Prenons quelques exemples pour trouver la clé de l’énigme. Sur la page de titre de Gargantua (fig. 69), on voit un groupe de chanteurs, avec un pot et un flacon [114] : cette vignette, clairement imitée de Harsy (fig. 32 ), sert aussi chez Dolet à illustrer la jeunesse de Pantagruel (Pant. 5, p. 30), les mœurs de Panurge (Pant. 15, p. 110), la scène de banquet avant la chasse de Carpalim (Pant. 24-25,p. 170, 177) et la conclusion de Pantagruel (Pant. 32, p. 228). La gravure de deux proches qui pleurent un défunt (fig. 70), imitée du Jeanne de Flore de Harsy [115] (fig. 31 ), convient à merveille pour la mort de Badebec (Pant. 2, p. 21), mais aucunement pour le débat sur les moines dans Gargantua (Garg. 40, p. 193). La vignette du soupirant au luth (fig. 71 ), copiée à l’envers d’une édition de Martial d’Auvergne par Harsy [116] (fig. 72 Droictz nouveaux, [1540] ), est utilisée pour la livrée de Gargantua (Garg. 8, p. 41). Ensuite, la vignette représentant un juge assis entre quatre personnes [117] (fig. 73), imitée à l’envers et sans hachures du Martial d’Auvergne de Harsy (fig. 74 ), est très adaptable, car elle sert pour les pédagogues de Gargantua (Garg. 14, p. 69), pour le prologue de Pantagruel, pour Baisecul (Pant. 10, p. 68), pour Thaumaste (Pant. 17, p. 126) et pour les prologues de la Pantagrueline Prognostication (Pant. p. 233) et des Navigations (Ibid., p. 254).
On trouve également deux variantes d’une scène de remise de lettre. La première figure une dame debout donnant une lettre à un homme assis (fig. 75) : imitée de Jeanne de Flore et de Martial d’Auvergne [118] (fig. 76 ), elle sert pour la généalogie de Pantagruel (Pant. 1, p. 8), pour Baisecul (Pant. 11, p. 76), pour la dame de Paris (Pant. 19, p. 143) et, étrangement, pour la « coupe testée » d’Epistemon (Pant. 28, p. 200). La seconde montre un roi assis recevant une lettre (fig. 77 ) : cette version simplifiée d’un bois déjà utilisé par Harsy [119] (fig. 16 ) sert à Dolet pour l’écolier limousin (Pant. 6, p. 36), pour la lettre que Pantagruel reçoit de son père (Pant. 8 p. 51), pour les murailles de Paris (Pant. 14, p. 103), pour les nouvelles des Amaurotes (Pant. 21, p. 156) et pour la conquête de leur ville (Pant. 31, p. 212).
Parmi les scènes d’extérieur, on note un scénario pastoral avec deux bergers, une cornemuse et une bergère (fig. 78) : cette vignette imitée de Harsy à l’envers (fig. 47 ) convient assez bien au moment où Pantagruel quitte Orléans pour venir à Paris (Pant. 7, p. 41), et parfaitement au chapitre de la Pantagrueline prognostication sur les fruits de la terre (Pant. p. 240), mais pas du tout à la défaite des Dipsodes (Pant. 28, p. 182). La vignette déjà utilisée par Harsy (fig. 44 ), où Cupidon tire une flèche contre une dame dévêtue dans une espèce de temple ruiné, refait ici surface (fig. 79), d’abord pour la construction de Thélème (Garg. 51, p. 255), mais également, sans que l’on sache trop pourquoi, pour la défaite des trois cents géants (Pant. 29, p. 192).
Ces ressemblances avec le matériel de Denis de Harsy, qu’il s’agisse de ses éditions de Rabelais, de Jeanne de Flore ou de Martial d’Auvergne, indiquent clairement que dans chaque cas Dolet a commandé des imitations simplifiées de ses bois, et qu’il les recycle systématiquement, et souvent assez mal à propos, afin d’en avoir assez pour chaque chapitre. Rabelais n’est pour rien dans cette édition piratée, et il la fera violemment attaquer par Pierre de Tours [120].
