Fables multimédiales ?

Les mises en images de Boutet
de Monvel (1888) et de Rabier (1906)

- Anne-Elisabeth Spica
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Fig. 27. L.-M. Boutet de Monvel, « Le Loup et
la Cigogne », 1888

Fig. 28. B. Rabier, « Les Rieurs et
les Poissons », 1906

Fig. 16. B. Rabier, « Le Dragon à
plusieurs têtes et le dragon à
plusieurs queues », 1906

Fig. 29. B. Rabier, « Le Pouvoir
des fables », 1906

Fig. 12a. B. Rabier, « Le Rat et
l’Huïtre », 1906

Fig. 30. B. Rabier, « Le Chêne et
le Roseau », 1906

Les deux dessinateurs, en jouant visuellement avec la progression narrative, en raffinent les étapes, les retournements et les effets : ils accentuent la tension vers la chute de manière à y faire résonner un effet recherché plus largement à travers le récit contemporain en images : le gag.

 

Construire le récit en gag

 

Philippe Hamon a souligné l’importance, dans l’invention du récit en images, à passer de la structuration narrative d’une image ou d’un ensemble homogène de quelques images, à un récit entièrement visuel, dont le début tend par l’image vers sa fin [47].

Les deux illustrateurs accentuent par l’image les retournements narratifs et préparent minutieusement la chute de la fable. « La Cigale et la Fourmi » chez Monvel en offre, ici encore, un excellent exemple. La première vue représente la cigale de face, en pied, les deux pattes légèrement ployées comme pour se préparer à ses entrechats, les antennes bien droites sur la tête. A l’issue de ses échanges avec la fourmi, où elle apparaît toujours de profil, la voici à nouveau montrée de face, mais quelle face ! Antennes basses, une patte droite et l’autre levée, esquissant un pas de danse mal équilibré, le manche de la guitare davantage penché... L’effet de clôture visuelle récapitule sans concession le contraste très vif qui a permis de passer progressivement du début à la fin de ce récit, tout en soulignant à quel point il était contenu en germe dans l’incipit graphique de la fable. D’un bout à l’autre de l’album, les mouvements associés à la queue des renards ou des loups dessinent les lignes qui conduisent au retournement final aussi sûrement que les enchaînements narratifs et leurs catastrophes rapides : en flattant le corbeau, maître Renard tient sa queue sous le bras comme la traîne d’un vêtement lorsqu’un courtisan fait la révérence, puis l’allonge au fur et à mesure qu’il réussit à duper l’oiseau ; selon une progression narrative inversée, il la replie lorsque, de dupeur, il est dupé par la cigogne qui lui offre à manger dans un vase à long col (pp. 30-31) ; même gestuelle, mais à l’inverse, pour le loup, une fois que la même cigogne a retiré l’os de son gosier (fig. 27). Rabier quant à lui prépare la chute narrative dans la transformation progressive des représentations qui s’opère des bandeaux liminaires aux culs de lampes narratifs en passant par les vignettes latérales sertissant le bloc typographique de texte. Ainsi « L’Enfouisseur et son Compère » (p. 240) commence avec la séquence itérative de l’enfouissement en plan d’ensemble, prolongée et détaillée dans la marge extérieure par une série de plans plus rapprochés, articulés par les portraits des deux compères en médaillon central, et se termine sur une frise des sacs d’or, enfouis puis recueillis, dont la juste possession fait l’objet de la conclusion ; dans « Les Rieurs et les Poissons » (fig. 28), les poissons stylisés, à valeur ornementale, se transforment en poissons du fond des mers – et éventuellement rieurs à leur tour – au fur et à mesure que se développe le récit du banquet et à l’intérieur, celui du rieur.

 

Réversibilités

 

