Fables multimédiales ?
Les mises en images de BoutetFig. 20. L.-M. Boutet de Monvel, « Un Fou et
un sage », 1888
Fig. 21a. L.-M. Boutet de Monvel, « Les deux
Pigeons », 1888
Fig. 21b. L.-M. Boutet de Monvel, « L’Ours et
les deux compagnons », 1888
Fig. 21c. L.-M. Boutet de Monvel, « Le Savetier et
le financier », 1888
Fig. 22a. B. Rabier, « La Cigale et la Fourmi »
(détail), 1906
Fig. 22b. B. Rabier, « L’Aigle, la Laie
et la Chatte », 1906
Monvel déjà jouait lui aussi très habilement de la taille des plans : non seulement la minuscule fourmi peut aider la colombe, en témoigne la manière dont le projecteur graphique est braqué sur elle en gros plan (p. 35), le fou va et vient autour du sage, du fond de l’image vers le premier plan, au rythme de ses actes de folie (fig. 20), ou, de la première à la seconde vue sur la première bande du « Loup et l’Agneau », le premier grossit progressivement face au second qu’il va ensuite dominer (p. 40). Page 8, l’éloignement de la tortue, peu perceptible dans un plan où le lièvre reste devant le spectateur, permet de rompre à la fin de la seconde bande l’immobilité du lièvre en l’intégrant à un plan d’ensemble où la vanité de son départ trop tardif est d’autant plus sensible. Le travail est encore plus remarquable avec « Le Corbeau voulant imiter l’Aigle » (fig. 9 ). Le premier volatile ne change jamais de taille. De la première vignette, où il apparaît au premier plan tandis qu’au second plan, éloigné, l’aigle en raccourci emporte un mouton minuscule, à la quatrième, où à travers trois plans de plus en plus rapprochés le corbeau tente de s’emparer d’un mouton brusquement grandi et bien évidemment n’y parvient pas, la défaite du volatile est patente : si le plan – en pied, une fois introduits le berger puis ses enfants – ne change plus, voici le corbeau à son tour réduit, les ailes repliées, au cadre de la cage où il est enfermé, puis quasiment rejeté en hors champ tandis que les enfants le taquinent et semblent le repousser derrière la marge extérieure de la page.
Théâtraliser
Une autre manière d’animer visuellement la narration apologétique est d’en rendre la représentation la plus spectaculaire, c’est-à-dire la plus théâtralisée possible. Il n’est pas indifférent que Monvel ait appendu, au verso de la table des matières de son album et en face de la première fable, les deux masques antiques de la tragédie et de la comédie, donnant le ton de l’ensemble qui suit. Du reste, le dessinateur a déjà prouvé, dans Saint Nicolas, son talent d’illustrateur au service d’une action théâtrale, pour mettre en images Les trois gendarmes de comédie (1880, p. 529-569) et Les Pupazzi de l’enfance (« Les remords de Pierrot », 1880, pp. 147-179) de Lemercier de Neuville, « Le théâtre du petit Hugues » de Jean Destrem (1885, pp. 355 et suivantes) ou le théâtre de Guignol avec « Un diplôme bien conquis » de Guillemet (1885, pp. 1-39) : gestes exacerbés, comme dans « Le Loup et l’Agneau » où le second a beau adopter la posture du suppliant, il n’en est pas moins dévoré (pp. 40-41), ou décalés par rapport à l’éthos de celui qui les joue, comme dans « Les deux Pigeons » transformés en couple tragique, emphase des mouvements et de la physionomie (« L’Huître et les Plaideurs », p. 43), jusqu’à mimer l’action dont il est question (« L’Ours et les deux Compagnons »), costumes dignes de ceux d’un maître et d’un valet dans une pièce de Molière (« Le Savetier et le Financier »), dont la proximité chronologique avec La Fontaine aide bien commodément à créer une « couleur locale » aussi topique que la gestuelle déployée (fig. 21a, 21b et 21c), ou encore, chez Rabier, cette pastorale en raccourci – elle-même topique depuis Oudry, mais ici particulièrement piquante – pour accompagner « Contre ceux qui ont le goût difficile » (p. 27). L’absence de décor à l’arrière-plan, si souvent évoquée à propos de l’album de Monvel, renforce encore la prégnance visuelle de ces attitudes variées et si plaisantes, efficacement situées à hauteur d’œil. Dans celui de Rabier, l’utilisation de semblables procédés n’est pas si éloignée du cinéma muet son exact contemporain : l’expressivité animalière, la marque de fabrique du dessinateur, n’y contribue pas peu dès la première fable (fig. 22a), de même que la symétrie gestuelle légèrement outrée et déséquilibrée, comme la chauve-souris qui, pour échapper aux deux belettes de la fable, ouvre et ferme ses ailes au gré du cri de ralliement qu’il s’agit de clamer, « vive le roi » ou « vive la Ligue », p. 30, le maître d’école toujours aussi droit et pompeux, en train de sermonner l’élève qui se noie ou en train de s’éloigner quand ce dernier a réussi à revenir sur le bord, p. 22, ou la chatte fourbe qui a circonvenu l’aigle et la laie dans les marges gauche et droite de la p. 56 (fig. 22b).