Pierre de Tours
Pierre de Tours hérite du matériel de Juste, et ses vignettes rappellent celles de son maître. Ses premières éditions rabelaisiennes, les Grandes Annales de 1542 (NRB 26) et les Navigations de Panurge (NRB 133), ne contiennent pas d’images ; mais l’édition sans date de Gargantua, Pantagruel et la Pantagrueline Prognostication (NRB 27) en est pleine. Mireille Huchon a démontré que le texte dérive de celui de Juste 1542, illustré lui aussi, et qu’il contient des « changements multiples que la critique a toujours attribués à Rabelais », mais que pour sa part elle attribue plutôt à un « correcteur » [121]. On a l’impression qu’à partir de 1542 Rabelais se fait rare à Lyon, et qu’il ne surveille plus les impressions lyonnaises de ses livres. Mais cette édition sans date de Pierre de Tours est importante dans la mesure où les trois premiers livres se présentent comme faisant partie d’une édition collective, avec les mêmes caractères et le même frontispice (NRB 27, 33) ; et tous les trois sont illustrés, notamment Gargantua et Pantagruel, où on trouve dix-huit bois différents.
Certains nous sont familiers car ils font partie du matériel hérité de Juste. C’est le cas du scribe assis (fig. 58 ), utilisé au début de Pantagruel, dans la Pantagrueline prognostication et dans Gargantua [122], mais aussi dans les trois états du Quart livre de 1548 [123], et qui ornait déjà les éditions Juste du Triumphe de Dame Verolle (1539), de Jeanne de Flore (1540) et de Gargantua [124]. De même, les impressions Juste de Dame Verolle et de Jeanne de Flore contenaient déjà un grand bois représentant un homme reçu à la porte d’une dame assise sur un trône, qui réapparaît dans le Pantagruel s.d. de Pierre de Tours [125] (fig. 80 ). Deux autres vignettes de Juste sont mises à profit par de Tours : le glouton assis à table (fig. 60 ) qui, comme chez Juste, illustre la chasse de Carpalim, mais accompagne également, très mal à propos, Baisecul et Humevesne [126] ; et la dame assise à sa table qui reçoit un messager [127] (fig. 64 ).
D’autres vignettes se retrouvent dans d’autres éditions de Tours, telle Le proces d’Ajax (1547), traduit d’Ovide par Jacques Colin, où on voit les deux lutteurs (fig. 81) Ajax et Ulysse sur le ring, entourés de nombreux spectateurs [128]. L’image sert trois fois dans le Pantagruel s. d. de Tours pour les prouesses du jeune géant, pour le débat entre Panurge et Thaumaste et pour la défaite des six-cent-soixante chevaliers [129]. Le proces d’Ajax contient également une scène de banquet [130] (fig. 82 ) qui sert ici à illustrer, toujours assez mal à propos, la lettre de Gargantua à Pantagruel [131] et qui refera surface dans le Quart livre de 1548 ; il en va de même pour la rencontre rustique de deux pasteurs dont l’un ôte son chapeau [132] (fig. 83 ) : l’image accompagne la rencontre de Pantagruel et de Panurge [133] et reviendra dans le Quart livre de 1548. Dans une autre scène pastorale, à l’extérieur d’une ville avec pont-levis et roue hydraulique (fig. 84), on voit un noble qui s’entretient avec un berger : de Tours s’en sert, mal à propos, pour la bibliothèque de Saint-Victor, pour les épisodes de Panurge s’échappant de chez les Turcs puis gagnant des indulgences, et plus tard dans le Quart livre partiel [134].
