Résumé
Entre 1534 et 1544, l’imprimeur lyonnais Denis de Harsy prit l’initiative d’insérer un grand nombre de vignettes dans ses publications vernaculaires : le lecteur trouvait désormais une image plus ou moins appropriée pour chaque chapitre de Pantagruel et Gargantua (1537), choisie parmi un stock de bois gravés, déjà utilisés pour son Marot, son Martial d’Auvergne ou encore la Penitence d’amour. Un autre imprimeur lyonnais, Etienne Dolet, fit paraître en 1542 une édition non autorisée de Rabelais, ornée de gravures copiées sur celles de Harsy. A partir de 1542, les éditeurs attitrés de Rabelais à Lyon, Juste et Pierre de Tours, suivirent l’exemple de Harsy, et Claude La Ville à Valence fut le premier à vouloir illustrer le Tiers Livre. Mais après 1548 et pour plus d’un siècle, les livres de Rabelais ne furent plus illustrés (sauf la Bouteille du Cinquiesme Livre), à la différence des textes para-rabelaisiens comme les Navigations et les Songes drolatiques, caractérisés par l’abondance d’images.
Mots-clés : XVIe siècle, Lyon, bois gravés, imprimeurs, réemplois
Abstract
Between 1534 and 1544, the Lyonnais printer Denis de Harsy took the initiative to include large numbers of woodcuts in his publications in French : henceforth the reader could find a more or less appropriate image for each chapter of Pantagruel and Gargantua (1537), selected from a stock of cuts already used in his editions of Marot, Martial d’Auvergne or the Penitence d’amour. Another Lyonnais printer, Etienne Dolet, brought out in 1542 an unauthorised edition of Rabelais complete with cuts copied from those of Harsy. From 1542 onwards, Rabelais’ established printers in Lyon, Juste and Pierre de Tours, followed Harsy’s lead, and Claude La Ville in Valence was the first to attempt to illustrate the Tiers Livre. After 1548 however, and for over a century, Rabelais’ books no longer had pictures (apart from the Bottle in the Cinquiesme Livre), in contrast with editions of para-rabelaisian texts like the Navigations and the Songes drolatiques, which are richly illustrated.
Keywords: Sixteenth Century, woodcuts, printers, re-used images
Maître Alcofribas situe son œuvre dans le sillage de deux genres, la chronique et le roman de chevalerie, tous les deux abondamment illustrés par les imprimeurs des années 1520 et 1530 [1]. En n’insérant pas d’images dans le Pantagruel de 1532, le Gargantua de 1535, les Tiers livre de 1546 et 1552 et le Quart livre de 1552, Rabelais paraît donc s’écarter de la pratique courante et faire un choix délibéré. C’est encore plus surprenant quand on examine les chroniques gargantuines [2], qui ont pu lui servir de modèle et qui affichent des pages de titre accrocheuses. Si les toutes premières versions de La grande et merveilleuse vie du trespuissant et redoubté roy de Gargantua (1530-1535), attribuées à François Girault et probablement imprimées à Paris (NRB 117, 118), ne contiennent pas de bois, les premières éditions lyonnaises de 1532, Les grandes et inestimables Cronicques, auxquelles Rabelais aurait pu participer selon certains critiques [3], comportent une page de titre illustrée. Sur l’une (NRB 119, 120 ; Lyon 15-16 : 25302, 25303), imprimée en 1532 par Chaussard et Cantarel (fig. 1), on a introduit la gravure de Nemo inspirée par celle du pauvre camelot Niemand chez Joerge Schan et par un dessin (fig. 2 ) figurant dans le manuscrit (BnF, Fr. 17527, f° 9v°) d’un poème satirique intitulé Le monde sans croix et représentant Commun [4]. Une autre version, Les Grandes cronicques du grant et enorme geant Gargantua (NRB 121 ; Lyon 15-16 : 22123), attribuée aux presses de Chaussard vers 1533, présente la vignette d’un vieux cavalier qui tient dans chaque bras le corps d’un soldat (fig. 3). A Paris, Lotrian et Janot trouvèrent dans leur stock l’image de Goliath sur le champ de bataille (fig. 4), qui pouvait servir pour le géant Gargantua (NRB 123) [5]. L’imprimeur angevin du Vroy Gargantua (NRB 126) choisit lui aussi une scène de bataille, plus remplie encore, avec l’inscription « Adulterium causas homicidium » (fig. 5 ), empruntée à la scène biblique (livre d’heures ?) de la mort au combat d’Urie, époux de Bethsabée convoitée par le roi David adultère [6]. En revanche, un éditeur troyen (NRB 124) préfère la vignette avec cassures d’un roi richement vêtu dans un cadre gothique (fig. 6) [7]. La dernière édition de ces chroniques, probablement parisienne (NRB 127), comporte trois illustrations : la première (fig. 7 ) représente un noble (prisonnier ?) escorté par des soldats, la seconde (fig. 8) dérive d’une édition de Tyl Eulenspiegel, et la dernière (fig. 9 ) paraît être une scène de fauconnerie royale.
