheminées qui fument (fig. 46 ), déjà dans l’Hecatomphile [72], illustre ici la ville des Amaurotes (Pant. 29) ; la scène pastorale de deux bergers, l’un jouant de la cornemuse, l’autre s’appuyant sur sa houlette (fig. 47 ), probablement gravée pour les Eclogues de Marot [73], trouve sa place dans la Pantagrueline Prognostication (chap. 4). Pour les voyages sur mer du Disciple de Pantagruel, Harsy utilise des vignettes, non encore retrouvées ailleurs, représentant un galion (Disciple 4) et deux navires (Disciple 5) (figs. 48  et 49).

Si la très grande majorité de ces vignettes sont recyclées, notamment à partir d’éditions de Marot, de la Penitence d’Amour et de l’Hecatomphile, on peut se demander si quelques-unes ont été gravées spécialement pour Rabelais. Harsy avait en effet déjà commandé des gravures pleine page, comme celle utilisée pour l’Hecatomphile de 1536 [74]. Il en fera de même pour le bois pleine page du géant qui tient une gourde de pèlerin, qui orne la page de titre du Pantagruel de 1537 et qui figure également sur celle du Disciple et au revers de celle de la Pantagrueline Prognostication (fig. 50 ). Harsy le fait regraver et réduire pour s’en servir hors contexte pour les Droictz nouveaux de 1541 [75] (fig. 51 ). Même son de cloche pour la page de titre du Gargantua de 1537, qui représente le géant entouré de sa famille, avec dans sa poche trois petites personnes susceptibles de représenter les pèlerins mangés en salade ou bien les Bretons et Gascons fourrés dans sa gibecière [76] (fig. 52 ). Dans les deux cas, Harsy paraît avoir commandé un bois spécial pour le frontispice accrocheur. Mais à l’intérieur des deux premiers livres, il y d’autres cas possibles. D’abord, à la fin de Gargantua, on trouve une vignette représentant une partie de jeu de paume avec deux joueurs et des spectateurs (fig. 53) : elle constitue probablement la première représentation connue de ce jeu et est tellement bien appropriée au chapitre sur l’énigme en prophétie qu’on peut penser qu’elle a été faite sur commande (Garg. 56). De même, pour le chapitre sur les murailles de Paris (Pant. 14), Harsy a peut-être fait graver le panorama d’une ville en construction avec des grues (fig. 54 ), qui servira de nouveau pour la démolition du château du Gué de Vède (Garg. 34). On a deux autres vues de villes : un port avec des bateaux (fig. 55) pour le chapitre sur la jument de Gargantua (Garg. 15) et pour l’arrivée de Pantagruel à Paris (Pant. 7) ; puis, un pont et deux bateaux (fig. 56 ) qui illustre le départ de Paris de Gargantua (Garg. 32) et celui de Pantagruel (Pant. 21). Je ne les ai pas trouvées plus tôt chez Harsy.

C’est Denys de Harsy a lancé l’idée d’un Rabelais en images. Le peu d’exemplaires conservés pose la question du succès de cette initiative, qui sera quand même copiée par Janot pour son édition du Disciple, avec la même gravure pour la page de titre. Les vignettes de Harsy vont inspirer les futurs éditeurs, qui vont en copier et retravailler quelques-unes : le juge assis entre deux ou quatre avocats, le roi entre ses courtisans, le groupe de chanteurs autour d’une partition, le scribe assis à son bureau, les amants assis, la scène du soupirant qui joue du luth à sa dame tenant un flambeau, ou encore la dame à la fenêtre. Et c’est l’édition illustrée de Harsy dont Rabelais se servira pour les éditions définitives de Pantagruel et de Gargantua en 1542 [77]. Mais si un éditeur comme Harsy conçoit l’œuvre de Marot ou de Rabelais comme une boîte à images, les autres mettront du temps à suivre ses traces.

 

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sommaire

[54] Même si l’une des marques de Harsy est le chevalier avec sa massue et son bouclier, représentant Orion : voir la dernière page de la Pantagrueline Prognostication.
[55] Cf. Jeanne de Flore, f° lxxvi v°.
[56] Cf. Jeanne de Flore, f° lxxxiii.
[57] Penitence, f° B4, C3 v°, D4v°, E6, H5, K3, M2v°.
[58] Penitence, f° L6 ; Hystoire delectable, f° A6 ; G. Berthon, Bibliographie critique, Op. cit., p. 470.
[59] Marot (1537), Ovide, f° aviii ; Penitence, f° Cv° ; Hystoire delectable, f° G.
[60] Cf. Jeanne de Flore, f° xli ; Droictz nouveaux, f° Biii.
[61] Marot (1537), f° liii.
[62] Cf. Jeanne de Flore, f° xxxix.
[63] Hecatomphile, f° ix, et Marot, Suyte (1537), f° K2v° ; Hystoire delectable, f° F v°.
[64] Cf. Jeanne de Flore, f° xx v°.
[65] Hecatomphile, f° ix.
[66] Cf. Jeanne de Flore, f° xix v°.
[67] Hecatomphile, f° xix ; Hystoire delectable, f° H6v°.
[68] Marot (1537), f° Kii ; Hystoire delectable, f° H4.
[69] Cf. Jeanne de Flore, f° lxvi.
[70] Hecatomphile, f° xxxii v° ; Marot (1537), f° vii v°, x v° ; Hystoire delectable, f° B6 ; Jeanne de Flore, Comptes, f° viii v°.
[71] Marot (1537), f° liii v°.
[72] Hecatomphile, f° xvi v° ; cf. Jeanne de Flore, f° xxx v°.
[73] Marot (1537), « Eclogues », f° iiii, et f° cvii pour une chanson de Noël.
[74] Lyon 15-16 : 13367 ; cf. Hystoire delectable, f° C3v°, E ; on retrouve ce bois également chez Guillaume Boullé : voir Les Fleurs de Poesie Francoyse, Hécatomphile, éd. G. Defaux, Paris, SFTM, 2002, pp. cxxxviii-cxxxix & p. 1.
[75] Droictz nouveaux, f° Lv.
[76] Les Chroniques gargantuines, Op. cit., pp. 146-147.
[77] Rabelais, OC, pp. 1057-58, 1230, 1232.