D’autres bois dans les éditions s. d. de Pantagruel et Gargantua chez de Tours appartiennent à une série de scènes mythologiques, où les personnages sont identifiés par des banderoles. Ainsi, pour illustrer le projet rocambolesque imaginé par Panurge pour reconstruire les murailles de Paris, nous découvrons les cyclopes Pyracmon et Brontes, armés de grands marteaux, dans la forge de Vulcain [135], bois gravé peut-être pour accompagner cet épisode dans une édition de Virgile [136]. Ou encore, pour illustrer les farces jouées par Panurge à la dame de Paris, nous voyons une dame, Eperie, poursuivie par un chevalier en armure antique, Veisniez [137]. Le Quart livre partiel contient une autre gravure de la même série représentant Thétis, Chiron et le jeune Achille, ou une autre de Neptune, tous identifiés par des banderoles.
[114] J. de Flore, Comptes amoureux, f° Cviii v° ; Gargantua, E. Dolet, page de titre.
[115] M. d’Auvergne, Droictz nouveaux publiez de par messieurs les Senateurs du temple de Cupido, Lyon, D. de Harsy, 1542, f° Fvi et Ir° ; J. de Flore, Comptes amoureux, Lyon, D. de Harsy, 1531, f° xxxviii.
[116] D’Auvergne, Droictz nouveaux, f° Gii v°.
[117] Ibid., f° Fvi r°, Hii v°, f° Ir°.
[118] J. de Flore, Comptes amoureux, f° Bii v° ; D’Auvergne, Droictz nouveaux, f° B.
[119] J. de Flore, Comptes amoureux, f° xii.
[120] M. Huchon, Rabelais grammairien, Genève, Droz, 1981, p. 96.
[121] Ibid., pp. 93, 109.
[122] Pantagruel, Lyon, P. de Tours, s.d., prologue, p. 235 ; Pantagrueline prognostication, p. 447 ; Gargantua, p. 3.
[123] Voir R. Cooper, « Rabelais imaginaire : autour du Quart Livre de 1548 », dans Langue et sens du Quart Livre, dir. F. Giacone, Paris, Classiques Garnier, 2012, pp. 331-362.
[124] Triumphe de dame Verolle, 1539, f° Aiiii ; J. de Flore, La Pugnition de l’Amour contempné,F. Juste, 1540, f° Aii, Diii v° ; Gargantua,F. Juste, 1542, f° Aii.
[125] Triumphe de dame Verolle, 1539, f° Avi ; J. de Flore, Pugnition 1540, f° Aiii ; Pantagruel, P. de Tours, s.d., p. 241, chap. 1.
[126] Gargantua, F. Juste, 1542, f° Aii ; Pantagruel,P. de Tours, s.d., chap. 12, p. 308 ; chap. 25, p. 392.
[127] Pantagruel, F. Juste, 1542, chap. 21, f° 86 et 91 ; chap. 33, f° 133 ; Pantagrueline prognostication, F. Juste, 1542, prologue, f° 136 ; Les Tragedies treseloquentes, f° Evii v° ; Pantagruel, P. de Tours, s. d., chap. 22, p. 376.
[128] Ovide, Le proces d’Ajax, tr. J. Colin, Lyon, P. de Tours, 1547, f° B.
[129] Pantagruel, P. de Tours, s. d., chap. 5, p. 262 ; chap. 19, p. 358 ; chap. 25, p. 388.
[130] Ovide, Le proces d’Ajax, f° Bii.
[131] Pantagruel, P. de Tours, s. d., chap. 8, p. 280.
[132] Ovide, Le proces d’Ajax, f° Bvii v°.
[133] Pantagruel, P. de Tours, s. d., chap. 9, p. 289.
[134] Pantagruel, P. de Tours, s. d., chap. 7, p. 272 ; chap. 14, p. 319 ; chap. 17, p. 343 ; QL, f° Fii.
[135] Pantagruel, P. de Tours, s. d, chap. 15, p. 327.
[136] Virgile, Enéide, 8: 425, 435.
[137] Pantagruel, P. de Tours, s. d., chap. 22, p. 375.