Fables multimédiales ?

Les mises en images de Boutet
de Monvel (1888) et de Rabier (1906)

- Anne-Elisabeth Spica
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Fig. 13. B. Rabier, « L’Œil du
Maïtre », 1906

Fig. 15. B. Rabier, « Les Poissons et
le berger qui joue de la flûte », 1906

Fig. 17. B. Rabier, « La Lice et
sa compagne », 1906

Fig. 18a. B. Rabier, « Le Rat de ville
et le rat des champs », 1906

Fig. 19a. B. Rabier, « L’Ane vêtu de
la peau du lion », 1906

A la manière de Monvel, mais sans décomposer aussi minutieusement la régie de la gestuelle – à de rares exceptions près comme pour « Le Rat et l’Huïtre » (fig. 12a  et 12b ) –, il imprime un mouvement continu aux figures qui suggèrent un glissement naturel d’une vignette à l’autre : ainsi pour « Le Loup et le Chien » déjà évoqué, où les deux animaux, du haut en bas de la page, échangent leurs postures tout en gardant leur positionnement : le loup, penaud d’abord, le dos arqué, n’ose pas s’approcher du bouledogue en train de défendre, à moitié assis, sa substantielle pâtée, puis se tient droit, tandis que la patte levée du chien traduit moins la défense que l’interrogation ; enfin, le loup, d’abord assis puis qui domine progressivement de sa stature le chien ramassé sur lui-même, tandis qu’il désigne de sa patte levée l’emplacement du collier d’un air docte. Ainsi en va-t-il partiellement pour le rat attrapé par l’huître, non sans faire penser, d’ailleurs, aux choix graphiques de Boutet de Monvel pour la même fable.

L’imbrication des vignettes permet, comme les pièces d’un puzzle, de lier le plus étroitement possible ces glissements. Pour illustrer la fable intitulée « L’Œil du Maïtre » (fig. 13), la vignette de forme contournée, celle où le maître vient visiter son étable et y trouve l’intrus, s’imbrique dans la première vignette, celle où le cerf vient demander abri aux bœufs, au point que l’œil d’un bovin appartenant à cette vignette semble aussi bien identifier ceux de la seconde vignette, installés à l’arrière-plan de la stalle derrière laquelle se cache – mal – le cerf, avant de finir étranglé au pied de cette même stalle.

Rabier procède aussi par grandes masses animées, qui montent et descendent dans la page à côté de la zone de texte ainsi encadrée, prise en charge et par ce biais, rendue dynamique à son tour, emportée par le grouillement joyeux qui est aussi bien décrit par elle, qu’elle en a été la description-source. Les animaux évoqués dans « La Besace » (fig. 14 ) montent de la droite à la gauche, en tournant le dos au lecteur, selon un mouvement parfaitement logique : d’un point bas, celui de la mer où se tient une baleine, à demi-enfoncée dans l’eau, à un point haut, en suivant les animaux de moins en moins aquatiques : crustacés, morse, crocodile, gros puis petits mammifères, et enfin animaux ailés, qui convergent aussi du haut droit de la page vers Jupiter situé à l’intersection des deux processions, en haut à gauche. Ce mouvement est redoublé par celui de la proximité des espèces (le crocodile suggère le serpent, le rhinocéros, l’éléphant de la fable) et par celui de la symétrie formelle : les anneaux du serpent se confondent avec la trompe de l’éléphant, le geste du singe renvoie à la danse de l’ours, le vol des oiseaux, celui des chauves-souris, tandis que les animaux évoqués par la fable sont présentés dans un ordre descendant : le singe et l’ours en haut, l’éléphant et la baleine au milieu et en bas, la fourmi à côté d’elle.

Cet enchaînement particulièrement efficace et mobile opère même d’une page à l’autre : l’illustration de la fable suivante, « Le Rat de ville et le rat des champs », procède exactement dans l’autre sens. Les animaux, face au lecteur, descendent par cabrioles irrésistible de haut en bas de la page, conduisant fermement l’œil, par rebonds et pirouettes successives, de la salle à manger bien dressée à la table-champignon en bas à droite de la page. Voire, c’est la page entière qui se met en miroir d’elle-même à mi-partie, en donnant à discerner, en coupe, le visible et l’invisible, le terrestre et l’aquatique, la scène et le récit chanté dans le récit fabulé, comme dans « Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte » (fig. 15). Tandis qu’en haut de la page et au plan le plus éloigné, Tircis joue de la flûte, Annette pour qui il chante essaie en vain de pêcher au milieu, tandis qu’au fur et à mesure que la fable progresse et que l’œil du lecteur descend dans le bloc de texte parallèle à l’image, apparaissent les poissons très peu tentés par l’appât, malgré les paroles alléchantes de Tircis, et que la naïade, tout en bas à l’aplomb d’Annette, tend le bras vers eux.

Rabier procède aussi largement – en cela proche du système de la bande dessinée et ses cases –, en isolant par des vignettes les étapes du récit, comme autant de stations plaisantes et récréatives dans la lecture ; en même temps, la composition des vignettes successives, encadrant et scandant la composition typographique du texte sur la page, repose, dans la très grande majorité des scènes identifiées par l’illustrateur, sur la suggestion mémorielle de manière à récapituler dans l’esprit le mouvement qui précède et à annoncer le suivant. Ce cadencement séquencé, qui rompt moins qu’il ne lie, permet ainsi d’épouser le mouvement au plus près, grâce aux indices de continuité d’une case à l’autre (fig. 16 ) : le dragon à plusieurs têtes et le dragon à plusieurs queues, l’un au-dessus de l’autre, ne semblent former qu’un seul monstre, comme il n’y a qu’un seul apologue dans l’apologue. Une des marques les plus récurrentes et les plus visibles de cette continuité passe par l’expressivité des animaux qui ont fait toute la célébrité du dessinateur (fig. 17). Le face-à-face des deux lices traduit les émotions successives de la fable : la supplication de la lice sur le point de mettre bas, les yeux mi-clos, et sa compagne saisie par la gravité de la situation ; son air interloqué et un peu suspicieux devant la joie de la lice avec ses nombreux petits, qui se transforme, à la dernière vignette, en réprobation devant l’injustice commise par celle qui déchaîne, les yeux mi-clos mais de fureur, ses petits contre celle qui l’a aidée.

Des animaux pirouettent et courent les uns derrière les autres (fig. 18a et 18b ). Le point de vue, mobile d’une vignette à la suivante, accentue l’impression de tourbillonnement joyeux, de vie effrénée qui vient saisir et entraîner à sa suite le spectateur : de face puis de dos, de côté puis de l’autre côté, par dédoublement ou par effet de miroir de haut en bas, par l’alternance entre plans d’ensemble et gros plans, les hommes et les bêtes ne cessent de dévaler et de jouer aussi bien avec l’illusion de la continuité spatiale qu’avec les limites marginales de l’image et du texte (un effet aussi utilisé par Monvel), comme pour surprendre en permanence son regard par des plans inhabituels ou des cadrages volontairement décalés et flouter la distance de la fiction au monde du lecteur (fig. 19a et 19b ).

 

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