Fables multimédiales ?
Les mises en images de Boutet
de Monvel (1888) et de Rabier (1906)
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Anne-Elisabeth Spica
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Fig. 24a. B. Rabier, « Le Meunier,
son Fils et l’Ane », 1906
Fig. 24b. B. Rabier, « Les Grenouilles
qui demandent un Roi », 1888
Fig. 25. B. Rabier, « La Mouche et
la Fourmi », 1906
Fig. 26. B. Rabier, « Le Renard et
le buste », 1906
Fig. 22a. B. Rabier, « La Cigale et la Fourmi »
(détail), 1906
Fig. 22b. B. Rabier, « L’Aigle, la Laie
et la Chatte », 1906
Les arrière-plans ainsi traités en décors permettent à Rabier d’organiser la régie des personnages et de leurs entrées. Les personnages sont annoncés en début de représentation par leurs portraits stylisés en bandeau liminaire (« Le Chat et le Rat », p. 198), avant que s’engage l’action, ou détaillés à côté d’elle (« Le Cochon, la Chèvre et le Mouton », p. 184). L’Avare qui a perdu son trésor (p. 94) commence en haut à gauche de la page par agripper son sac d’or puis, à la vignette suivante, au sommet de la marge extérieure à droite, va l’enterrer tandis que, derrière un arbre, un cheminot à demi-visible n’en perd pas une miette : ce dernier, dans la vignette circulaire qui articule verticalement les cases au fil du bloc typographique, repart avec la cassette entre les mains, d’un pas décidé, laissant derrière lui une motte de terre qui signale l’excavation tandis que, dans la dernière vignette, symétrique en bas de celle où il enterrait sa cassette, l’Avare agenouillé devant la motte de terre implore le Ciel.
Enfin, le lecteur des Fables choisies n’a pas d’autre choix que d’en devenir spectateur : Rabier a peuplé les planches de spectateurs intérieurs – les personnages de la fable qui n’ont pas nécessairement ce rôle dans le récit, ou d’autres ajoutés en sus –, à la manière d’une illustration dans l’illustration ou plutôt d’un théâtre dans le théâtre, et qui assistent à la représentation spectaculaire de la représentation graphique.
A ce titre, le choix au premier chef des souris (comme dans « Le Loup et l’Agneau », fig. 18b , ou « L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits », p. 40), un animal capable de se faufiler partout, de s’assoir sur ses pattes postérieures et de mouvoir les antérieures comme des bras, de canards sur leurs pattes ou de grenouilles goguenardes aux bandeaux des fables qui les mettent en scène se révèle très pertinent : leur potentiel anthropomorphisme favorise au premier chef l’immersion dans l’illustration, de manière à voir plus encore qu’à lire l’image (fig. 24a et 24b).
Raconter en images
Le séquençage de l’image, comme pour la bande dessinée naissante à la fin du XIXe siècle, contribue à transformer l’expression de la narration-source : si cette dernière fournit à l’illustrateur les séquences narratives les plus pertinentes pour la faire progresser, les séquences visuelles qui en résultent viennent renouveler le séquençage verbal.
Modifier le rythme
La chaîne visuelle impose sa temporalité propre, qu’il s’agisse d’accélérer ou qu’il s’agisse de ralentir le récit en associant les images à une plus ou moins grande portion de texte, ou encore en créant des ellipses dynamiques. L’effet est d’autant plus intéressant chez Monvel, que la construction en bandes et la fluidité qui permet de passer d’un groupe iconique à l’autre, d’une bande à l’autre ajoute pourtant à l’impression de progressivité régulière. Comme souvent dans l’illustration des Fables choisies mises en vers, l’inaugurale « Cigale et la Fourmi » est exemplaire du procédé (fig. 11 ). D’une part, Monvel choisit, nous l’avons relevé, d’accompagner geste par geste le ballet de la malheureuse cigale, créant un effet de ralentissement visuel de la première à la deuxième bande. Ce ralentissement transparaît dans les choix textuels associés à chaque groupe : deux, trois, trois et enfin deux vers, après une première vue accompagnée de cinq vers. D’autre part, Monvel déséquilibre en fin de fable le rapport non seulement de proportion mais d’association du texte et de l’image : la prise de parole définitive de la fourmi, au style direct, en quatre vers, donne une brutale accélération à un ensemble qui semblait tendre à l’immobilité, accélération ensuite conférée à la succession des images qui signalent la pointe : deux représentations – la cigale de profil devant la porte close, puis la cigale de face, pour un seul groupe de deux vers. Cette dissymétrie volontaire des séquençages visibles – la part variable de texte d’un côté, le nombre de blocs visuels associés, voire le nombre de blocs visuels par bande – est un trait récurrent de cet album. Il contribue à souligner la brutalité des actions comme de leurs conséquences, d’autant plus que l’éditeur Plon-Nourrit a proposé (ou accepté) un certain nombre de modifications du texte-source, toutes dans le sens d’une suppression des passages réflexifs, introductions (« Le Lion et le Rat ») ou moralisations finales (« La Laitière et le Pot au lait », « Le Rat et l’Huître »), au profit de la narration factuelle [45]. Plusieurs fables se terminent sur une seule image, en cul de lampe ou plutôt en point final à valeur conclusive très forte (« Le loup et l’Agneau », « le Chat, la Belette et le petit Lapin »), qui brise la succession horizontale des vues en exacerbant la violence destructrice alors à l’œuvre (le loup dévore l’agneau, le chat en fait autant de la belette et du petit lapin).