On constate donc que les chroniques qui circulaient au début des années 1530 recyclaient sur la page de titre une variété de bois populaires sans rapport direct avec le texte qu’ils accompagnaient. Lorsque Pantagruel sortit en 1532, les premiers lecteurs ne trouvèrent qu’une page de titre sans image (NRB 5, 6), ou avec un encadrement architectural (NRB 3, 4, 7, 8) ; les éditions Nourry (NRB 1) et Pierre de Saincte-Lucie (NRB 9, 1535) ajoutent un bloc de trois petits bois, deux portraits d’hommes et un motif végétal (fig. 10), que Saincte-Lucie complète par la vignette d’un enfant qui nourrit un cygne (fig. 11 ). En revanche, les premières éditions de la Pantagrueline Prognostication comportent un frontispice illustré [8]. Une série de cinq portraits semblables aux Pantagruel de Nourry et de Pierre de Saincte-Lucie (fig. 12 ) figurent à la page de titre de l’édition sans lieu (normande ?) (NRB 17) [9] ; une édition imprimée par les Bouchet/Marnef contient le bois passe-partout du scribe assis (NRB 15) déjà employé par Alain Lotrian [10] ; surtout, l’édition imprimée par François Juste vers 1532 (NRB 14), considérée comme l’editio princeps, montre, sur les trois quarts de la page, une gravure représentant un fou qui explique les cieux (fig. 13). L’image est empruntée à La grand nef des fols de Brant, imprimée en 1530 par Juste, ce qui permet d’associer l’ouvrage à la tradition satirique européenne. On ne sait si les tout premiers Almanachs de Rabelais étaient illustrés (en dehors des signes du zodiaque), mais celui pour l’année 1535, comporte également une signature de Rabelais gravée sur bois (fig. 14 ), accompagnée d’un blason avec étoiles, chevron et oiseau [11]. On la retrouvera dans certains livres, dont le Marot publié par Juste en 1533 et sans doute édité par son jeune prote.
Denis de Harsy
Denis de Harsy est un véritable novateur, un pionnier du livre illustré à Lyon [12]. Il avait imprimé en 1530-1532 pour Romain Morin sept ouvrages richement illustrés en français [13], puis en 1533 l’édition en prose des Métamorphoses, Le Grand Olympe, en caractères romains et copieusement illustrée, comme le méritait ce texte hautement visuel. Préférant ne plus réutiliser ces bois, il en acquit ou en commanda de nouveaux, qui allaient être son image de marque pendant l’âge d’or de ses presses (1534-1544). C’est ce dont témoignent ses éditions illustrées de Marot (1534-1537) [14], de l’Hecatomphile (1536), de Rabelais (1537), d’Hélisenne de Crenne (c. 1539) [15], de Martial d’Auvergne (1540) et de Jeanne de Flore (c. 1542) [16], ou encore de la Destruction de Troye (1543) et du Recueil des histoires de Troye (1544) [17]. Il ne signe pas ses publications, qu’on doit identifier par ses marques, Orion (1534-1538) et Dédale (1536-1542) [18]. L’anonymat de ses éditions lui servait peut-être à contourner les privilèges d’autres imprimeurs et à vendre ses livres partout en France, comme en témoignent ses Marot, imprimés vraisemblablement en infraction aux droits de Roffet [19].
[1] Les éditions anciennes des livres rabelaisiens et para-rabelaisiens sont identifiées d’après la numérotation établie par Stephen Rawles et Michael A. Screech dans A new Rabelais bibliography. Editions of Rabelais before 1626, Etudes rabelaisiennes, XX, Genève, Droz, 1987 (ouvrage désormais abrégé NRB et suivi du numéro de l’édition). Nous mentionnons parfois aussi entre parenthèses le numéro indiqué dans la bibliographie des éditions lyonnaises 1473-1600, dir. W. Kemp (désormais abrégée Lyon 15-16) ou dans le Universal Short Title Catalogue (désormais abrégé USTC).