De la sorte, le récit n’est plus seulement illustré, mais incarné par les jeux graphiques. Le texte-source est autant illustré par l’image-cible qu’il en devient lui-même l’illustration. Il fait office de légende, chez Boutet de Monvel, à chacune des vues que fait défiler l’œil du lecteur plus captivé par les groupes iconiques que par les éléments verbaux, composés en tout petit corps par rapport à eux ; le mouvement même de la lecture invite à commencer par l’image, vue après vue, pour glisser ensuite vers le texte, passant de l’émerveillement devant ces images quasi « mouvementées » à la confirmation plus didactique de leur signification. Chez Rabier, la dislocation de l’ordre narratif de la fable-source au sein des vignettes imbriquées, décentrées, multiformes, invite à reconfigurer d’autres déroulements narratifs, de même que la transformation des contours : stèle, cul-de-lampe ou médaille silhouettant une forme sculptée, ou au contraire cartouche offrant une vue illusionniste (autant qu’elle peut l’être chez Rabier) de ces animaux ou de ces personnages en permanente animation. On ne s’étonnera pas de voir l’accent mis, dans les fables qui en offrent une occurrence, sur l’apologue dans l’apologue : p. 12, la représentation de l’allégorie, l’un puis l’autre dragon, dont on a évoqué précédemment la symétrie graphique en deux cartouches, mord légèrement sur la représentation du récit-cadre, celui du chiaoux chez le prince allemand, tandis que ces personnages sont campés la bouche fermée (fig. 16). L’insertion de l’histoire des deux amis dans « L’Homme qui court après la fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit » est prise en charge par l’insertion, en haut de la deuxième page consacrée à cette fable, d’un Oriental âgé, lunettes sur le nez et doigt levé comme pour attirer l’attention de ses auditeurs (p. 157), en tout point semblable à celui qui ouvre visuellement une autre fable dont il s’agit de marquer l’enchâssement, « Le Bassa et le Marchand » (p. 190).

Car la parole ne cesse d’être représentée dans cet album, entièrement prise en charge par l’image qui se charge, elle seule, de la diffuser, comme en témoigne, pour « Le Pouvoir des Fables » (fig. 29), cet orateur attique, la bouche arrondie pour bien formuler sa période, le doigt levé, le poing sur la hanche, entouré de représentations plastiques de toutes les manifestations de la Fable : la mythologique, avec un relief d’Hercule, et l’allégorique, sous les espèces d’une mosaïque détaillant un visage féminin entouré d’attributs divers. Dès l’incipit du livre, la cigale, en haut de la page, chante les yeux fermés, la bouche ouverte, et cet indice de parole vient ainsi englober l’ensemble du récit ensuite déroulé d’une manière extrêmement efficace, redoublant à la lettre le récit écrit par l’expression visuelle du contage, voire d’un contage second dans le récit ; le rat parti à l’aventure (fig. 12a) s’extasie le museau grand ouvert devant une taupinière, tout en haut de la page, et semble entonner l’épopée de ses découvertes – avant de finir happé, en bas de la page, par l’huître. Presque à chaque page, les animaux, voire les plantes comme dans le saule dans « Le Loup et l’Agneau » ou « L’Enfant et le Maître d’école » (p. 22), et bien sûr « Le Chêne et le Roseau » (fig. 30) se tiennent bouche ouverte, quelle que soit l’expression physionomique adoptée, s’interpellent ou se répondent d’une vignette à l’autre, comme s’ils redoublaient le récit imprimé par une oralité à la muette mais non moins vive éloquence. Si « fable » il y a, si parole originelle il y a (fabula, on le sait, est dérivé du verbe latin déponent fari, « parler »), c’est bien l’image qui lui permet de s’incarner pour la plus grande joie du lecteur, petit ou grand, de ces deux magnifiques albums.

Chez Boutet de Monvel, la table des matières, en début d’album, est composée en images ; à chaque fable, la première vue des bandes qui vont la dérouler. Chez Rabier, le jeune enfant, figure du lecteur idéal auquel Tallandier destine le livre, tient le recueil sur ses genoux mais regarde bien davantage, semble-t-il, le carnaval des animaux rieurs que le dessinateur a campé devant lui. A la croisée des formes nouvelles d’illustration et de visualisation, qui font du mouvement la nature même de l’image, les deux illustrateurs ont donné une impulsion visuelle inédite aux Fables, au point d’en remodeler la forme d’ensemble, nous semble-t-il pour terminer. Tandis que Monvel exploite le principe de la bande continue de vues, de fable en fable, pour en faire autant d’épisodes d’un récit unique constitué en album, Rabier, lui, construit chaque apologue comme autant de tesselles à rassembler au fil de la lecture, avant de former, dans leur agencement divers, une fable qui les réunit toutes. Ils méritaient bien les nombreuses rééditions contemporaines dont ils ont fait l’objet.

 

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[47] Voir Philippe Hamon, « Aux sources de la bande dessinée : le gag », Le Magasin du XIXe siècle, Op. cit., pp. 99-105.