L’autonomie du référent visuel en tension avec la fable-source permet ainsi de disloquer la linéarité du récit verbal. Rabier y excelle, en amplifiant le principe des vignettes multiples et différemment organisées sur la page, qu’avaient proposé avant lui aussi bien Lorenz Frølich (fig. 2 ) que les imagiers de Pellerin à Epinal (fig. 3a ).
La page n’est plus l’écrin du texte que met en valeur une illustration ancillaire, mais un espace dynamique où exprimer, euphoriquement, le caractère merveilleux de l’image, sa puissance de fascination et de perturbation, les nouvelles fantasmagories [46] qu’elle entraîne dans l’esprit du dessinateur comme du lecteur. L’amplification décorative qui achève « La Mouche et la Fourmi » (fig. 25), toujours chez Rabier, outrepasse sa finalité ornementale pour se transformer en œuvre autonome. La fin virevoltante du « Chat et un vieux Rat » que nous avons déjà rencontrée (fig. 10c ) disperse à tous les coins de la page les souris effrayées, en dilatant les effets du texte plus qu’en encadrant ce dernier (p. 69) ; l’illustration du « Renard et le Buste » développe avec bonheur le parallèle avec l’illusion théâtrale mentionné dans la fable-source tout en exacerbant les effets de représentation bien au-delà des mots du récit (fig. 26). Ni Monvel ni Rabier n’hésitent à prolonger par le trait le texte lafontainien : Monvel représente le pot de terre, fendu à mort, la main sur le cœur, de même que la queue du rat englouti par l’huître se tortille, mais trop tard, en point d’interrogation. Rabier actualise à la fin du « Cochet, le Chat et le Souriceau » (p. 126), le coq rôti qui pourrait servir de repas au souriceau, lui prédit sa mère, ou le retour à la campagne du rat des champs dans la marge extérieure (p. 9) ; il met en valeur les comparaisons initiales qui permettent d’entrer dans le récit, comme le monstre marin ou le tigre à l’incipit de « L’Alouette et ses petits, avec le Maître d’un champ » (p. 96) ou en intégrant des éléments gratuits qui font échapper le texte-source à lui-même : l’escargot-lutrin de la cigale, d’entrée de recueil, le chien au premier plan du « Laboureur et ses Enfants » (p. 107), transformant la scène des derniers instants en paisible scène d’intérieur. Il ajoute à la fable son interprétation, devenue, comme dans « L’Oracle et l’Impie » (p. 93), la lettre visuelle et principal objet du spectacle ; il en redouble le récit, soit de haut en bas de la page, comme dans « Le Lion abattu par l’homme » (p. 62) où le tableau peint par l’homme devient le pendant, inversé, du tableau imaginaire peint par un lion artiste, soit de gauche à droite, grâce aux effets déjà mentionnés de quasi-symétrie visuelle (fig. 22a et 22b) : on pourra leur ajouter l’exemple des « Frelons et les mouches à miel » (p. 23).
[45] Au contraire, l’éditeur de Rabier, Tallandier, précise sous l’image d’ouverture que « ce recueil complet des Fables de La Fontaine est entièrement conforme, pour le texte, à l’édition classique qu’ils [les frères Belin] en ont faite avec le plus minutieux scrupule, révisée avec le soin le plus parfait » [n.p.].
[46] Sur ces qualités de la perception visuelle associée à la mise en mouvement de l’image, voir encore Dominique Willoughby, Le Cinéma graphique, une histoire des dessins animés : des jouets d’optique au cinéma numérique, Op. cit., pp. 16-18.