[2] La grande et merveilleuse vie du trespuissant et redoubté roy de Gargantua ; Les grandes et inestimables Cronicques ; Le vroy gargantua ; Les cronicques du roy Gargantua et qui fut son pere et sa mere ; Les croniques admirables du puissant Roy Gargantua. Voir Les Chroniques Gargantuines, éd. C. Lauvergnat et G. Demerson, Paris, Nizet, 1988 ; Rabelais, Œuvres complètes (OC), éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, 1994, pp. 1171-1183.
[3] Rabelais, OC, pp. 1174, 1182-1183.
[4] Cf. NRB 125 ; G. Calmann, « The Picture of Nobody : An Iconographical Study », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 23, 1960, pp. 60-104 (pp. 65, 89, pl. 9a, 12) ; M. Walsby, « Gargantua and polemical verse », dans Renaissances : archives and discoveries, 17 mai 2023 (en ligne. Consulté le 2 juin 2024).
[5] Vignette similaire de Goliath chez Jean Bonfons (?) dans la première édition de Panurge disciple de Pentagruel, NRB 130.
[6] R. Cappellen, « Ni Lyon, ni Paris ? Sur quelques impressions gothiques des textes rabelaisiens et para-rabelaisiens », L’Année rabelaisienne, n° 1, 2017, pp. 297-331 (pp. 319-320, et figs. 5 et 9).
[7] On y trouve également le bois d’un porte-étendard à cheval : voir R. Cappellen, « Ni Lyon, ni Paris », Ibid., pp. 311-312.
[8] Voir N. Le Cadet, « Les rééditions de la Pantagrueline Prognostication et le tissage énonciatif chez Rabelais », Etudes rabelaisiennes, 2008, pp. 115-136.
[9] R. Cappellen, « Ni Lyon, ni Paris », art. cit., pp. 304-305.
[10] Ibid., pp. 299-302.
[11] Voir l’édition d’A. Vitale-Brovarone, Almanach pour l’an M.D.XXXV, Paris, Classiques Garnier, 2014.
[12] Voir M. Chèvre, « Notes sur des impressions à la marque d’Icare », dans Gutenberg Jahrbuch, 1959, pp. 79-84 ; S. Rawles, « La Typographie de Rabelais », dans Rabelais en son demi millénaire, dir. J. Céard et J.-C. Margolin, Etudes rabelaisiennes, XXI (1988), pp. 37-48 ; D.L. Drysdall, « An Early Use of Devices : René Bertaut de la Grise, La Penitence Damour », Renaissance Quarterly, 38.3, 1985, pp. 473-487 ; C. Brot, Denys de Harsy, imprimeur libraire à la marque de Dédale : Lyon, 1523-1544, thèse de l’ENSSIB, Lyon, 2009 ; id., « Quand la “presse” écrit : l’officine lyonnaise de Denys de Harsy, imprimeur libraire à la marque de Dédale », dans Les Arrière-boutiques de la littérature. Auteurs et imprimeurs-libraires aux XVIe et XVIIe siècles, dir. E. Keller-Rahbé, P.U. du Mirail, 2010, pp. 23-35.
[13] W. Kemp, « Les petits livres français illustrés de Romain Morin (1530-1532) et leurs dérivés immédiats », dans Il Rinascimento a Lione, dir. A. Possenti et G. Mastrangelo, Rome, Ateneo, 1988, 1, pp. 465-525 [p. 478-483] ; G. Berthon, Bibliographie critique des éditions de Clément Marot (ca. 1521-1550), Genève, Droz, 2019, pp. 181-183.
[14] G. Berthon, Ibid., pp. 429, 431, 447, 449, 456, 468.
[15] C. de Buzon et W. Kemp, « Interventions lyonnaises sur un texte parisien », dans Emergence littéraire des femmes à Lyon à la Renaissance (1520-1560), dir. M. Clément et J. Incardona, P.U. de Saint-Etienne, 2008, pp. 179-196.
[16] W. Kemp, « Denys de Harsy et François Juste vers 1540 », dans Actualité de Jeanne Flore, dir. D. Desrosiers-Bonin et E. Viennot, Paris, Champion, 2004, pp. 269-292.
[17] W. Kemp, « Les petits livres français illustrés », art. cit., pp. 517-524.
[18] F. A. Johns, « Denis de Harsy and Orion » dans Gutenberg Jahrbuch, 1988, pp. 122-125 ; W. Kemp, « Aspects de l’édition non-signée : Orion et Dédale chez l’imprimeur lyonnais Denis de Harsy », dans Copier et contrefaire : Faux et usage de faux, dir. Pascale Mounier et C. Nativel, Paris, Champion, 2014, pp. 347-363.
[19] G. Berthon, L’Intention du poète, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 314 ; id., Bibliographie critique, Op. cit., pp. 175, 179-180.