La simplicité de l’environnement chez Monvel, la proximité avec le cinéma muet qui nous semble perceptible chez Rabier donnent une visibilité et une importance plus grandes encore aux accessoires ou à l’installation d’arrière-plans comme des décors, propres à accentuer la mise en scène des fables sous les yeux d’un lecteur-spectateur dont il s’agit de susciter les applaudissements. C’est à Grandville que l’on doit d’avoir doté d’habits et d’objets divers les animaux des Fables de La Fontaine : ceintures, couvre-chefs, épées, montres et bijoux servent à la fois à les humaniser, pour immerger le lecteur dans les attitudes à moraliser, et à rendre étranges ces êtres métamorphotiques, faisant ressortir, ainsi, l’immense talent du dessinateur lorrain. On a souligné combien, chez Rabier, les animaux redevenaient des animaux, sans adjonctions vestimentaires. Chez Monvel, les artefacts prêtés aux animaux servent moins à les humaniser qu’à accessoiriser les saynètes mobiles, à accentuer la gestuelle et à brosser des types. Nous évoquions le rat qui se découvre devant la grenouille : dès lors qu’il a perdu son chapeau plat, en haut de la page 27, les malheurs s’enchaînent : le couvre-chef flotte sur l’eau pendant que le rat, qui l’a pourtant soigneusement enfoncé sur sa tête dans la dernière image p. 26, s’engage dans l’eau ; il disparaît complètement dès lors que l’animal manque d’être noyé, puis qu’il est enlevé par le milan. Le gourdin que tient le loup en conversation avec le chien sert à camper – comme chez Grandville – son statut de marginal, mais tout autant à silhouetter l’évolution du dialogue avec le chien-bourgeois appuyé sur sa canne (p. 18-19), redressé (comme la canne) puis abandonné au fur et à mesure que le loup cesse de vouloir un même sort. La belette qui déménage porte p. 44 son paquetage très stylisé au bout d’un balai, indice du ménage qu’elle va nécessairement effectuer en s’emparant du logis du petit lapin ; le rat parti découvrir le monde porte des jumelles et un casque colonial qui soulignent d’abord son statut d’explorateur ridicule (p. 48).
De la même manière, les quelques éléments de décor soulignent le comique de situation : carré contre le dossier, le bout des doigts joints ou penché de plus en plus vers son interlocuteur, le financier dans son fauteuil finit par se lever (ce qui accompagne la réplique « je veux vous remettre sur le trône ») pour donner enfin le sac d’or au savetier (pp. 20-21). Rabier, s’il s’attache de manière plus pittoresque aux arrière-plans sur lesquels évoluent les personnages de la comédie lafontainienne, les traite cependant comme des décors de théâtre : en frise, sans épaisseur, quasi comme du carton-pâte pour « Simonide préservé par les dieux » (p. 15) ou « Le Testament expliqué par Esope » (pp. 47-49) ; attendus et topiques, comme la cave-prison où se réveille l’ivrogne à côté de sa femme (p. 57), le galetas du malheureux où surgit la mort (p. 17), le salon galant de « Tircis et Amarante » (p. 185) ; juxtaposés comme « La Goutte et l’Araignée » (p. 58) pour marquer le contraste entre les deux mondes, voire dessinant un théâtre d’ombres chinoises pour « Tircis et Amarante » (fig. 23).